Témoin de la dernière heure. Rencontre avec Elena Curti

Luc RassonUniversité d'Anvers
Paru le : 09.07.2019
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Elena Curti, 95 years, is the last surviving person of the convoy that drove Mussolini and many high ranking fascists from Milan towards the Swiss border at the end of April 1945. The caravan was halted by partisans and the Duce himself and 15 ministers were executed on the shores of Lake Como. But Elena Curti is also, supposedly, a natural daughter of Mussolini. This is at least what her mother confessed to her and the fact was widely believed in fascist Italy. Post-war historians tend to confirm it. In December 2017 I went to see Elena Curti in the small village up in Lazio where she lives. I wanted to find out how she reflects today on her relationship with the elite of the fascist regime. I found a woman who does not disavow her past allegiance but who is capable of reflecting with nuance and irony on her crossing of the 20th century.

Keywords: Elena Curti, Mussolini, Claretta Petacci, fascism, Republic of Salò.

Avril 1945. La République sociale italienne créée par Mussolini après sa destitution par le Grand Conseil du fascisme le 8 juillet 1943 et après sa libération du Gran Sasso par les Allemands est en train de s’effondrer1. Les troupes anglo-américaines remontent inexorablement la péninsule et les partisans attaquent sans répit les brigades noires. Mussolini et son entourage sont désemparés. Que faire ? On joue avec l’idée d’un dernier carré dans la capitale lombarde. « Milan sera notre Stalingrad », affirme fanfaron Alessandro Pavolini, le chef du parti fasciste. Mais il y a aussi la piste du « réduit alpin » : ce qui reste des fascistes se retrancherait dans une vallée de la Valteline. Pavolini, encore lui, se fait fort d’y réunir 5 000 hommes. Mussolini tergiverse. Après une ultime tentative de négociation avec les organisations de partisans, sous l’égide de l’Archevêque de Milan, Ildefonso Schuster, les fascistes abandonnent Milan qui est sur le point de tomber aux mains des partisans. Le convoi se dirige vers Côme et, après une halte, poursuit sa route vers le nord le long de la Antica Strada Regina, sur la rive occidentale du lac, tout près de la frontière helvétique. Étrange itinéraire : le chemin le plus direct pour accéder à la Valteline est la rive orientale, par Lecco, moins exposée, de plus, aux incursions des résistants. Le Duce envisagerait-il de rejoindre la Suisse ? Le convoi réunit les derniers fidèles du régime, les inconditionnels. À côté de Pavolini il y a, entre autres, le ministre de la culture Mezzasoma, le ministre de l’intérieur Zerbino, le ministre des travaux publics Ruggero, etc. Il y a aussi quelques épouses, des enfants et, bien sûr la maîtresse en titre, Claretta Petacci, ainsi que son frère Marcello, en compagnie de sa femme et de ses deux fils. Il tentera en vain de se faire passer pour le consul espagnol mais un test rapide de castillan suffira à le démasquer. N’oublions pas que parmi les partisans il y avait des anciens de la guerre d’Espagne. De tout ce beau monde, plus personne n’est en vie au moment où j’écris, début 2018. Plus personne sauf

Elena Curti, 23 ans à l’époque des événements. Elena Curti est la fille de Bruno Curti et d’Angela Cucciati. Officiellement du moins. Au début des années 1920, Bruno Curti était un squadrista, un militant fasciste condamné et emprisonné pour avoir participé à une agression contre un professeur de gauche qui s’est soldée par la mort de celui-ci. En janvier 1922, Angela, au désespoir, s’adresse au chef du fascisme pour qu’il intervienne au profit de son époux. On connaît le rapport de Mussolini aux femmes. Le 19 octobre de la même année, naissance d’Elena, neuf jours avant la marche sur Rome. Son père avait été libéré en mars, sept mois auparavant. Ce n’est qu’en 1942 qu’Angela confie à sa fille que le Duce est son père. Dans ses mémoires, Elena Curti raconte qu’elle s’est immédiatement mise devant un miroir. Elle se souvenait de ce que Mussolini – qu’elle fréquentait déjà depuis l’âge de sept ans – lui avait lancé un jour : « Tu as la mâchoire carrée, comme moi » (Curti, p. 42)2. Quand commence l’aventure de la République sociale italienne, Elena Curti n’hésite pas un instant. Dans son livre, elle parle fièrement « de l’intime satisfaction de contribuer à la création de quelque chose de neuf et de pur : une république où les vrais Italiens se sentiraient chez eux » (ibid., p. 119). Jusqu’à la fin, elle fera partie du cercle intime du Duce et il n’est donc pas surprenant de la retrouver dans le convoi qui se dirige vers les Alpes, aux côtés de celui que tout le monde considère comme son père naturel. Tout le monde, ou presque : la voyant papillonner autour de son Benito, Claretta aura un accès de jalousie, soit qu’elle ignore la filiation, soit qu’elle n’y croie pas. On sait comment s’est terminée l’équipée des fascistes le long des rives enchanteresses du lac de Côme. Le convoi fut arrêté et Mussolini, déguisé en soldat allemand, reconnu par les partisans. Quinze ministres et haut-dignitaires furent exécutés à Dongo pendant que le Duce et sa maîtresse furent abattus à Giulino di Mezzegra, une dizaine de kilomètres plus au sud, dans des circonstances jamais élucidées3. Début décembre 2017. Nous nous trouvons, ma femme et moi, à Civitavecchia, la ville où Stendhal s’ennuya dans ses fonctions de consul de France. Elena Curti habite à 90 kilomètres à l’intérieur du pays, à la frontière du Lazio et de la Toscane. Lorsque je lui ai dit au téléphone qu’il me semblait qu’elle était la dernière survivante du convoi, elle m’a interrompu de façon décidée : « Je suis la dernière ! ». J’ai perçu de l’orgueil et le désir de parler de ce moment historique dont elle fut le témoin. Elle accepte de nous recevoir. Après une heure et demie de route, nous sonnons et entrons dans un appartement dont les murs sont tapissés de tableaux et de dessins. Devant nous se tient une femme mince, droite comme un i, pourvue d’une canne. Les traits de son visage sont durs et la mâchoire, en effet, est carrée. On ne lui donnerait pas 95 ans. « Désolé de vous déranger », lui dis-je. « Ne vous inquiétez pas », me répond-elle espiègle, « je fais seulement semblant d’être dérangée ». Déjà le mode ironique qu’elle maîtrise à merveille, comme me le confirmera la suite de la conversation.

Elle nous invite à nous asseoir. Le téléviseur hurle à côté de moi. Je profite d’un moment d’inattention de la femme pour baisser le son. Je me lance. « Vous êtes donc la fille de Benito Mussolini ? ». La réponse me laisse perplexe : « Je ne l’ai jamais su et je ne le sais toujours pas ». Me voilà bouche bée. N’écrit-elle pas noir sur blanc dans ses mémoires qu’elle est la fille naturelle du Duce ? Est-ce que des historiens sérieux comme Ray Moseley ou Mimmo Franzinelli ne confirment pas le fait44 ? Elle poursuit sur sa lancée : « Je suis convaincue d’être la fille de Bruno Curti, mais il n’y a aucune preuve scientifique ». J’ai l’impression qu’elle joue. Je me rappelle un passage dans ses mémoires où elle réfère au grand nombre d’Italiennes qui prétendaient avoir porté un enfant du Duce. Assurément, il y a l’état civil et il y a la biologie. Elle ne veut fermer aucune porte. « Il est difficile pour moi de parler de ces choses. Je sens une grande distance et un certain sarcasme ». Sarcasme, le mot m’intrigue. La figure de la mère est centrale. « Ma mère avait peur ». Il faut faire un effort pour s’imaginer le contexte du début des années 1920 en Italie : l’instabilité politique des années de l’après-guerre, une femme seule, son mari emprisonné, les fascistes s’apprêtant à prendre le pouvoir, un chef qui ne dédaigne pas les femmes… Dans cet imbroglio, une seule certitude : Angela Curti a intérêt à désigner Mussolini, l’étoile montante de la politique italienne, en tant que père de son enfant. Est-ce pour cela que la fille a pris en bouche le mot sarcasme ? Après toutes ces années, Elena Curti est sévère pour sa mère. Elle ne le dit pas explicitement, mais l’image qu’elle esquisse est celle d’une opportuniste. Je flaire du ressentiment. « Les mères ne devraient pas faire ce genre de choses ». Quoi ? « Faire des enfants sans savoir exactement qui est le père et, surtout, transmettre cette incertitude à l’enfant ». Cette perplexité, je sens que la Curti ne l’a pas dépassée à 95 ans.

Je lui demande s’il lui est arrivé de parler ouvertement de la question avec son père supposé. « Il savait que je savais, que maman me l’avait raconté, mais il faisait semblant de l’ignorer ». Bref, tout le monde jouait un rôle. Nous sommes en pleine commedia dell’arte. Cependant, quelle que soit la vérité biologique, la seule chose qui compte c’est que Angela Curti a toujours soutenu que Mussolini était le père de sa fille. C’est aussi ce qui fut généralement admis dans les années 1930 et 1940 et les historiens d’après-guerre ont repris le fait. Il est ardu de distinguer la vérité d’une mystification à laquelle tout le monde croit. Elena Curti résume la situation en disant : « J’étais connue comme la fille de Mussolini ». Une autre référence littéraire me vient à l’esprit : Romain Gary parlant, dans Le Passage de l’aube, de cette mère mythomane qui façonne le destin de son enfant à coups de mystifications…

Quelle est, après tant d’années, l’attitude d’Elena Curti à l’égard de son père supposé ? « J’avais un excellent rapport avec lui, mais il était tout et rien à la fois. Il avait de grandes qualités et d’énormes défauts, comme toutes les figures historiques ». Cela me frappera encore, tout au long de cet entretien : Elena Curti se fait peu d’illusions sur l’être humain. Il n’y a pas de héros. Plus on connaît quelqu’un, mieux on voit ses travers. Il n’empêche que son bilan du Duce penche nettement du côté positif. Voici un florilège de certaines qualités qu’elle lui attribue dans ses mémoires et qui nous paraissent, pour le moins, incongrues : il était passionné sans être vulgaire, sensible et généreux (Curti, p. 15). Il n’aimait pas la violence (ibid., p. 16). Tout cérémoniel le rebutait (ibid., p. 88). Il était naïf, croyait dans les gens et ne pouvait pas s’imaginer qu’on le trompe (ibid., p. 91). Quant à la chute du fascisme, Elena Curti invoque volontiers des circonstances atténuant la responsabilité du Duce. Lui-même, m’assure-telle, se plaignait de la bureaucratie paralysante, du manque d’efficacité de l’armée, de la médiocrité des gens qui l’entouraient… Bref, nous sommes dans la thèse du dirigeant impuissant, de l’homme politique animé des meilleures intentions mais contrecarré par son entourage – ligne de défense classique aussi chez certains nazis.

On le voit, le portrait est flatteur. Cependant, la vieille dame n’est pas dans l’admiration béate. À la fin des années 1930, elle fréquentait un officier d’origine juive qui risquait d’être évincé de l’armée. Je rappelle que les lois raciales en Italie datent de septembre 1938. La mère d’Elena sollicite son amant au pouvoir qui se contente de répondre : « Fallait-il vraiment qu’Elena choisisse un Juif, parmi les millions d’aryens qui l’entourent ? ». La vieille dame commente laconiquement : « Ainsi je perdis un fiancé » (Curti, p. 63-64). Mais il y a de la colère réprimée. Sa sévérité est manifeste aussi quand il s’agit de la fin peu glorieuse du dirigeant fasciste. Le fait que le Duce du fascisme se soit affublé d’un manteau de la Luftwaffe et qu’il ait mis un Stahlhelm – à l’envers selon certaines sources – suscite une interrogation sarcastique : « Était-ce cela, le sentiment de vie épique du fascisme ? » (ibid., p. 193). Une allusion, peutêtre, au slogan célèbre sous le fascisme : « Il vaut mieux vivre un an comme lion que cent ans comme agneau »…

Je veux en savoir davantage sur les événements de fin avril 1945 au bord du lac de Côme. Mais elle ne répond pas tout de suite à ma question. Elle réfléchit à haute voix : « Comment puis-je aujourd’hui, en 2017, rendre la vérité de ces jours-là ? Souvent des événements qui paraissaient futiles à l’époque se sont révélés importants après coup. Dans une situation de crise, on est absent à soi-même et aux événements ». Cette femme de 95 ans me propose une réflexion sur le statut du témoin. Je pense, bien sûr, à Marc Bloch : « Il n’y a pas de bon témoin ». Elena Curti est la dernière survivante des événements de Dongo mais elle doit faire un effort pour creuser dans sa mémoire et, de plus, ce n’est pas forcément le fait brut qu’elle raconte mais le récit figé qu’elle en fait depuis plus de 70 ans… Je la relance : comment Mussolini se comportait-il en ces jours fatidiques ? « Il était indifférent et détaché ». « N’oubliez pas », ajoute-t-elle « qu’il avait déjà connu tant de déboires : sa destitution par le Grand Conseil le 25 juillet 1943, son arrestation par le Roi, son incarcération, d’abord en Sardaigne, puis dans les Abruzzes… ». Le mot-clé est « fatalisme ». Il ne contrôlait plus rien, subissait tout. « Se ne fregava » – « Il s’en fichait ». Mais pourquoi choisit-il la rive occidentale du lac de Côme, moins sûre que celle de l’est qui menait directement à la Valteline ? Elle n’a pas de réponse claire. « Le but était probablement la Suisse ». De là, la tentative d’échapper à la surveillance des Allemands, à Grandola, à quelques kilomètres de la frontière. Elena Curti ne souffle mot sur le scénario d’une ultime résistance dans le « réduit alpin ».

Elena Curti a eu une longue vie. Elle en retire même une joie maligne, par rapport à celle qui « folle de jalousie, m’a ôté ma dignité », Claretta Petacci : « La pensée que moi je suis encore là, m’amuse ». Mais il y a un paradoxe dans cette très longue vie : dans la mémoire historique, on a tendance à réduire le destin de la Curti à ces jours intenses de la fin avril 1945 où la jeune femme fut témoin d’un événement historique d’envergure. Voilà ce qui a déterminé sa vie, voilà ce qui intéresse les historiens, voilà la raison pour laquelle je me retrouve face à elle, en décembre 2017, dans ce coin perdu du Lazio. Pourtant, je veux en savoir davantage sur sa vie après les événements. Il y a eu la prison et les sévices, mais elle reste discrète sur ce point. Elle a recours à l’ironie, encore une fois : « Les partisans ne m’ont certes pas offert l’apéritif ». Oui, elle a été rasée – « J’avais l’air d’un punk » (Curti, p. 195), écrit-elle malicieuse, mais elle prétend ne pas avoir eu peur. Son sentiment dominant fut la contrariété d’avoir été arrêtée par un cretino, un analphabète qui ne parlait que son patois et qu’elle imite devant nous en produisant des sons simiesques… Après sa libération, elle a habité en France, à Megève et sur la Côte d’Azur, en compagnie de son mari Enrico Miranda, ancien pilote : « Il reçut une décoration des mains de Mussolini lui-même », nous apprend-elle fièrement. Après la France, ce fut l’Espagne de Franco, Barcelone, pendant quarante ans. Elle y fit des études de Beaux-Arts : les tableaux d’inspiration moderniste que nous voyons partout dans l’appartement sont de sa main. Elle ne rentra en Italie qu’en 2003, pour s’installer dans ce village de montagne, d’où était originaire son mari. Son séjour espagnol m’intéresse : avait-elle, en tant que fille naturelle du Duce, des rapports avec l’entourage de Franco ? Mais Elena Curti n’a rien à dire sur ces quarante ans d’exil. Faut-il s’en étonner ? Le très catholique dictateur espagnol, dont l’indifférence aux choses du sexe est notoire, se serait-il affiché avec une fille naturelle de son ancien collègue italien coureur de jupons qui, de plus, avait eu le mauvais goût de perdre la guerre aux côtés de l’Allemagne nazie ?

Après une heure et demie, nous prenons congé. « Est-ce que j’ai donné toutes les réponses ? ». Mais avant que je puisse répondre, elle ajoute : « Non, on n’a jamais toutes les réponses ». Son caractère espiègle refait surface quand je lui dis que je suis heureux d’avoir fait sa connaissance ; elle fait des grimaces de sorcière et me dit : « Maintenant vous avez vu combien je suis méchante ! ». Elle ne veut pas nous laisser partir. « Je me rends compte que je ne vous ai rien offert. Voulez-vous un amaretto ? » Mais la nuit tombe et il commence à neiger. Il faut rentrer à Civitavecchia.

Depuis le balcon, elle nous envoie des baisers. « Revenez au printemps ! » Je comprends à présent pourquoi Elena Curti a bien voulu nous recevoir et pourquoi elle ne veut pas nous laisser repartir. Cette femme de 95 ans est ravie de l’intérêt qu’on veut bien lui accorder. Elle veut être reconnue. Elle a été, tout compte fait, méconnue par ses deux pères. Le père officiel s’est rapidement éclipsé et le père biologique – s’il est vrai que Mussolini était le père – ne s’est jamais manifesté en tant que père. En désignant le Duce comme son père, la mère a durablement déraciné sa fille.

ŒUVRES  CITÉES

Curti, Elena, 2003, Il chiodo a tre punte, Pavie, G. Iuculano.

Festorazzi, Roberto, 2014, Mussolini 1945 : L’epilogo, Vicence, In edibus.

Franzinelli, Mimmo, 2013, Il Duce e le donne, Milan, Mondadori (2015).

Milza, Pierre, 2010, Les Derniers jours de Mussolini, Paris, Fayard.

Moseley, Ray, 2004, The Last Days of Mussolini, Stroud, Sutton Publishing (2006).

1 Pour le récit de la fin de la « République de Sal. », voir, entre autres, Milza.

2 Toutes les traductions de l’italien sont les miennes, entretien compris.

3 Pour une synth.se provisoire des hypoth.ses ayant cours sur la fin de Mussolini et Claretta Petacci, voir Festorazzi.

4 « It was widely assumed that Mussolini was the father of Curti Cucciati’s daughter Elena » (Moseley, p. 55) et en 2013 Mimmo Franzinelli est plus explicite encore : « sua moglie (de Bruno Curti) è incinta di Benito » (p. 119).