N°18. Mémoires hors les murs / Memories in-situ

Les espaces que nous habitons, que nous visitons comme ce dont nous sommes spectateurs portent de plus en plus des marques mémorielles. Des lieux anodins se révèlent chargés d’histoire. D’autres qui sont emblématiques d’un événement figurent dans des parcours aux mémoires multiples. Des territoires entiers surinvestis par les signalétiques mémorielles voient en quelques années leur identité se métamorphoser. Des reconstitutions sont organisées pour rajouter une valeur mémorielle à des sites déjà renommés. Touristes, groupes scolaires, chercheurs, citoyens sont interpellés par ces signes qui balisent l’environnement. L’environnement apparaît alors comme un élément paradoxalement symbolique et naturel, porteur d’avenir qui ramène constamment au passé. Ainsi, il s’agit avec ce dossier de revisiter la façon dont les dispositifs mémoriels réorganisent aussi bien les espaces extérieurs de notre monde commun que les représentations mentales que nous en avons. Cette approche permet, en corollaire, de faire émerger des pans entiers d’histoire, notamment d’histoire sociale, qui ont perdu leur visibilité en dépit de l’impératif de lutter contre l’oubli dont nos sociétés semblent pourtant animées.

The spaces we inhabit, that we visit as well as what we experience as spectators are increasingly carrying memorial marks. Thus, meaningless places are revealed to be charged with the past, and other emblematic places are integrated into itineraries where multiple histories intertwine. Entire territories are over-invested by memorial signs to the extent that, in a few years, their identity is being transformed. Re-enactments are organised to add a memorial value to already renowned sites. Tourists, school groups, researchers and citizens are all drawn to these signs that mark out the environment. Thus, the environment paradoxically appears as a symbolic and natural element, as a bearer of the future while constantly bringing back the past. That why the aim of this dossier is to revisit the way in which memory devices reorganise the external spaces of our common world and the mental representations we have of it. This approach will enable, as a corollary, the emergence of whole sections of history that have lost their visibility despite the imperative to fight against oblivion, which our societies seem to be driven by.

Dossier dirigé par Philippe Mesnard

Les thématiques mémorielles n’occupent pas seulement le calendrier commémo- ratif, les écrans, les bibliothèques, des rayons de boutique, nos horizons ou nos attentes culturelles. Elles occupent également nos espaces géographiques bien au-delà des musées et des sites institués. Leurs signes sont présents où nous vivons et si notre regard s’est accoutumé à eux, ce n’est pas pour autant qu’ils ne font plus sens, tels les monuments qui, aux yeux de Musil, étaient effacés par l’habitude de les voir. Ces signes, figurant dans notre paysage quotidien, nous sollicitent régulièrement : plaques commémoratives, affiches, signalétiques isolées ou parcours balisés. Ils nourrissent notre imagination, motivant certains de nos déplacements, ils guident nos visites et font de nous leurs spectateurs, parfois leurs acteurs.

Dans la culture de notre modernité, a fortiori dans les sociétés démocratiques qui en sont comme le terrain de prédilection, les questions mémorielles sont un champ de connaissance où vient puiser notre désir de savoir et d’apprendre, avec, parfois, un sentiment de curiosité qui s’y combine. Elles constituent une charpente éthique de notre monde commun influençant la perception des lieux que l’on habite ou que l’on traverse. Elles jalonnent autant notre univers mental que notre géographie physique. On y reconnaît des paysages qui, avant même de connaître les détails de leur histoire, suscitent en nous frayeur ou exaltation, terreur ou étonnement. Parfois jubilation.

Ce dossier traite de tels endroits, de leur représentation et de l’investissement qui leur confère une valeur mémorielle. Ils se trouvent hors les murs des institutions – déjà très étudiées – qui sont dédiées à l’histoire et à la mémoire, tout étant comme ces dernières l’enjeu de scénographies précises répondant à des stratégies diverses et variées (commerciales, culturelles, artistiques, scientifiques, parfois toutes combinées). Ce sont parfois des lieux anodins qui se révèlent chargés d’histoire. D’autres, emblématiques d’un événement qui en a fait l’aura publique, s’avèrent sillonnés de mémoires multiples, stratifiées, lisibles comme des palimpsestes, débordant du lit de leur symbolique première. Des territoires entiers surinvestis par les signalétiques mémorielles ont vu en quelques années se métamorphoser leur identité et, avec elle, les modes de vie locaux et leur économie. Des reconstitutions historiques sont organisées pour rajouter une valeur à des sites dont la mémoire est déjà renommée, et pour en tirer profit dans une économie de marché investissant cognitivement et émotionnellement toute parcelle de réel sitôt découverte.

Touristes, enseignants et groupes scolaires, chercheurs, artistes, photographes, citoyens – sans mentionner les corps professionnels directement impliqués : paysagistes, architectes, guides – sont requis par ces signes mémoriels qui balisent l’environnement faisant de celui-ci une scène sur laquelle chacun est invité non seulement à prendre une place – avec non loin l’idée d’un devoir moral qui se profile –, mais à jouer un rôle en entrant plus ou moins intuitivement dans les cadres qu’on leur présente. Parfois aussi pour les transgresser.

Il y a ainsi tout un environnement mémoriel, paradoxalement symbolique et naturel, porteur d’avenir tout en ramenant constamment au passé. Mais de quel passé s’agit-il ? L’argument moral qui sous-tend la volonté de leur reconnaissance ne risque-t-il pas de devenir un supplément d’âme polarisé par certains lieux hautement représentatifs de formes de violence extrême sur lesquelles les discours sur le passé se focalisent et qu’ils privilégient ? Cela n’a-t-il pas lieu aux dépens de quantité d’autres endroits rejetés hors-scène parce que l’histoire qui leur est propre et les torts qui leur sont attachés ne sont pas en phase avec les politiques mémorielles et les attentes qu’elles s’emploient à inférer dans la société ?

C’est précisément là que des pans entiers du passé ne sont plus hors les murs, rendus visibles par des scénographies adéquates, mais hors champ, frappés d’invisibilité. Le paradoxe est bien là d’une société qui entretient un discours sur sa prétendue transparence et son exigence de justice alors qu’elle rend transparentes, donc invisibles, les parts maudites de sa croissance. C’est pourquoi toute une réflexion sur le paysage mémoriel, ses limites, ses horizons et les effets d’écran auxquels il participe est amorcée dans ce dossier. Seulement amorcé, car c’est un immense chantier qui demande à être ouvert. Il s’agit de revisiter la façon dont les dispositifs mémoriels réorganisent aussi bien les espaces extérieurs de notre monde commun que les représentations mentales que nous en avons. Cette approche permet ainsi, en corollaire, de faire émerger ce qui a perdu toute visibilité en dépit de la « lutte contre l’oubli » dont le discours mémoriel porte l’impératif. Dans ce même numéro, les entretiens avec Marc André sur la prison Montluc à Lyon, et Philippe Artières sur la catastrophe minière de Fouquières-lès-Lens sont en pleine résonance avec cette problématique.

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Sur la plan méthodologique, ce dossier répond à des principes qui font souvent défaut aux études mémorielles en particulier, et disciplinaires en général : d’abord, s’ouvrir à la multidisciplinarité – la mémoire, pas plus que le témoignage, ne se satisfait du cloisonnement, de la sectorisation et de la rationalité catégorielle que suivent généralement les disciplines académiques – et même au-delà en invitant des acteurs culturels et sociaux ; ensuite, chercher à ne jamais négliger la contextualisation pour ne pas céder, surtout quand il s’agit de violences extrêmes, à une polarisation qui priverait de l’intelligence systémique, donc complexe, des conditions de possibilité de ce qui est étudié ; enfin, ne pas nécessairement partir de savoirs spécialisés sur le paysage ou la mémoire, mais aborder ces domaines à partir de pratiques et d’aspects hétérodoxes composant indirectement ce que l’on désigne par « paysage mémoriel » ou qui interagissent sur et avec lui. Ainsi l’approche périphérique des contributrices et des contributeurs permet de développer une vision polyfocalisée plutôt que d’ensemble et, encore moins, panoramique.

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Les pages d’ouverture de ce dossier exposent un livret de cartes postales qui, alors même que la Première Guerre mondiale fait rage, reproduisent les ruines de Verdun. Des soldats allemands pouvaient ainsi, touristes dans l’œil de la dévastation, y écrire au dos quelques pensées destinées à leur famille ou à leur promise. Que juste après-guerre, les pays saccagés sur toute la longueur du front occidental aient excité les curieux, quelques études se sont déjà engagées à nous le faire savoir (Danchin ; Evanno & Vincent), de même qu’une longue séquence de La Vie et rien d’autre (1989) de Bertrand Tavernier. Mais on sera surpris d’apprendre que, du côté français cette fois, en 1917, alors que l’issue des batailles qui font rage reste incertaine, un guide Michelin est publié pour vanter l’attrait touristique hic et nunc de ces contrées. Hadas Zahavi, chercheuse en littérature, livre là une scrupuleuse analyse de cette étonnante initiative éditoriale. À la suite, Carlo Saletti, historien et photographe, développe une réflexion sur la conception des maquettes historiques telles qu’elles sont exposées dans des musées. On mesure grâce à ce travail combien les lieux de violence sont un enjeu de représentation, comme si la miniature pouvait rétrospectivement neutraliser ce que ces foyers historiques recèlent encore du pire. Après quoi, on passe à une autre échelle. Spécialiste en histoire de l’art et études muséales, Anne Bénichou présente ici plusieurs reenactments élaborés par des artistes qui non seulement rappellent que les sociétés européennes avaient naturellement intégré le mépris colonial mais font de leur re-présentation un levier pour interroger les certitudes bien-pensantes du présent, fussent-elles repentantes. Le texte de Philippe Mesnard, quant à lui, livre une série de propositions théoriques sur les rapports entre paysage et mémoire. Ainsi, le nombre de points communs qu’on leur découvre n’est pas sans questionner la coïncidence de leur actualité dans les mondes culturel et académique de ces dernières décennies. S’il fallait indiquer une entrée critique dans cet ensemble, celle-ci conduirait à se demander si l’on n’assiste pas aujourd’hui à l’émergence d’une esthétique négative du paysage catastrophique dont ledit « paysage mémoriel » serait un des avatars entretenant une sorte d’illusion référentielle qui s’impose aux esprits par la charge de son pathos. D’où la nécessité d’une prise de distance invitant à s’intéresser aux agencements, à en analyser les techniques et les dispositifs pour ne pas rester absorbés par eux, en étudier les logiques comme les manifestations. À ce titre, plutôt que de le disqualifier, le paysage trouve alors une place dans une épistémologie de la mémoire en tant que concept heuristique et non pas comme levier d’une vision sublime faisant écran à la domination des critères du visible.

Le dossier arrivé à ce point théorique, le propos de Jordi Ballesta, géographe et photographe, est alors incontournable en ce qu’il interroge, à partir non plus d’un terrain mémoriel mais des théories et pratiques paysagères, le rapport entre la disparition portée par le paysage et l’alternative de son esthétisation. Il rappelle par là même différentes pensées du paysage faisant généralement défaut aux réflexions mémorielles. Son propos est prolongé par un entretien avec l’architecte Darine Choueiri à la tête d’un projet qui retrace le parcours emprunté par des écoliers durant le siège de Sarajevo (1992-1996). Ce faisant, on découvre les différentes strates d’une ville palimpseste dont l’histoire architecturale durant la Yougoslavie, donc avant sa dislocation, est à la fois reléguée à l’arrière-plan des discours publics et omniprésente dans la ville.

On franchit alors l’horizon au-delà duquel, en dépit de tous les efforts que déploie le discours mémoriel de nos démocraties pour se montrer équitable, des pans entiers des histoires respectivement sociale, économique et politique sont mises hors champ. Marc Sagnol, philosophe et photographe, documente l’histoire de Huta Pieniacka dont il ne reste, contrairement à Oradour-sur-Glane, aucune trace sinon des monuments aux légendes banalisées alors que ce village polonais a été réduit en cendres et sa population massacrée par les SS et les nationalistes ukrainiens en février 1944. Les enjeux d’alliance politiques entre la Pologne et l’Ukraine sont trop forts pour reconnaître le crime au cœur de ce paysage bucolique. Tant qu’une répression ou un événement marquants par leur violence ne viennent pas distinguer les histoires politique, économique, sociale et écologique, celles-ci restent généralement intriquées ensemble. C’est ce que met en évidence l’exemple de la caserne Montfort à Montmélian en Savoie dont Philippe Hanus, anthropologue et acteur culturel, déroule l’histoire après avoir découvert que rien dans la petite ville n’était venu fixer le souvenir de cet édifice monumental et de ses différentes fonctions dans la longue durée de l’histoire. Ici comme ailleurs, peut-on lire, « la normalisation est en effet synonyme d’occultation, ou presque, sur le plan local ». Olivier Chavanon, sociologue, aboutit sensiblement au même constat dans son étude sur les bidonvilles français du XXe siècle dans le paysage urbain en se concentrant sur ceux de la région lyonnaise.

Si l’équité de la visibilité de tel ou tel pan de notre histoire tenait à l’éducation du regard ou, du moins, si l’éducation du regard pouvait être un facteur d’équité, alors les voies et les modes d’emploi dégagés par Yann Héluc, enseignant à Toulouse, dans la séquence pédagogique qui clôt le dossier constitueraient une belle étape pour voir les paysages mémoriels au-delà des cadres et des stéréotypes qui l’informent sous nos yeux. ❚

ŒUVRES CITÉES

Danchin, Emmanuelle, 2015, Le Temps des ruines. 1914-1921, Rennes, Presses universitaires de Rennes

Evanno, Yves-Marie & Johan Vincent, 2019, Tourisme et Grande guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Ploemeur, éditions Codex.

Musil, Robert, 1965, « Monuments », in Œuvres pré-posthumes, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1965, p. 78-83

Tavernier, Bertrand, 1989, La Vie et rien d’autre, 135’, Hachette Première AB Films.

 

 

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