Avec Sholem-Aleykhem pour invité. Chronique de la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem

Clotilde CoueilleParis IV-Sorbonne
Paru le : 14.01.2017

Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 19-21.

 

La Maison de la culture yiddish est un centre culturel associatif ayant pour objectif de favoriser la conservation du patrimoine yiddish, de diffuser la culture yiddish en France, en Europe et à travers le monde, de promouvoir le yiddish comme langue de culture, et de privilégier sa connaissance auprès de publics issus de tous horizons. Situé dans le Xe arrondissement de Paris, le centre s’inscrit dans la mémoire du quartier, haut lieu de la présence yiddishophone à Paris. Au-delà de ses activités pédagogiques et artistiques, la Maison de la culture yiddish propose chaque année une soixantaine de rendez- vous pour mieux faire comprendre les dimensions multiples et fondamentales de cette culture. Concerts de musique klezmer, spectacles, projections, lectures, rencontres, conférences, expositions rythment le calendrier culturel et attirent par leur éclectisme et leur diversité un très large public.

Le yiddish est une langue née vers l’an 1000 dans les communautés juives s’étant, au fil des diasporas, établies sur des terres de langue germanique, en plein coeur de l’Europe. Elle est ainsi porteuse d’une histoire millénaire et d’une littérature nourrie par des milliers d’écrivains à travers le monde. Si la Maison de la culture yiddish peut se targuer d’être, comme l’indique l’en-tête de son site Internet, « le plus grand centre européen d’enseignement et de diffusion de la culture yiddish », c’est aussi et surtout grâce à l’institution qui en est à l’origine et voit son nom accolé au sien pour, aujourd’hui, ne faire qu’un avec elle : la Bibliothèque Medem. Créée à Paris en 1929, elle est aujourd’hui une médiathèque riche d’environ 40 000 documents, livres, partitions de musique, enregistrements, archives écrites, affiches et photographies. Ce nom est également associé à une autre grande fierté de la maison : les éditions Bibliothèque Medem publient des ouvrages de référence unanimement salués, des méthodes d’apprentissage pour enfants et adultes, des traductions françaises ainsi que des éditons bilingues de grands noms de la littérature yiddish.

Dans Langues et cité : bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques de décembre 2015, Gilles Rozier, ancien directeur de la Maison de la culture yiddish, résumait : « Elle conserve les traces du passé, les restitue au jour le jour et elle prépare l’avenir. […] La Maison de la culture yiddish est à la fois la BNF, une Sorbonne, un CNRS en miniature et un grand lieu d’éducation populaire. Et c’est avant tout un espace d’échange. » De fait, bénévoles, enseignants, conservateurs (conservatrices), étudiants ou personnes de passage, tous discutent en yiddish et tous sont d’origines différentes : de Bretagne, de Pologne, des États-Unis, d’Israël, de Paris, de Buenos Aires…

Si le printemps 2016 fut riche en événements concernant la culture yiddish à Paris, l’initiative la plus novatrice est sans doute la publication, pour la première fois par les soins d’une association yiddishiste, d’une revue en… hébreu ! Mikan Ve’eylakh, Revue pour l’hébreu diasporique (revue annuelle publiée par les éditions Bibliothèque Medem et dirigée par Tal Hever-Chybowski, directeur actuel de la Maison de la culture yiddish) se propose d’aborder l’hébreu en tant que langue diasporique ayant partagé avec le yiddish la culture ashkénaze pendant un millénaire, sur terre européenne mais aussi dans d’autres régions du monde.

Le yiddish partage par ailleurs une problématique commune avec ces autres langues qui, comme lui, sont des langues dites « minoritaires » dans le pays où elles sont parlées : comment vit-on avec deux moi intimes, l’un qui s’exprime dans la langue « majoritaire », l’autre qui renvoie à la langue héritée d’un passé familial issu de l’immigration ou d’une implantation régionale séculaire ? En France, ce sont par exemple des langues régionales – l’alsacien, le breton, l’occitan –, le rom, le kabyle, l’arabe maghrébin, le judéo-espagnol et la langue des signes. C’est pourquoi la Maison de la culture yiddish organise les 24 et 25 septembre 2016 deux journées de réflexion et d’échanges sur le thème des « langues régionales et minoritaires en France », invitant à se rencontrer, à débattre et à partager leur expérience, les enseignants, universitaires travaillant sur la question et animateurs d’associations impliquées dans la transmission et la promotion de ces langues.

Les trois écrivains piliers de la littérature yiddish moderne, Yitskhok-Leybush Peretz, Sholem- Aleykhem et Mendele Moykher Sforim étant morts respectivement en 1915, 1916 et 1917, inutile de préciser qu’un cycle de commémorations s’est imposé. Un vieux verset dit : « on ne mélange pas une célébration avec une autre ». Cette fois, pourtant, les célébrations du centenaire de la mort de Peretz, commencées comme il se devait en 2015, ont un peu empiété sur 2016, son point d’orgue ayant été la parution en édition bilingue du chef-d’œuvre dramatique de Peretz, La Nuit sur le vieux marché, dans la remarquable traduction de Batia Baum aux éditions Bibliothèque Medem. Si Peretz a peaufiné cette pièce pendant les dix dernières années de sa vie, Batia Baum lui a consacré trente-cinq ans de la sienne, menant sa version française à un niveau de perfection poétique rarement atteint dans le domaine des traductions du yiddish. Lorsque vous la rencontrez à la sortie d’une conférence sur la création en yiddish au XXIe siècle organisée dans le cadre du Festival des cultures juives, elle vous explique avec le regard pétillant que c’est avec cette oeuvre qu’elle s’est mise sérieusement au yiddish, qu’elle avait dans l’oreille depuis son enfance mais pas encore dans sa bouche, sur la langue. La question de savoir comment on en vient à apprendre le yiddish aujourd’hui fera sans doute l’objet d’une chronique ultérieure.

Le héros de la saison en cours est quoi qu’il en soit Sholem-Aleykhem. Le 14 avril 2016 a été inaugurée une exposition qui retrace, sous le titre « L’écrivain des comédies humaines », le développement et le sens de son entreprise littéraire. Une partie de l’exposition, qui sera en place jusqu’à la fin de l’année avant de circuler à l’étranger, présente les gravures originales que l’artiste soviétique Anatoli (Tankhum) Kaplan consacra à la nouvelle de Sholem-Aleykhem « Le Tailleur ensorcelé ». Outre la programmation littéraire et artistique – théâtre, cinéma, cabaret – un événement central de la saison fut le séminaire international intensif de trois jours sous la direction de l’éminent linguiste Moshe Taube, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem. Partant des célèbres monologues de Sholem- Aleykhem, le professeur Taube a proposé une analyse des moyens langagiers par lesquels l’auteur indique la spécificité, le rythme et l’intonation de chaque personnage. Le séminaire a attiré plus de quarante participants provenant de neuf pays européens et cipé aussi à une « table sabbatique » tout ce qu’il y a de plus laïc, au cours de laquelle Tal Hever-Chybowski fit une lecture théâtrale du monologue de Sholem-Aleykhem « De la conscription ». Ce type de performance tend à faire resurgir dans la tradition populaire le « diseur de Sholem-Aleykhem », un personnage typique de la culture yiddish que l’on rencontrait encore il y a quelques décennies dans presque toutes les familles et cercles associatifs.

L’année Sholem-Aleykhem a également porté ses fruits dans le domaine de la traduction. Deux histoires traduites par Nadia Déhan-Rotschild paraîtront en novembre sous le titre « Des volailles et des hommes » dans la collection Minibilingues des éditions Bibliothèque Medem. Nadia Déhan-Rotschild, qui enseigne le yiddish à la Maison de la culture yiddish, a par ailleurs publié cette année une traduction de trois nouvelles de Sholem-Aleykhem sous le titre Guitel Pourishkevitsh et autres héros dépités (éditions de l’Antilope) et reçu le prix Idl Korman qui, chaque année, récompense une personnalité contribuant à faire vivre la culture yiddish. Nous lui avons demandé de bien vouloir écrire quelques mots à propos de la mémoire de Sholem-Aleykhem pour cette chronique, que nous reportons ici en guise de conclusion :

Sholem-Aleikhem avait expressément demandé que les anniversaires de son décès donnent lieu à de joyeuses lectures de ses oeuvres. Ainsi, depuis cent ans (il est mort en mai 1916 à New York) cette volonté est respectée par les institutions qui veillent, dans le monde entier, à la préservation de la culture yiddish. La Maison de la culture yiddish n’a évidemment pas dérogé à la tradition, en organisant depuis le mois d’avril 2016 exposition, spectacle, conférences et en offrant cet automne une traduction bilingue de deux nouvelles. Mais, centenaire peut être l’occasion d’une réflexion sur sa mémoire.

Pourquoi a-t-il été (et demeure-t-il sans doute) l’écrivain yiddish le plus aimé ? Il a fait le portrait de « petits bonshommes », des Juifs ordinaires pris dans la tourmente de la modernité avec la plume acérée du satiriste et la tendresse d’un humaniste, dissimulant sous un sourire l’angoissante question de la transmission.

Et nous, qu’allons-nous chercher à Kasrilevke, la ville des « petits bonhommes » ? Kasrilevke, c’est nous, et pas seulement « le reflet d’un monde à jamais disparu », insupportable cliché des critiques paresseux. Mais oui, nous savons que nous sommes morts, comme le disait le poète Aron Tseytlin dans son « monolog in pleynem yidish » tout en reconnaissant qu’il fallait bien « gagner sa vie ». Les petits bonshommes de Kasrilevke s’agitaient en tous sens pour survivre – et nous aussi. Nous aussi nous échinons à nous donner les uns les autres de quoi vivre (et pas uniquement matériellement, bien sûr). Il nous montre un petit monde qui rêve de sa grandeur biblique disparue comme nous fantasmons sur la civilisation ashkénaze disparue. Il nous demande de ne pas mépriser ce petit monde-là, ni sa réalité de culture minoritaire. Et cela nous aide, tout comme sa thérapie par le rire, sa façon de recycler, en virtuose de la langue, le malheur sous toutes ses inépuisables formes en matière à rire. Pour tout cela, il mérite bien qu’on fasse suivre son nom de la formule traditionnelle, lui « de mémoire bénie ».

Entre commémorations, éditions, enseignement, animation culturelle, mémoire vivante d’une culture millénaire, la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem et ses activités sont à découvrir sur le site Internet www.yiddishweb.com ou en poussant la porte du 29, rue du Château-d’Eau, pour boire un verre au Tshaynik café au son des différents accents du yiddish.