Le travail du brouillage mémoriel : Un village français

Paru le : 09.07.2019

Je suis comme près de trois millions de téléspectateurs à avoir été scotchés à nos téléviseurs durant huit ans, il est vrai de façon discontinue, pour voir les soixante-douze épisodes d’Un village français, série télévisée dont Frédéric Krivine est le scénariste et co-producteur, et Jean-Pierre Azéma le conseiller historique. Nous avons suivi pendant toute la guerre et même au-delà la vie quotidienne des habitants de Villeneuve, une sous-préfecture imaginaire du Jura quasiment sur la ligne de démarcation. Œuvre  chorale, la série nous propose de découvrir la vie d’une quinzaine d’habitants, leurs passions intimes, leur réaction aux événements, la façon dont ils vont vivre l’Occupation, les tensions qui vont se faire jour voire s’exacerber entre eux, ainsi qu’entre eux et les autorités. Certains résistent, d’autres s’accommodent, d’autres encore vont au-devant de l’occupant.  Les années passent, les sentiments évoluent jusqu’au jour de la Libération dont les lendemains ne chanteront pas. Ils seront ceux de l’Épuration, des règlements de compte, des vengeances et des nouvelles ambitions. La dernière saison est dévolue à la fabrication des mémoires de ces années noires. Nous vieillissons avec les protagonistes, vivons l’âge des commémorations à travers trois années test, 1945, 1975, 2003. Nous voyons comment ils se justifient, vivent dans la difficulté de la remémoration des années de guerre et comment les jeunes les interrogent. Ce qui a fait la richesse de la série, outre la qualité du scénario et des décors, c’est le jeu des acteurs, tous excellents. La série étant conforme à l’air du temps, les téléspectateurs entendaient exactement ce qu’ils voulaient entendre et voyaient une vision où la guerre et l’Occupation répondaient à leur sentiment intime, celui d’une France massivement attentiste, maréchaliste, du moins au départ, prête à s’accommoder de façon à survivre, à trouver de quoi manger, de quoi continuer à travailler et à attendre que tout cela se passe et se tasse. Pas particulièrement heureuse de l’Occupation, pas totalement atterrée non plus. Des gens « comme vous et moi » dont certains fort sympathiques, d’autres moins, mais tous complexes, pris dans des contradictions insolubles, des dilemmes, mis devant des choix dramatiques et évoluant durant ces longues années noires. Car Frédéric Krivine, sans doute en retard d’une guerre historiographique, n’a qu’un ennemi en tête : le résistancialisme et qu’un mot d’ordre pour sa série : la complexité, des êtres jamais tout d’une pièce, toujours contradictoires. Pas de héros. Pas de purs salauds. On croyait la chose acquise. Pas du tout.

Dans Un village français, le maire est médecin : Daniel Larcher, un brave homme dévoué à ses patients comme à ses concitoyens, amené de par sa fonction à s’accommoder de la situation, à collaborer pour faire marcher la ville sans imaginer où ses premiers pas le conduiront, une fois mis dans cet engrenage. Il se trouvera ainsi à établir une liste d’otages que la Gestapo lui demande, à enfermer les Juifs dans l’école avant leur transfert pour Drancy. Il finira par être arrêté et torturé pour son rôle d’indicateur auprès du SS, Heinrich Müller, dans le rôle du bel aryen blond aux yeux bleus. Ce qui pèse évidemment lourd lors dans son procès. Sa femme, la belle Hortense, ne se contente pas d’être la maîtresse du SS, mais trahit son beau-frère, Marcel, militant communiste, en le dénonçant, même si, paradoxalement, elle aide Sarah à sortir de l’école où les Juifs ont été parqués ; finalement, humiliée à la Libération, elle devient folle. Quant à Müller, quelque peu héroïnomane, il manifeste la fierté de son action au sein des Einsatzgruppen sur le front de l’Est par lequel il est passé avant d’être muté à Villeneuve et poursuit ses exactions en torturant tant et mieux. Toutefois, il a, lui aussi, ses complexités et ses faiblesses, faisant notamment relâcher Daniel Larcher.

De son côté, Marchetti, le flic en chef qui torture également, dénonce et assassine, tombe amoureux d’une Juive, lui fait un enfant et la sauve. Condamné à mort, ne voulant pas rater sa mort comme il a raté sa vie, il lui demande du poison et mourra en prison. Une espèce de rédemption. Un Salaud au grand cœur. Il en est de même du directeur de la scierie Schwartz qui commence par travailler avec les Allemands mais entrera dans la Résistance. Il y a ceux qui passent au maquis refusant le STO, les militants communistes qui n’en finissent pas de discuter en fonction de la ligne du parti : avant l’opération Barbarossa en juin 1941 et après, autour des impératifs de la lutte armée, et il y a ceux qui sont bien installés dans la Collaboration et vont essayer de tirer leur épingle du jeu à la Libération.

De tous ces êtres contradictoires, deux, me semble-t-il, échappent à la  complexité. D’abord, Jeanine Chassagne (au-delà de ses drames personnels), collaboratrice de la première heure, carriériste sans scrupules. Impossible de s’identifier à elle. Sa haine des communistes, de la Résistance, des ouvriers va trop loin. Elle est prête à tout. Elle a même un peu aidé la Résistance à la fin pour assurer ses lendemains. À l’autre bout du spectre, il y a Edmond, le militant communiste, tout d’une pièce, toujours dans la ligne, prêt à sacrifier ses camarades, prêt à utiliser les militants morts comme Marcel Larcher (le frère du maire), à en faire des martyrs. Une scène à la fin le fixe sous le portrait de Staline au moment où Suzanne, une militante dégoûtée par ses manipulations, déchire sa carte du parti. Cela suffit à empêcher toute identification même si le portrait de Staline en 1945 n’avait pas la signification qu’il a pour le téléspectateur d’aujourd’hui. Aux deux extrêmes donc, des « tout d’une pièce », entre eux, y compris le SS, les soldats de la Wehrmacht qui ne-sont-que-des-soldats après tout, les miliciens, les flics, le maire, les coucheries. Tous les autres font partie de ces attentistes, de cette zone grise qui s’étend à l’infini.

Frédéric Krivine avait dit en substance lors d’un entretien que les Français étaient moins résistants que ce que le discours officiel disait d’eux et moins collaborateurs que ce que Marcel Ophuls et Paxton voulaient montrer. Un entre-deux à tenir jusqu’au bout. Mais c’est tirer sur une ambulance, voire un corbillard. Le documentaire qui fit basculer le régime mémoriel sur l’Occupation et Vichy date de 1971, la mode rétro avec Lacombe Lucien de Louis Malle, qui fit scandale mais qui contribua grandement à ce basculement mémoriel, date de 1974. Le livre de Henry Rousso sur Le Syndrome de Vichy de 1987. Depuis lors, pas un manuel scolaire, pas un programme de baccalauréat ou d’agrégation portant sur la période où ne figure ce que Pierre Laborie appellera la nouvelle vulgate, l’attaque contre le résistancialisme.

Un nouveau brouillage du passé et de la mémoire tend à se mettre en place. Comme on parle des Vichysto-Résistants, on met désormais en avant une « gauche collaborationniste ». Depuis les nombreux articles de Pierre Azéma et le livre de Simon Epstein (Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, 2008), un documentaire récent a repris la formule1. Si l’on ajoute à tout cela les polémiques autour de cette « exception française » qui aurait rendu la France « allergique » au fascisme, « à cause de sa longue tradition démocratique », on voit bien qu’on s’installe dans un brouillard sémantique général. Tout est dans tout et la porosité entre un camp et un autre peut être totale. Si l’on est sorti depuis longtemps des années sombres, on n’en a pas fini avec les mémoires assombries. Tout se passe comme si les nouvelles recherches et les nouveaux acquis historiographiques entraînaient immédiatement leur dérive. Ce qui est sous-tendu par la série est un acquis de nos temps troublés qui voient la proposition de la commémoration de Maurras heureusement retirée au dernier moment. Mais jusqu’à quand ?

Deux principes guident Krivine, d’une part, développer une vision de la condition humaine dans toute sa complexité sur une période elle-même ambivalente, ce que va permettre l’articulation de l’histoire intime avec la grande Histoire et, d’autre part, en finir avec le mythe résistancialiste. Mais le caractère systématique de cette complexité, du caractère contradictoire de tout un chacun tient lieu de commentaire perpétuel et donne à l’ensemble un caractère didactique alors même qu’on voulait échapper à tout donneur de leçon. Un nouveau champ de recherche s’ouvre ainsi aux spécialistes de la mémoire, celui du brouillage mémoriel et de sa fonction.

1 Quand la Gauche collaborait, documentaire de Florent Leone et Christophe Weber programmé en décembre 2017 sur France 5.