Ce projet est consacré, en particulier, aux différentes manières dont les références historiques ou politiques ont été convoquées à propos des événements du 7 octobre et, en général, à la façon dont ces événements ont modifié – ou non – nos façons de penser l’autre, le monde, la politique, la pédagogie. Empan bien large, mais dont les questions mémorielles sont l’entrée privilégiée et à privilégier.
Avec l’attaque du Hamas, puis la réponse du gouvernement Netanyahou et de l’armée israélienne sur la bande de Gaza, puis en Cisjordanie, il ne s’est pas passé une semaine, parfois une journée, sans que des déclarations ne convoquent un lexique indexé sur les violences historiques de notre modernité, recourant à des associations mémorielles régulièrement abusives, inappropriées ou, du moins, qui auraient exigé une interrogation sur leur justesse et leur adéquation à la réalité.
Précisément, une telle interrogation a souvent été court-circuitée par les émotions que ces événements suscitaient ou par les événements du passé qu’ils rappelaient, à tort ou à raison. Il en a été ainsi de « génocide », « apartheid », « colonisation », « pogrom », « nazi », « résistance », etc. Ces références ont été utilisées comme des prismes pour interpréter de différentes façons ces événements, avec pour conséquence récurrente de rejeter hors-scène et, donc, de la visibilité publique une partie des violences qu’agrège la date du 7 octobre (la cruauté des sévices infligés aux victimes avant leur assassinat ; les prises d’otage ; les spécificités du terrorisme islamiste en général, du Hamas en particulier, par rapport à la résistance palestinienne historique ; mais aussi les exactions commises par les colons en Cisjordanie). En ce sens, ce lexique et ses références ont pu, en alternance, aussi bien éclairé et permettre une certaine compréhension des faits – notamment en regard de précédents – qu’obscurcir et jeter la confusion dans des esprits exposés à la sidération de ce qui avait eu lieu présenté par les médias et les réseaux sociaux.
Ainsi, face à la quantité d’énoncés produits et à la diversité des situations d’énonciation, certes, des analyses ont été menées, mais elles ont souvent été emportées par le mainstream des prises de position – certaines misant sur le scandale qu’elles provoquaient – et des récupérations de toute sorte.
Du côté de la gauche radicale, des porte-paroles intellectuels, politiques ou associatifs ont légitimé les crimes du Hamas sclérosant l’alternative d’une pensée émancipatrice de gauche qui, par là même, ne se laisserait pas enfermer dans l’opposition partisane d’un camp contre un autre (autrement dit, le dénommé « campisme »). Alors que l’extrême droite populiste, en quête de normalisation de son image, a saisi cette opportunité pour se présenter en protecteur de la communauté juive, alors qu’elle est un des foyers historiques de l’antisémitisme et prône la xénophobie.
Dans la gauche radicale, des porte-paroles intellectuels, politiques ou associatifs ont pu donner implicitement une certaine légitimé aux crimes du Hamas et, plus largement, on a pu remarquer sans difficulté une certaine indifférence à l’égard tant des crimes du 7 octobre que de la montée de l’antisémitisme en France. Cela a un peu plus sclérosé, dans un secteur de la gauche déjà antérieurement affecté par des formes de confusionnisme allant jusqu’au complotisme une pensée émancipatrice de gauche indissociable de la lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Du côté de la gauche modérée dite « républicaine », aux positions parfois ambivalente face à l’islamophobie, l’importance prise par le 7 octobre l’a souvent conduite à minorer les crimes perpétrés par l’armée israélienne à Gaza. Quant à l’extrême droite aux portes du Pouvoir au point que le chef de l’État demande l’assentiment de ses dirigeants avant d’entériner ses décisions, inscrite depuis une quinzaine d’années dans un processus de normalisation de son image, elle a saisi cette opportunité pour se présenter en protecteur de la communauté juive, afin d’effacer ses origines antisémites. Quant à la droite classique, elle a contribué à démonétiser la critique de l’antisémitisme en étendant de manière erronée l’accusation d’antisémitisme à des formes légitimes de solidarité avec la population civile de Gaza, tandis de réels dérapages antisémites minoritaires ont existé dans les mouvements étudiants et associatifs. Le débat public a très rapidement été piégé et le jeu comme les renversements des références mémorielles y a largement contribué.
Le premier temps de ce projet repose sur une rencontre le 14 décembre prochain qui aura lieu à l’INHA (Paris)[1]. Celle-ci se donne pour tâche de faire un état et une analyse de cette situation dans laquelle nous nous retrouvons en étant confrontés à une surproduction de rapprochements où la mémoire historique est omniprésente.
Statut des références mémorielles. Que penser des analogies et des stéréotypes qui ont circulé dans les champs intellectuels et médiatiques ? Quels cadres interprétatifs privilégier ?
Éléments nouveaux. En quoi les prises de position qui se sont révélées à cette occasion ont-elles pris une nouvelle tournure ? ou bien n’ont-elles donné que plus de visibilité à des préjugés résolument ancrés dans nos cultures ?
Rapports mémoriels. Les rapports entre les mémoires respectives de la Shoah et de la colonisation se sont-ils modifiés depuis le 7 octobre ? Comment y situer l’antisémitisme, son histoire et son actualité ? Quel(s) imaginaire(s) sont-ils convoqués ? Il est à ce titre nécessaire de faire un état des lieux du comparatisme, d’autant que cette approche a été réactivée ces dernières années par de virulents débats en Allemagne. Si les questions mémorielles sont un remarquable outil heuristique pour explorer le passé et comprendre le présent, ne peuvent-elles pas également être un écran qui trouble notre rapport aux événements dont on est contemporains ?
Critique. Quel(s) positionnement(s) critique(s) adopter, avec quels outils, pour mettre à distance les pôles d’attraction partisans et émotionnels, et pour en démonter les mécaniques et les stratégies ? Immergés que l’on peut être dans une situation de mobilisation contre le terrorisme et/ou une situation de guerre, de quelle marge la pensée critique dispose-t-elle ?
Pédagogie. La question de la transmission de ces mémoires des violences historiques radicales occupe depuis des décennies les enseignants et les sciences de l’éducation. Alors que les antagonismes se sont affirmés publiquement, faut-il penser à nouveau la pédagogie de la transmission et comment ? Comment démonter les stéréotypes antisémites ou raciaux dont les suites du 7 octobre se font la chambre d’écho ?
Philippe Mesnard
Cette initiative s’inscrit à la suite du colloque des 8, 9 et 10 novembre 2023 « Pensées critiques et questions mémorielles » : https://www.memoires-en-jeu.com/dossier/pensees-critiques-et-questions-memorielles/
Par ailleurs… Mémoires en jeu a déjà consacré des projets aux rapports entre mémoire et terrorisme. Le dossier spécial « Mémorialisation immédiates / Spontaneous Memorialization », n° 4, septembre 2017 : https://www.memoires-en-jeu.com/dossier/memorialisations-immediates/
[1] Institut national d’histoire de l’art : 2 rue Vivienne, 75002 Paris. Salle Peiresc de 10.00 à 20.00. Programme disponible :