15-19, Trouver la paix ? Le Collier rouge et son aporie mémorielle

Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 09.07.2019

En cette année 2018, dernière année commémorative du centième anniversaire de la Première Guerre mondiale, Jean Becker a choisi de porter à l’écran le roman de Jean-Christophe Ruffin, Le Collier rouge. Le film revendique sa filiation avec ce que l’on pourrait appeler une « culture de paix », si prégnante dans nos sociétés contemporaines occidentales. Si l’on peut bien sûr s’en féliciter, il ne faudrait pas que cette légitime condamnation de la guerre aboutisse à une mémoire tronquée.

L’inscription du film dans cette nostalgie pacifiste se veut relativement subtile dans la mesure où elle emprunte la voie d’une réflexion sur l’héroïsme. Qu’est-ce qu’un héros ? Se définit-il par des actes qui l’imposent objectivement ou n’existe-t-il que dans le regard porté sur lui ? Mais en voulant montrer ce que peut être un héros de retour de la Première Guerre mondiale, Jean Becker répond de façon simpliste et décevante à une question pourtant pertinente. Là où le roman de Ruffin posait la question à son lecteur et l’invitait à réfléchir à la véritable valeur d’un héroïsme officiel, Becker assène des réponses consensuelles à son spectateur. Dans son film, la réflexion tourne court.

RETROUVER LE LIVRE

Il faudra un jour que l’on cesse de vanter la fidélité d’un film au livre dont il est tiré. Dans le cas de Le Collier rouge, la fidélité du film au livre plombe clairement le premier. Par rapport au roman dont il est censé être  une adaptation, le film de Jean Becker ne propose qu’une mise en images (très belles) et des personnages incarnés. François Cluzet campe un juge militaire avec ce qu’il faut de grave sérénité, Emmanuel Duvauchelle incarne un héros malgré lui de façon plutôt convaincante et Sophie Verbeeck offre au spectateur le visage de la paix et de l’amour. Mais le problème de ce film en tant qu’adaptation est qu’il n’en est pas une. Hormis quelques détails, le film retranscrit le livre avec un souci de fidélité qui confine à la servilité. L’interprétation est honorable et le film lui doit beaucoup. La mise en scène et la réalisation sont assez convenues et présentent peu de relief. Le film s’attache surtout à nous montrer la beauté d’une France pastorale et fait goûter à son public l’aigre douceur d’une nostalgie 1900.

Qu’en est-il alors de la guerre dans cette France idyllique ? Elle est montrée à l’occasion de récits rétrospectifs de Morlac, le héros prisonnier, racontant à son juge ce qu’il a vécu. C’est à travers son regard et son récit que la violence de la guerre est décrite. Or le personnage ne cache pas toute l’antipathie que lui inspirent la guerre et plus encore le commandement militaire. Le spectateur-lecteur ne peut que se sentir proche de lui dans sa dénonciation de la guerre : c’est un paysan, il s’est vaillamment battu  sur le front, il est honnête, intègre et pourtant, il croupit dans une prison à l’été 1919 ! Mais alors, de quelle guerre parle-t-on ? L’intérêt a priori du film, c’est que chacun des trois personnages principaux a vécu une guerre différente. Valentine est restée seule pour travailler aux champs et pour s’occuper de l’enfant qu’elle a eu de Morlac pendant la guerre ; Lantier s’est battu dans la Somme sur le front occidental ; quant à Morlac, il a rejoint l’armée d’Orient.

RETROUVER LA GUERRE ?

Qu’est-ce donc que l’armée d’Orient ? Après l’échec de la bataille des Dardanelles qui, entre avril 1915 et début 1916, voit les Turcs repousser les Alliés (Anglais, Français, Australiens et Néo-Zélandais) à Gallipoli, on décide de former cette armée d’Orient afin d’ouvrir un nouveau front pour porter secours à la Serbie aux prises avec l’Autriche-Hongrie. Par la suite, de nouveaux pays entrent en guerre et à la fin du conflit, le front s’étire sur 400 kilomètres de montagnes et, depuis l’Albanie, traverse toute la Grèce septentrionale. Or ce front est très particulier et n’a en vérité rien à voir avec le front occidental. Le relief montagneux interdit la présence de chars et rend les communications extrêmement difficiles. L’aviation n’est pas présente non plus et toutes ces raisons concourent à faire du front d’Orient un théâtre d’opérations étonnamment archaïque où la cavalerie et les combats individuels sont déterminants. Surtout, c’est une armée oubliée, où la logistique est largement défaillante, et qui est confrontée à des conditions alimentaires et sanitaires extrêmement difficiles.

Ces particularités sont peu présentes dans le film et le spectateur découvre ce front à travers des flashbacks, procédé certes commode et sûr mais peu subtil. Ces flashbacks témoignent de la promiscuité, de l’âpreté des combats, de l’éloignement et surtout, de l’impéritie du commandement. Bref, le spectateur est conforté dans ce qu’il sait déjà. Il l’est encore davantage lorsqu’il voit le personnage de Lantier réaliser progressivement que Morlac a fait la guerre comme lui et que tous les deux sont les rescapés d’une tempête de violence et de sauvagerie. Or cette violence est visuellement assez peu présente, même si elle est évoquée. Ces pudeurs cinématographiques, pour compréhensibles qu’elles soient, n’en participent pas moins d’une entreprise de déréalisation de la Grande Guerre.

De ce point de vue, le film de Becker offre un raccourci saisissant qui correspond également à un angle mort de la mémoire de cette guerre. Comment expliquer que cet homme paisible, ce paysan, devienne en si peu de temps un soldat aguerri ? Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker avaient suscité la polémique en 2000 avec leur ouvrage 14-18, retrouver la guerre. Ils cherchaient notamment à intégrer la violence de guerre à la réflexion historiographique pour une meilleure compréhension du conflit. Ce faisant, ils rompaient avec une doxa mémorielle : les soldats n’étaient plus simplement envisagés comme des victimes mais comme les acteurs consentants d’une violence inédite dans un conflit armé. Les deux historiens s’interrogeaient notamment sur ce moment de basculement extrêmement bref qui voit les mobilisés passer d’un état de paix civilisée à un déchaînement de violence guerrière. De façon très significative, le film de Becker met en avant ce que la guerre a fait à Morlac, pas ce que Morlac a fait à la guerre. Morlac est revenu transformé par la guerre, révolté par l’ensauvagement qu’elle engendre mais on ne sait pas comment il est devenu, lui, un soldat engagé sur le front, c’est-à-dire un tueur.

Sur ce point, on est très loin du film de Bertrand Tavernier, Capitaine Conan, lui-même tiré du roman éponyme de Roger Vercel. Tavernier s’attachait à montrer un homme, commandant un corps franc, à qui la guerre permet de s’accomplir, de s’épanouir par la violence qu’elle engendre. Le théâtre d’opération de Conan, c’est justement le front d’Orient. Le retour  n’en sera que plus difficile pour un homme dont la vie est devenue la mort et que la paix va tuer.

TROUVER LA PAIX

Si Conan ne supporte pas la paix, c’est bien par horreur de la paix. Si la paix semble insupportable à Morlac, c’est par horreur d’une guerre qu’il veut dénoncer en faisant don publiquement à son chien de sa légion d’honneur. Ce geste, s’il peut faire sourire, fait aussi sens. N’est-ce pas ce chien, fidèle entre tous, qui a toujours lutté aveuglément avec son maître, mordant et déchiquetant les chairs des ennemis ? N’est-ce pas ce chien qui a brisé l’élan de fraternisation sur le front en cette année 1917 ? Décorer ce chien, c’est révéler l’animalisation qui a été à l’œuvre durant cette guerre. Oui mais ce n’est pas ce que met en avant Becker pour qui c’est le dépit amoureux, suite à un malentendu avec Valentine, qui a poussé Morlac à octroyer la légion d’honneur qu’il avait reçue à son chien lors du défilé militaire de la victoire le 14 juillet 1919 ! C’est une fierté mal placée, l’orgueil blessé d’un amant frustré ! On devine que Becker n’épargne pas à son spectateur le tableau touchant d’une scène finale réunissant tous les ingrédients du bonheur : une femme, un enfant, une ferme et un chien. C’est ainsi que s’achève cet été 1919 au cours duquel, pourtant, aucun soldat n’avait encore été démobilisé et encore moins ceux de l’armée d’Orient.

Œuvres  citées

Audoin-Rouzeau, Stéphane & Becker, Annette, 2003, 14-18, retrouver la guerre [2000], Paris, Gallimard.

Ruffin, Jean-Christophe, 2015, Le Collier rouge [2014], Paris, Gallimard.

Tavernier, Bertrand, 1996, Capitaine Conan, 127 minutes, Little Bear et TF1 Films Productions

Véray, Laurent, 2008, La Grande Guerre au cinéma, Paris, Ramsay.