Entretien avec Irina Galkova, une des organisatrices de l’exposition Chalamov du Bd. Gogol à Moscou

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 14.01.2017

ENTRETIEN AVEC IRINA GALKOVA, mené par Luba Jurgenson

l’une des organisatrices de l’exposition du boulevard Gogol, mené le 10 juin 2016 (inauguration de l’exposition le 21 mai 2016)

Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 17-18.

Comment est née l’idée d’une exposition en plein air et pourquoi sur ce boulevard, qui est un lieu d’expositions et de monuments officiels (par exemple, celui à Cholokhov) ? On y voit aussi une exposition « Ils ont filmé la guerre », sur la Grande Guerre patriotique dans le cin.ma de fiction. Son voisinage avec les images de la vie de Chalamov est pour le moins étonnant.

I.G. : L’exposition « Lorsque nous retournerons à la ville, Varlam Chalamov à Moscou » fait partie d’un grand projet intitulé « La Moscou de Varlam Chalamov ». Ce projet comprend également une visite des lieux chalamoviens au centre ville. Nous préparons un guide littéraire où figurera le maximum de lieux liés d’une manière ou d’une autre à la vie de l’écrivain.

Nous avons cherché à rétablir le lien entre la ville et l’homme, à le rendre visible, évident et naturel pour les Moscovites. Des trois voies choisies pour cela (la visite, l’exposition, le guide), l’exposition est sans doute la plus frappante et directe.

Chalamov est un écrivain complexe et dérangeant, et sa destinée se résume en une série d’épreuves. Il est difficile de faire de lui « un héros de notre temps » au sens populiste. Mais au sens véritable, profond, il a bien sûr été un tel héros. Nous avons décidé de porter ce débat complexe sur ce destin humain dans les rues de la ville. Inconsciemment, chacun se protège des thèmes pénibles : « cela n’arrive qu’aux autres », « pas ici », « pas maintenant », etc. C’est ce qui arrive souvent avec Chalamov : sa Kolyma est perçue comme une réalité terrible, très lointaine et relevant du passé. Mais l’histoire de Chalamov ne se réduit pas à la Kolyma. Il a passé la plus grande partie de sa vie ici, à Moscou. C’est ici que s’est formée sa vision du monde, c’est ici qu’il est devenu écrivain. C’est à Moscou qu’ont eu lieu les principaux tournants de son existence, y compris les plus tragiques. C’est ici qu’il a écrit les Récits de la Kolyma. C’est ici qu’on lui a fermé toutes les possibilités de contact avec le lecteur, c’est ici qu’il est mort comme invalide anonyme, alors qu’il était un écrivain connu en Occident. Ces événements ne sont pas si lointains. La plupart des Moscovites adultes se souviennent de cette époque. Nous avons voulu qu’ils se sentent touchés par le destin de Chalamov, qu’ils s’en considèrent en quelque sorte responsables. Qu’ils s’étonnent : « Mon Dieu, tout cela s’est passé tout près de moi ! ». Qu’ils aient envie de comprendre plus profondément ce qui s’est réellement passé. Qu’ils se mettent à lire Chalamov.

C’est sur le boulevard Gogol, dans un immeuble aujourd’hui démoli, que se trouvait la petite chambre où Chalamov a habité après avoir obtenu l’autorisation de retourner à Moscou, une fois réhabilité. En d’autres termes, c’est le lieu du retour pour Chalamov. Notre exposition, elle aussi, symbolise son retour dans la ville. Mais elle ne restera pas toujours au même endroit, à la fin de septembre elle sera transférée place de la Loubianka, près de la pierre commémorative apportée des Solovki, et l’action annuelle de Memorial, « Le retour des noms » en hommage aux victimes des répressions politiques, se déroulera dans ce décor. C’est également un lieu important dans la biographie moscovite de Chalamov, car non loin de là se trouve le Musée polytechnique où il se rendait pour entendre des débats littéraires publics du temps où il était étudiant, ainsi que le foyer universitaire où il a habité en 1927-1928.

De quelles instances dépend le choix du thème des expositions de rue ? A-t-il été difficile d’obtenir l’accord de la municipalité ? Combien de temps avez-vous mis pour préparer cette manifestation ?

I.G. : Le projet « La Moscou de Varlam Chalamov » émane entièrement de nous, un groupe de chercheurs de Mémorial et la rédaction du site http://shalamov.ru/. Nous l’avons présenté pour le concours des organisations non lucratives du Comité des liens sociaux de la ville de Moscou, et avons obtenu un financement pour sa réalisation. Les autorités de la ville, représentées par le Comité des liens sociaux, l’ont donc soutenu dès le début. Au cours de la mise en œuvre du projet nous n’avons rencontré aucun obstacle. L’organisation de l’exposition a demandé environ six mois.

Quelle a été la réaction des Moscovites ? Comment l’exposition interagit-elle avec le milieu urbain ? La presse s’y est-elle intéressée ?

I.G. : Les gens regardent les images et lisent les textes, voilà qui fait plaisir. L’exposition « accroche » manifestement l’attention et certaines personnes qui passent par là s’arrêtent. Il est difficile pour nous de nous faire une idée de la réception : on ne saurait proposer de livre d’or pour une exposition de rue. Mais, d’après les réactions sur les réseaux sociaux, on peut voir qu’elle suscite un intérêt, y compris comme un phénomène étonnant sur ce boulevard. Généralement, les expositions de rue sont conçues pour un regard qui glisse : de grandes photographies, quelques faits et voilà, on vaque à ses occupations. Nous avons cherché à ne pas surcharger les stands, mais malgré tout il s’agit d’une histoire complexe. De plus, l’exposition est assez exigeante vis-à-vis du visiteur, elle défie les Moscovites d’aujourd’hui, la Moscou d’aujourd’hui, avec sa mémoire. Elle exige une réflexion, un engagement intellectuel et psychique, et pas un regard distrait. Nous avons donc pris un risque : les gens allaient-ils s’arrêter pour la voir en entier ? Aujourd’hui, on peut dire que nous avons gagné ce pari.

Nous n’avions pas réfléchi spécialement à l’interaction avec l’environnement : l’essentiel, pour nous, était que cette adresse comptait dans la vie de Chalamov. Mais contre toute attente, c’est une réussite. Le boulevard présente une galerie de personnages du XXe siècle, et notre exposition ne fait pas que s’y inscrire, elle en dévoile les nerfs à vif.

Selon quel principe avez-vous conçu les stands ?

I.G. : Ils racontent, dans l’ordre chronologique, l’histoire de la vie de Chalamov à Moscou, ou plutôt, ses trois périodes moscovites entre lesquelles s’intercalent les séjours dans les camps de la Vichera et de la Kolyma. Il ne s’agissait pas de relater simplement les événements. Pour chaque stand, nous avons choisi un thème reflétant le lien de Chalamov avec Moscou, avec des Moscovites connus ou ordinaires, avec sa famille, avec les autorités, les rédactions des revues moscovites, etc. Toute l’exposition se présente comme un dialogue ininterrompu de l’homme avec la ville, ponctué de moments dramatiques et qui s’achève en tragédie : la ville le renie, Chalamov meurt non reconnu. Mais il avait prédit son retour posthume, dont cette exposition est le signe visible. C’est pourquoi elle se termine par quelques vers de son « Avvakoum à Poustozersk » :

Voué à l’opprobre,

Livré au bucher,

Le vent chasse mes cendres

Du haut des roches.

Il n’est sort meilleur,

Fin plus convoitée,

Que, cendre, au cœur

Des humains palpiter.

 

Cette exposition est-elle liée à « Vivre ou écrire » ?

I.G. : Il n’existe pas de lien direct avec l’exposition de Christina Links et Wilfried Scheller. Mais comme nous connaissions déjà l’existence de cette magnifique exposition lorsque nous nous sommes attelés à notre projet, nous en avons bien sûr tenu compte. Nous ne souhaitions pas créer des croisements entre les deux expositions, mais faire en sorte qu’elles se complètent. J’espère que c’est le cas : elles sont construites de manières très différentes, et nous avons essayé de rassembler le plus possible de documents nouveaux. Notre exposition a un fort ancrage topographique. « Vivre ou écrire » est universelle : elle peut être montrée dans n’importe quelle ville du monde, à n’importe quel public. « Lorsque nous retournerons à la ville » est une exposition sur Moscou et pour Moscou, elle est adressée en premier lieu aux Moscovites. C’est une histoire locale, domestique, c’est peut-être pour cela qu’elle suscite plus d’émotion. Mais elle n’a pas l’envergure extraordinaire du matériau biographique et littéraire comme celle de Christina et de Wilfried.