Francofonia. Le musée, une utopie mémorielle ?

Gabriel RaichmanAD Louvain La Neuve
Paru le : 14.01.2017

Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 22-24.

Symbole privilégié des aspirations politiques et culturelles d’une nation ou d’une civilisation, le musée, chez Sokourov, se pense avant tout en lieu de résistance au passage du temps. Témoignage d’un éternel projet humain, il n’échappe pas pour autant, en sa qualité d’institution, aux contingences historiques. Le Louvre, que le réalisateur prend en exemple, possède cette double identité : intimement lié à la cité et au pouvoir qui l’administre, il est soumis à l’éphémère et au transitoire caractéristiques de la temporalité politique. Cependant, si l’arme culturelle devient un instrument de puissance dans la main des dirigeants, ces derniers ne peuvent la contraindre ; eux sont destinés à disparaître là où l’identité culturelle perdure et offre à l’humanité un sens par nature atemporel.

Le musée, porteur d’un idéal humaniste et d’une signification universelle, constitue un espace mémoriel utopique qui se doit d’être défendu face aux secousses politiques ; ce ne sont pas les idéologies, nous dit Sokourov, qui pourront mettre à bas cette construction millénaire. Il prend là le contrepied de la pensée contemporaine qui considère que c’est le musée qui légitime l’œuvre d’art et s’inscrit dans le sillage d’une modernité nostalgique. Dans Francofonia, le cinéaste défend l’idée que l’art, en tant que reflet d’une culture et d’une certaine vision de l’homme, préexiste à l’institution qui ne serait alors qu’un lieu de conservation. Le musée est essentiel car il permet de faire survivre et non pas d’exister : autrement dit, la création n’est pas de son ressort.

On comprend aisément la volonté du réalisateur de mettre au centre de son film la question de la Seconde Guerre mondiale, période de trouble par excellence. Mais cette volonté constitue également un refus de penser le nazisme comme une rupture dans le processus de civilisation européen ; une mise à l’épreuve, peut-être plus violente que celles qui eurent lieu dans le passé, mais qui ne s’apparente pas à la négation de ce projet humain, de ce récit européen, si cher à l’auteur. L’idéologie totalitaire, bien que violente, serait malgré tout respectueuse de l’intégrité culturelle d’une France occupée mais protégée.

C’est là tout le sens de la relation entre Jacques Jaujard, homme d’État français, et le comte Franz von Wolff-Metternich, aristocrate allemand et dirigeant du service du Kunstschutz au sein de la Wehrmacht, service dédié à la préservation du patrimoine artistique dans les pays occupés. Sokourov en fait l’emblème de l’occupation allemande policée : ce sont, comme il nous l’explique, des « historiens et philosophes désormais en uniforme ». Vision extrêmement discutable de l’histoire, puisque nulle allusion n’est faite à la véritable politique culturelle de l’Allemagne nazie, à la volonté affichée d’éliminer la part du patrimoine artistique non conforme, « dégénérée ». Sokourov ne dit pas un mot des spoliations dont la France a fait l’objet et des multiples familles juives dont les collections privées ont été pillées.

Étrangement, la question du Führermuseum, symbole de la démesure hitlérienne, que les Allemands voulaient construire à Linz afin d’y exposer ce qu’ils appelaient « l’art véritable », ne trouve aucun écho dans le film. Il s’agit pourtant d’une volonté explicite de créer une culture nouvelle, débarrassée de ses éléments indésirables, et cela dans l’idée qu’elle s’adresse à l’homme nouveau promu par le nazisme.

Force est de constater que l’entreprise de reconstitution qui devait soutenir le film et lui donner sa consistance ne fonctionne pas véritablement ; les échanges entre les deux officiels, Jaujard et Metternich, ne nous éclairent pas suffisamment sur la nature de leurs relations : peu consistants, trop brefs, ils semblent être l’ébauche d’un récit que le cinéaste ne fait qu’effleurer. Toute la question de la résistance est passée sous silence et c’est à peine si l’on comprend que l’officier nazi a, par son attitude, désobéi aux ordres. Sokourov, souvent enclin à adopter un ton didactique dans sa manière de raconter les faits historiques, n’hésite pas à laisser ici le coeur de son récit dans l’ombre et à faire preuve d’hermétisme.

Lorsque, réunis au Louvre, les dignitaires allemands se félicitent d’avoir appliqué la convention de la Haye relative à la protection du patrimoine en temps de guerre, le comte Metternich qui devient la voix unique de l’occupant rappelle qu’il s’agit là d’un « devoir sacré au nom de la solidarité européenne ». La voix off, d’un ton empreint de gravité et de tristesse, prend alors le relais pour s’adresser à la France, elle qui a eu la chance que sa cousine l’Allemagne lui accorde le droit à l’existence. Au détour d’une phrase, le réalisateur se permet cependant de nuancer son propos en affirmant le caractère politique de ce discours qui n’a pour unique vocation que de montrer Paris libre malgré tout. Le manque flagrant de distanciation et d’esprit critique dont Sokourov fait preuve vis-à-vis de la parole officielle ne peut pas être vu comme une simple erreur. C’est avant tout une lecture extrêmement orientée de l’histoire qu’il nous livre en présentant l’occupation allemande comme une simple querelle entre deux nations sœurs empreintes de respect l’une pour l’autre.

En effet, selon lui, seuls les peuples slaves ont été niés culturellement et exclus du genre humain. Si cette affirmation s’appuie sur des vérités historiques indéniables, la manière dont elle est formulée laisse penser que les Soviétiques sont les seules vraies victimes de la barbarie : les Juifs, les Tsiganes et tous les autres persécutés sont simplement oubliés par le cinéaste. Le narrateur profite en outre de cette digression pour dresser un éloge de la résistance soviétique et souscrire sans la moindre retenue aux poncifs patriotiques qui animent la Russie d’aujourd’hui. Cette « Grande Guerre patriotique », telle qu’elle est pensée par le réalisateur, symbolise en effet la lutte du pays pour son droit à la reconnaissance culturelle de la part d’un Occident qui l’a toujours dénigré.

Ces digressions que l’on retrouve tout au long du film, au lieu de n’être que des exceptions, finissent par constituer le véritable canevas de Francofonia. Sokourov, en adoptant le collage comme forme principale, se rêve en héritier d’une lignée de cinéastes essayistes (Godard, Marker, Resnais). Chocs spatio-temporels, assemblage d’éléments hétérogènes, travail sur la texture de l’image, il s’agit le plus souvent de créer chez le spectateur une pensée débarrassée de toute exigence de linéarité et de redonner à la matière cinématographique une liberté absolue.

Sokourov ne parvient cependant pas à s’extirper du carcan dans lequel l’enferme son discours et ses velléités philosophiques. Le dispositif qu’il met en place brille par son extrême confusion, tiraillé entre rigueur et légèreté. Le film s’ouvre sur ce qui pourrait s’apparenter au journal filmé du réalisateur ; en proie au doute quant à la réussite de son œuvre, on le retrouve chez lui en Russie face à un mystérieux interlocuteur, un capitaine de bateau nommé Dirk, conversant sur des sujets aussi vastes que l’Europe, l’art ou l’histoire. On devine rapidement la dimension métaphorique de cette étrange discussion alors que Dirk est en train de transporter à bord de son cargo des containers provenant d’un quelconque musée : le patrimoine culturel menacé par les guerres, les révolutions, les impétueux mouvements d’une histoire qui ne se laisserait pas domestiquer par l’homme, violente comme peut l’être la mer un soir de tempête. On pourrait se contenter de cette explication n’était une ambiguïté manifeste : de quoi parle réellement Sokourov ? Est-ce de notre présent ou plutôt d’une situation qui aurait toujours existé ? Quelques minutes plus tard, le réalisateur évoque la fin du XIXe siècle et la disparition des grands écrivains russes qui ont marqué ce tournant (Tchekhov, Tolstoï). Une certaine nostalgie émane des propos du réalisateur qui, tout en dressant le constat d’un changement d’époque, laisse transparaître une amère déception, celle d’une incapacité à être à la hauteur du passé, la glorification d’une beauté esthétique perdue.

Il y a chez Sokourov ce refus du contemporain pour ce qu’il a d’iconoclaste et de vague, une inquiétude devant l’imprécision d’un monde qui n’est plus sûr de lui-même. L’attirance pour une certaine modernité, éternelle et idéale, devient son refuge inavoué. Cette posture ne parvient pas à s’exprimer clairement dans le flot des changements de tons et de registres qui parcourent l’œuvre ; ainsi s’invite quelquefois le burlesque, lorsque Hitler visite Paris et que ses paroles sont doublées avec humour ou que Napoléon, spectre errant dans les froides galeries du Louvre, se trouve réduit à un ridicule personnage totalement mégalomane (tout comme Marianne, qui semble incapable d’autre chose que de répéter inlassablement d’une voix désincarnée « Liberté, Égalité, Fraternité »). Les leçons d’histoire, didactiques, semblent parfois sortir tout droit d’un manuel scolaire et ne sont pas toujours rappelées à bon escient, apparaissant souvent plus déroutantes qu’éclairantes. Le réquisitoire est trop laborieux pour convaincre, trop orienté pour nous offrir la possibilité – pourtant essentielle dans l’esthétique de l’essai – de penser hors de la voie tracée par le récit.

La voix off, extrêmement présente, tente de redonner à l’ensemble une unité pourtant irrémédiablement perdue ; plutôt que d’accepter l’irrégularité de sa propre construction, il tente en permanence de l’assagir, de la normaliser et fait peser sur elle le poids d’un récit grandiloquent et poussiéreux qui ne parvient jamais vraiment à s’incarner. Les mots, qui se voudraient porteurs d’un message fort, demeurent ainsi en flottement et n’entrent que rarement en résonance avec les propositions visuelles de l’auteur.

L’expérience plastique que nous offre le réalisateur – variations colorimétriques, jeux sur la profondeur de l’image, etc. – s’inscrit dans la suite de ses recherches antérieures et constitue un programme esthétique tournant à vide. On ne sait jamais vers quel horizon se dirige le film, celui d’un documentaire à thèse, d’une reconstitution lorgnant quelquefois vers la fiction ou un essai formaliste ; à vouloir tout faire, Sokourov ne parvient jamais à l’achèvement.

En définitive, Francofonia est le reflet d’une pensée qui anime le réalisateur, l’idée qu’il existe quelque chose chez l’homme qui échappe à l’histoire et au temps ; les grandes tragédies du XXe siècle n’ont pas rendu cette conception obsolète car le lieu où survit cette permanence, le musée (et à travers lui le patrimoine artistique) n’a pas été détruit. Bien que l’humanité ait été brisée, son fantôme erre encore dans ces limbes, laissant aux nostalgiques le plaisir de le contempler. Identité retrouvée ou imposée, l’utopie, chez Sokourov, se mêle au cauchemar.

Gabriel Raichman, IAD Louvain-la-Neuve

Francofonia, Le Louvre sous l’Occupation, d’Alexandre Sokourov (sortie sur les écrans le 11 novembre 2015). Avec Louis-Do de Lencquesaing (Jacques Jaujard), Benjamin Utzerath (Franz von Wolff-Metternich), Vincent Nemeth (Napoléon Bonaparte), Johanna KorthalsAltes (Marianne). Directeur de la photographie : Bruno Delbonnel.