Vers un dépassement de « la dialectique du dedans et du dehors »

Isabelle GalichonUniversité Bordeaux-Montaigne / EA TELEM
Paru le : 09.01.2017

Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 11-12.

Au sujet de Frontières au Musée de l’histoire de l’immigration (10.11.2015 – 29.05.2016) et Exit au Palais de Tokyo (25.11.2015 – 30.04.2016)

Dehors et dedans forment une dialectique d’écartèlement et la géométrie évidente de cette dialectique nous aveugle dès que nous la faisons jouer dans des domaines métaphoriques. Elle a la netteté tranchante de la dialectique du oui et du non qui décide de tout. » L’avant-dernier chapitre de La Poétique de l’espace de Bachelard s’ouvre sur ces deux phrases qui pourraient problématiser tout l’enjeu de la frontière, celui de l’appartenance à un lieu mais encore celui de son passage et de sa transgression. Paris réunissait l’hiver dernier deux manifestations qui reprenaient cette dialectique selon deux approches bien différentes.

La première, Exit, a eu lieu au Palais de Tokyo du 25 novembre au 10 janvier 2016, sur une idée de Paul Virilio. Dans le cadre des invitations « Alertes » proposées par le Palais de Tokyo, des artistes et des commissaires d’expositions sont invités à s’exprimer sur des sujets d’actualité. Si le contexte de la Cop 21 a suscité une nouvelle présentation de cette installation, force est de reconnaître que le sujet qu’elle traite embrasse beaucoup plus large. Elle a été créée pour l’exposition Terre Natale, Ailleurs commence ici en 2008, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain dont elle a intégré la collection. Elle réunit les artistes et architectes Diller Scofidio + Renfro pour la conception et, pour sa réalisation, Laura Kurgan, architecte, Mark Hansen, artiste et statisticien, ainsi que des géographes et des scientifiques. C’est une installation vidéo immersive : sur un mur semi-sphérique sont projetées, à 360°, six cartes animées représentant les migrations de populations mondiales en 2015, selon les pour la carte « Des mers qui montent, des villes qui disparaissent », des noms de villes submergées par la montée des eaux se détachent de leur ancrage géographique pour chuter au pied de la carte où peu à peu, telle une toise, se manifeste la hauteur du niveau de l’eau qui monte. Ce voyage à la surface de la mappemonde plonge le spectateur à la fois dans une attention aiguisée, comme un « être aux aguets » face aux événements qui s’agrègent sous ses yeux, et dans une abstraction qui échappe, tout compte fait, à la loi des nombres par le jeu des flux. Cette « intranquillité » intellectuelle rejoint une forme d’inconfort physique puisque nulle assise n’est prévue pour suivre cette installation : figé face à l’écran, on cherche une position et on finit par s’asseoir à même le sol, comme dans un partage d’expérience.

La seconde manifestation, Frontières, au Palais de la Porte Dorée, était organisée par le Musée de l’histoire de l’immigration du 10 novembre 2015 au 29 mai 2016. Sous la direction de Catherine Wihtol de Wenden, sociologue et géopolitologue à Sciences-Po, et d’Yvan Gastaut, historien à l’université de Nice, l’exposition donne à voir une évolution historique de la notion de frontière dans un resserrement géographique progressif du monde sur la France. Du mur d’Hadrien, en Grande-Bretagne, au mur « Bush » échafaudé en 2006 entre les États-Unis et le Mexique, il ressort que la frontière, à l’instar de la guerre, est le prolongement du politique. De même, l’objet frontière est questionné ici, dans une perspective actuelle et généalogique, pour penser les mouvements de populations, mouvements qui ne deviennent visibles et ne prennent sens qu’au passage frontalier. Si la dialectique du dedans et du dehors se manifeste de façon évidemment aiguë avec les frontières, c’est la focale de la violence qui leur donne une acception particulière et résonne dans notre actualité. L’exposition est très variée et multiplie les différents supports : se mêlent à des cartes, des vidéos et photographies, des objets mémorialisés ou des témoignages, qui croisent une perspective géopolitique et historique avec une approche mémorielle. Mais c’est la diversité et le foisonnement des œuvres d’art qui lui donnent toute sa richesse. Le regard décalé de certaines œuvres comme celle de Barthélémy Toguo avec les Tampons Sculptures en bois, Carte de séjour, Mamadou, France, Clandestin, interroge la frontière dans son rapport à l’administration, ou dans l’entrecroisement des différentes cultures qu’elle tisse comme le suggèrent les Voitures cathédrales de Thomas Mailaender.

Si l’approche historique de Frontières aborde la migration de façon linéaire, l’approche cartographique de l’installation Exit en donne une vision globale et synthétique : elles semblent complémentaires l’une de l’autre, pour une pleine compréhension du phénomène de la migrance. En effet, au-delà des mouvements et des flux migratoires, c’est la question de la migrance comme phénomène social qui est posée. Déjà en 1999, Emile Ollivier (« Et me voilà otage et protagoniste », Les Écrits, 1999) la définissait ainsi : « J’ai forgé le mot migrance pour indiquer que la migration est une douleur, une souffrance (la perte des racines, d’une certaine “naturalité”) et, en même temps, une posture de distance, un lieu de vigilance. » En effet, malgré les apparences, ce sont les hommes et leur expérience de migrants qui sont au cœur de ces manifestations : l’unité du pixel rappelle que derrière les chiffres se cachent des vies humaines et les frontières historiques que présente l’exposition du Palais de la Porte Dorée s’estompent peu à peu pour révéler le visage des migrants, visage photographié ou se dessinant en filigrane dans les textes. Ces deux manifestations dépassent donc leur problématisation de base et s’ouvrent sur la place du migrant dans nos sociétés, cette place instable qui remet en question nos frontières éthiques. La question de l’aliénation que matérialisaient pleinement autrefois les frontières, cette « dialectique du oui et du non qui décide de tout », ne se pose plus de façon statique mais s’appréhende maintenant dans le mouvement comme l’exprime parfaitement Exit : le flux perpétuel des pixels traduit ce phénomène dynamique qui déplace le statut et l’enjeu de la frontière. La migrance exprime, comme le soulignent Lucie Lequin et Maïr Verthuy, « l’idée d’errance, de mouvement continu » (Multi-culture, multi-écriture : la voix migrante au féminin en France et au Canada, L’Harmattan, 1996) : elle caractérise de façon aiguë et emblématique notre société, société liquide, que Zygmunt Bauman (La Vie liquide, 2006) définit par la vitesse de ses changements. Mais elle met surtout en lumière la vulnérabilité à laquelle sont exposés ceux qui partent à l’aventure des frontières car c’est là que commence l’expérience d’aliénation : sur ce point, Frontières livre des témoignages éloquents. Si ces expositions sont déjà closes, on ne peut que conseiller la visite du Musée de l’histoire de l’immigration qui offre déjà, dans le cadre de l’exposition permanente, un très bel aperçu de cette expérience.