Labyrinthe de la mémoire

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 20.07.2018

Solovki : indices, traces, voix (24 janvier – 24 mai 2017).

Exposition organisée à l’Institut de Slavistique de l’université Humboldt de Berlin par Natalia Grinina, Julia Koifman, Philipp Bode, Mark Kaplan, Jan Friedrich, Le-Na Nguyen, sous la direction de la professeure Susanne Frank.

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition

 

Les îles Solovki, qui forment un archipel au nord-ouest de la Russie, dans la mer Blanche, ont abrité dans les années 1923-1939 un premier camp destiné à servir de modèle pour les futurs ensembles concentrationnaires et industriels du Goulag. Invités à se rendre sur les lieux pour participer à l’école d’été intitulée « Solovki comme un des lieux du Nord » par la Haute École d’Économie de Moscou et l’université d’Arkhangelsk, des chercheurs berlinois sont allés à la rencontre de l’île, de ses habitants et de son histoire avec l’idée d’enquêter sur les politiques mémorielles. Luba Jurgenson a mené un entretien avec Susanne Frank et son équipe (le 5 mai 2017).

 

L’école d’été vous a-t-elle facilité la tâche ?

Susanne Frank et al. : L’objectif de l’école était d’améliorer la qualité du tourisme. Les organisateurs n’avaient pas prévu de contact entre les chercheurs allemands et les sociologues et urbanistes russes qui, eux-mêmes, n’avaient pas envisagé de communiquer avec la population locale, mais uniquement avec des touristes. Nous avons donc effectué notre recherche en marge des ateliers.

Depuis que le monastère a retrouvé sa fonction de lieu spirituel, au début des années 1990, les îles Solovki sont redevenues un espace touristique et de pèlerinage. Or, leur passé concentrationnaire n’est pas pour autant intégré dans le paysage mémoriel et géopolitique russe sur le long terme.

S. F. et al. : C’est précisément cette erreur de perception que l’exposition cherche à corriger. Elle révèle des formes de continuité du lieu à travers l’histoire. Depuis sa création, ce haut lieu de spiritualité russe fut aussi un haut lieu politique et, malgré sa position périphérique, a toujours entretenu des liens importants avec le centre, avec le pouvoir. Zossima, qui fonda le monastère en 1436, a pris position pour Moscou contre Novgorod et a obtenu de Moscou une licence de pêche. Pendant le schisme qui divisa l’église orthodoxe au XVIIe siècle, les Solovki jouent un rôle stratégique en résistant à la réforme et subissent l’attaque des mousquetaires du tsar Alexis en 1668. Les Solovki ont donc également une histoire résistante. Sous Pierre le Grand, c’est un lieu géopolitique important. Durant la guerre de Crimée, c’est aux Solovki qu’a été remportée la seule victoire russe. Deux obélisques à l’abandon portent aujourd’hui cette mémoire patriotique. L’exposition a pour but de lier les différentes histoires et mémoires qui demeurent totalement séparés aux Solovki et de montrer le rôle central de la périphérie (fig. 1).

Y a-t-il aussi une continuité dans les manifestations de la violence ?

S. F. et al. : Les Solovki ont été un lieu de relégation et de détention bien avant le Goulag. On en trouve de nombreuses représentations dans la peinture du XIXe siècle. Par ailleurs, l’archipel recevait des touristes bien avant la Première Guerre mondiale. Pour cette raison l’on y a procédé très tôt à des innovations techniques. Il y avait, par exemple, des groupes électrogènes et une station radio, ce dont attestent des photographies publicitaires en technicolor, et ce dès 1915. Cette strate de l’histoire culturelle des Solovki est totalement ignorée. L’archipel était en voie d’industrialisation. Il y avait des hôtels, une infrastructure touristique importante. Après l’abolition du servage en 1861, de nombreux paysans sont venus s’installer ici et ont fait prospérer la région. Le metteur en scène Nemirovitch-Dantchenko, lors de sa visite sur les lieux en 1879, a cru découvrir une sorte de paradis paysan. Il décrit une société idéale, surgie comme par enchantement, utopique. Des textes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles cherchent à intégrer cet espace patriotique et touristique dans l’imaginaire russe.

Malgré cette continuité, le camp constitue un phénomène nouveau ?

S. F. et al. : Une série de panneaux documente justement cet aspect. Par exemple, la question idéologique, avec notamment la publicité que Gorki fait pour ce modèle pénitentiaire, si différent de la prison classique du fait que l’État en retire un profit économique. On voit aussi les supplices, les méthodes de contrainte au travail. Les conditions de détention varient selon les périodes. Notre but était de montrer l’infrastructure du camp, ses différents espaces, comme la Sekirka, isolateur pour hommes. Celui pour femmes se trouvait sur l’île du Lièvre. Lorsqu’une femme tombait enceinte, on l’envoyait sur l’île du Lièvre, puis elle accouchait à Anzer. Il y avait un grand nombre de sites industriels, pêche, élevage de cochons, chasse à la baleine. Nous avons cherché à comprendre la proportion des hommes et des femmes et aussi, des personnes valides, entre 20 et 30 ans, et des vieillards, car les détenus étaient classés par catégories. On voit qu’il y a un grand nombre de jeunes. Nous avons montré la palette très diversifiée des nationalités. Le camp devait être économiquement autonome, d’où l’organisation d’un commerce du bois à destination de l’étranger. Une main d’œuvre très bon marché permettait d’apporter des devises pour l’industrialisation. À partir de la fin des années 1920, le plus grand nombre de détenus travaillait à l’extérieur, à Kem, sur des sites industriels. Après, ils ont été envoyés sur le canal Baltique – mer Blanche. Le camp a été démantelé à la fin des années 1930 en prévision de la guerre contre la Finlande, pour devenir une base militaire. Créé officiellement en 1923 – époque de l’incendie du kremlin, brûlé probablement par les tchékistes – le camp avait mis en place une politique culturelle de « rééducation ». Il y avait, par exemple, un théâtre où jouaient des acteurs détenus. C’est là également qu’a été créée la société ethnologique d’URSS. Une revue y était éditée, Les Îles Solovki (1924-1930), destinée à la propagande mais où il y avait aussi de vrais débats. Elle était diffusée à travers le pays, les familles y puisaient des nouvelles de leur proches. À partir des années 1930, elle cesse de paraître.

Qu’en est-il donc des politiques mémorielles ?

S. F. et al. : C’est le thème de la seconde partie de l’exposition. Aux Solovki, on ne fait pas vraiment la différence entre conservation et reconstruction. On remet tout à neuf, les icônes sont redorées. Un conflit a surgi entre le monastère et l’État qui refuse de rendre un certain nombre d’icônes confisquées à l’époque soviétique. Depuis 2009, l’archimandrite du monastère, qui a pris la tête du musée, cherche à les faire revenir. Tout semble trop neuf. Sur la place centrale, on voit un monument aux victimes des répressions, une pierre des Solovki pareille à celle de la place de la Loubianka à Moscou. À partir des années 2000, on observe une tendance à dresser des monuments à toutes les nationalités qui sont passées par le camp. Ils sont placés au centre, et pourtant personne n’y passe, personne ne semble les voir, cette mémoire n’est pas vraiment inscrite dans l’espace des Solovki. En 2009, le musée du camp a dû quitter le monastère et loge aujourd’hui dans un baraquement en attendant la construction de nouveaux locaux, projet qui n’a pas obtenu l’approbation de l’Unesco et risque de faire perdre aux Solovki leur statut de patrimoine mondial. Du reste, les guides ont la consigne de ne pas trop parler du Goulag et les autres acteurs de la mémoire restent très prudents, par exemple, une historienne a refusé de répondre à nos questions.

Qui habite aux Solovki aujourd’hui ?

S. F. et al. : Il y a des ouvriers saisonniers, on leur parachute des vivres par hélicoptère, mais aussi des natifs. Nous avons interrogé des personnes qui ont plus de quatre-vingts ans. Nous frappions à la porte des gens et ils nous invitaient à prendre le thé, même s’ils refusaient d’aborder certains thèmes. Nous les avons interrogés sur les traces du Goulag. Ils gardent en mémoire un grand nombre de mythes, par exemple, sur les tonneaux remplis d’or noyés dans les marécages. Lors de travaux de terrassement, c’est des ossements humains et non de l’or que l’on découvre. Tout le monde a des souvenirs très « positifs » de la période soviétique. On rencontre des pèlerins qui vivent dans de petites maisons et mangent gratuitement au monastère après avoir payé une petite somme pour leur séjour. Certains d’entre eux disent qu’ils pensent constamment au camp. Donc, malgré l’absence de contact entre Memorial et le monastère, des croyants s’intéressent aussi à la mémoire des répressions. Mais en tant qu’étrangers, notre accès à cette mémoire est difficile. On nous demande : pourquoi, à propos des Solovki, vous pensez d’abord au camp ? Les gens estiment que nous avons une vision déformée des choses, parce qu’en Allemagne on parle beaucoup de la Shoah. Pour nous, disent-ils, c’est d’abord un lieu spirituel.

 

Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 21-22