Des commémorations sous influence ? Exposer la Grande Guerre à Bruxelles

Paru le : 08.07.2017
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En décembre 1918, moins d’un mois après la libération de la ville, s’ouvrait à Bruxelles une exposition au titre explicite : le « salon anti-boche », qui entendait commémorer la guerre en exposant des caricatures patriotiques réalisées sous l’occupation. Un siècle plus tard, la Grande Guerre s’expose à nouveau dans la capitale belge. La germanophobie d’antan a disparu, pour faire place à un nouveau récit centré sur la paix et la réconciliation européenne. Mais ce changement de régime mémoriel ne s’opère pas sans heurts ni contradictions.

Seule capitale d’Europe occidentale à vivre la Première Guerre mondiale sous occupation, Bruxelles devient dès la libération de 1918 le cœur d’un ensemble de dispositifs commémoratifs dans lesquels s’enchâssent les dimensions locales, nationales et internationales. Avec plus de six cents monuments, plaques commémoratives et noms de rues commémorant l’occupation 1914-1918, la mémoire du conflit y reste, jusqu’à aujourd’hui, bien visible dans l’espace urbain (Van Ypersele, Debruyne, Kesteloot, 2014). Il est dès lors peu surprenant que Bruxelles ait rejoint en 2014 le vaste mouvement commémoratif qui a vu l’Europe entière se couvrir d’expositions célébrant le centenaire de la Grande Guerre.

Deux expositions ont, en particulier, retenu l’attention du public. Sous le titre « 14-18, c’est notre histoire ! », le Musée royal de l’armée et d’histoire militaire a accueilli une ambitieuse exposition présentant la guerre dans son contexte belge mais aussi européen. Quant au Musée de la Ville de Bruxelles, il a abrité « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande », une exposition davantage centrée sur l’expérience de la capitale occupée, mise en perspective avec celle des villes allemandes en 1914-1918. À travers l’exemple de ces deux expositions, notre contribution tentera de montrer ce qu’une analyse « au ras du sol » peut amener aux larges débats sur les relations entre commémoration et politique. En se penchant sur les acteurs et discours des principales expositions bruxelloises ayant vu le jour dans le cadre des commémorations 2014-2018, on verra ce que ces manifestations doivent à l’improvisation et au mélange des cadres interprétatifs. Loin d’être le fruit d’une politique mûrement réfléchie et téléguidée d’en haut, elles révèlent, avant tout, le caractère équivoque des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale.

UNE INSTRUMENTALISATION « À LA BELGE » ?

Les commémorations belges du centenaire de la Grande Guerre ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Nombre d’historiens ont pointé le risque qu’elles ne se transforment, au-delà de leur dimension économique évidente, en opérations politiques[1]. Si cette critique s’est fait entendre dans divers pays, en Belgique, l’instrumentalisation du souvenir aurait pris un tour particulièrement aigu de par la division politique et institutionnelle du pays. De fait, dans un pays officiellement fédéral depuis la réforme constitutionnelle de 1993, la commémoration de la guerre s’est en partie greffée sur le lignes de fracture régionales et communautaires2. Pour des régions et communautés dont les prérogatives n’ont cessé de s’étendre depuis 1993, les commémorations de la Grande Guerre devaient permettre de renforcer leur légitimité et visibilité, tout en distillant une leçon de citoyenneté. Si la Flandre a sans conteste été la première à suivre cette voie, la Fédération Wallonie-Bruxelles n’a pas véritablement suivi un autre chemin (Wouters, 2012 : 192-199). Avec l’année 2014 en vue, une concurrence entre les différentes entités fédérées est née en matière de gestion du souvenir, chaque région ou communauté se montrant désireuse de ne pas rater le moment « centenaire ». Elles ont tardivement été rejointes par un État fédéral qui, soucieux de ne pas abandonner « son » passé aux régions, a lui aussi organisé son propre programme commémoratif. Le contraste avec la politique commémorative qui avait prévalu pendant près d’un siècle est pour le moins frappant : en Belgique, depuis la libération de 1918 et jusqu’à la fin du XXe siècle, les autorités étatiques étaient en effet restées à la marge des commémorations de la guerre, abandonnant le souvenir aux témoins, à leurs descendants et aux communautés locales (Benvindo et Peeters, 2012). Désormais, dans un contexte de fédéralisation du pays, commémorer la guerre est devenu une affaire d’État.

Mais, au-delà de cette volonté affichée de marquer politiquement la commémoration, comment et à quel stade du processus mémoriel les pouvoirs publics interviennent-ils ? Dans le cas des deux expositions bruxelloises, de quelle manière le passé de guerre est-il instrumentalisé à des fins idéologiques ? Poser de cette manière la question des rapports entre commémoration et politique revient à plaider pour étudier les expositions historiques comme des productions elles-mêmes historiques. Celles-ci sont souvent interprétées uniquement à l’aune des messages politiques qu’elles délivrent – ou plutôt ceux qu’elles devraient délivrer sur la base des déclarations gouvernementales ou des notes d’intention des concepteurs. Nombre d’analyses, venues de divers domaines des sciences sociales, ont souligné combien les expositions et musées d’histoire visaient à fabriquer un « passé utilisable » (Boursier, 2010), constituant « un front où se livrent des batailles de mémoire et où se jouent quantité d’enjeux politiques, idéologiques et identitaires » (Joly, 1998 : 63-64). Or ces batailles ne sont pas seulement d’ordre idéologique. La négociation qui se joue à travers la mise en place de l’exposition historique est plus large : elle met en lumière les interactions entre contexte politique, moyens culturels et producteurs sociaux de la mémoire.

UN PASSAGE OBLIGÉ

Bruxelles ne pouvait manquer le rendez-vous de 2014. Divers pouvoirs publics ont manifesté la volonté de positionner la capitale de la Belgique et de l’Europe – et leur  propre existence – sur la carte du centenaire. Alors que les niveaux de pouvoir se livrent généralement une intense concurrence en Belgique, dans une étonnante symbiose, la Région de Bruxelles-Capitale, la ville, le pouvoir fédéral, les autres régions et communautés du pays ont toutes participé au financement de « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande » comme de «14-18, c’est notre histoire ! ». Cette présence politique a parfois pris des tournures très concrètes : gestionnaire du Musée de l’armée, le ministère de la Défense n’a, par exemple, pas hésité à licencier le directeur du Musée pour « avoir confié à la dernière minute à une société privée l’organisation d’une exposition commémorant le centenaire de la Grande Guerre » (Le Soir, 2014), et pour avoir risqué ainsi de manquer le lancement des commémorations en 2014.

Malgré cette politique de présence, les deux expositions consacrées à la Grande Guerre à Bruxelles se sont construites au fur et à mesure, dans un ordre dispersé et parfois dans l’urgence. Toutes deux résultent de la reprise ou de la fusion de projets préexistants, au risque d’additionner des points de vue parfois peu compatibles. En outre, par choix ou par contrainte, ces expositions ont pris un tour patrimonial évident : elles valorisent deux collections de référence sur la Première Guerre mondiale, détenues respectivement par le Musée de l’armée et les archives de la ville de Bruxelles. Ces collections préexistantes ont constitué le principal fil rouge de ces deux expositions à visée généraliste, entendant avant tout brosser à grands traits l’impact de la Première Guerre mondiale sur un espace donné3. De leur mise en exposition résulte des dispositifs didactiques parfois très réussis, mais aussi l’impression que, dans l’optique des pouvoirs publics, le centenaire de la Grande Guerre à Bruxelles constituait simplement, plus encore qu’une volonté d’instrumentaliser le passé, un passage obligé.

Originellement prévue à Tour & Taxis, un ancien site industriel reconverti en lieu culturel, l’exposition « 14-18, c’est notre histoire ! » répondait à l’appel d’offre du plan d’action élaboré par la Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles qui prévoyait le financement d’une grande exposition sur la Belgique durant la Première Guerre mondiale. L’exposition fut finalement déplacée au Musée de l’armée, qui avait lui-même l’ambition initiale d’inaugurer en 2014 son nouvel espace permanent sur la Première Guerre mondiale. Des problèmes d’ordre logistique avaient  toutefois retardé le réaménagement de cette exposition permanente, au point qu’une solution de repli avait dû être improvisée : le transfert de « 14-18, c’est notre histoire ! » au Musée de l’armée (Vanraepenbusch, 2013). Il en résulte une exposition multicouche : chargée du projet « Tour & Taxis », la société privée Tempora / ASBL (association) Musée de l’Europe a élaboré, avec l’aide (parfois peu écoutée) d’un comité scientifique, le concept général de l’exposition. Les salles consacrées à l’occupation sont, elles, une version light de ce qui devait être le nouvel espace permanent du Musée de l’armée. Quant aux espaces présentant le destin croisé du roi Albert Ier et de l’empereur Guillaume II – deux cousins que la guerre met aux prises –, ils devaient originellement constituer une exposition à part entière4. Le caractère composite de « 14-18, c’est notre histoire ! » se lit parfois noir sur blanc : un panneau prévient que le film qui constitue le point culminant de la visite, réalisé par Tempora / Musée de l’Europe, n’engage en rien la responsabilité du comité scientifique de l’exposition.

« 14-18 Bruxelles à l’heure allemande » est, elle aussi, le fruit de ce que l’on pourrait appeler une « politique de présence ». La ville de Bruxelles ne pouvait rester à la marge des commémorations du centenaire et, là aussi, une logique pragmatique a prévalu, favorisant la refonte de projets préexistants5. « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande » s’appuie largement sur une autre exposition, « Bruxelles 14-18. Au jour le jour, une ville en guerre », qui avait ouvert ses portes en novembre 2005 à l’Hôtel de Ville. La nouveauté la plus marquante réside dans l’ajout de dispositifs sur l’Allemagne, avec comme objectif de confronter l’expérience de la capitale belge avec celle des villes allemandes en 1914-1918. Un nouveau régime mémoriel européen, dépassant l’ancienne perspective nationale pour inclure les ennemis d’hier, se serait-il imposé au cours de la dernière décennie ? La réponse n’est pas si simple.

« POOR LITTLE BELGIUM » OU « L’EUROPE DES VICTIMES »?

À première vue, les deux expositions bruxelloises s’insèrent dans le discours postnational, centré sur la paix, qui caractérise la nouvelle muséographie de guerre (Benvindo, 2013 : 218-225). L’abandon de l’ancienne grille de lecture patriotique va de pair avec un déplacement thématique notable : loin de se concentrer uniquement sur les opérations militaires, ces deux projets placent en leur cœur l’expérience des populations civiles. Si « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande » s’achève sur une réflexion sur la paix (« La paix, c’est plus que la fin de la guerre », Ban Ki-moon), c’est l’ensemble de l’exposition qui entend réconcilier les expériences des populations civiles en guerre. Par exemple, après avoir vu les photographies des files interminables devant la soupe populaire dans la capitale belge, le visiteur découvre des images quasiment identiques… prises à Düsseldorf et à Berlin. Si l’Allemagne et la Belgique sont alors ennemies, résume la présentation de l’exposition, « les préoccupations des civils sont les mêmes dans les deux pays ».

Un tel discours inclusif se fait également voir dans « 14-18, c’est notre histoire !  », jusque dans le titre de l’exposition. Abordée dans une perspective européenne, la guerre n’aurait fait que des victimes. En témoigne l’évocation des causes du conflit : la faute ne peut être attribuée à aucune nation, sinon à toutes. Les vifs débats sur la question de la responsabilité de guerre (la Kriegsschuldfrage), qui divisent le monde académique depuis 1914 et ont récemment été réanimés par le best-seller de Christopher Clark (2013), sont laissés dans l’ombre. Dans le film déjà évoqué qui conclut l’exposition, cette responsabilité partagée est réinscrite dans une histoire téléologique de l’Union européenne, présentée comme le meilleur remède contre la barbarie. Partant des violences qui marquent le premier vingtième siècle, ce film montre comment la réconciliation européenne – Helmut Kohl et François Mitterrand main dans la main à Verdun – aurait mis un terme au déchirement nationaliste, avant de s’achever en apothéose sur l’attribution du prix Nobel de la Paix à l’Union européenne.

Les cadres patriotiques qui avaient longtemps dominé la mémoire de guerre ont-ils pour autant disparu ? En contradiction avec le récit du projet européen, « 14-18, c’est notre histoire ! » reprend littéralement, par endroits, les thèmes classiques qui ont donné naissance à l’image de la Poor Little Belgium en 1914-1918, à savoir celle d’un petit pays innocent, résistant de toutes ses forces à un envahisseur surpuissant. Dans les espaces consacrés aux deux cousins royaux que la guerre met dos à dos, Albert Ier est dépeint comme un héros refusant virilement de céder à l’ultimatum allemand – « quel culot ! » dans le langage de l’exposition –, tandis que Guillaume II apparaît comme une figure d’opérette, oscillant entre ridicule et démence. La propagande alliée trouve de cette manière un étonnant second souffle, sans que l’exposition ne fasse véritablement l’histoire de ces représentations antagonistes. Pour raconter l’occupation de la capitale, « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande » s’appuie, elle, sur les productions patriotiques acquises par les Archives de la Ville de Bruxelles dans l’immédiat après-guerre. Remarquables par l’univers moral qu’elles dévoilent, ces caricatures, publications clandestines et memorabilia tricolores font écho au « salon anti-boche » de 1918, mais l’exposition actuelle peine à les replacer dans les contextes et espaces sociaux qui leur donnèrent naissance. Les occupants, les indifférents, les activistes flamands et autres « inciviques » n’apparaissent qu’à travers ce prisme patriotique directement issu de la culture de guerre « 14-18 ». La Première Guerre mondiale, même à l’ère postnationale, semble devoir rester une guerre de nations.

CONCLUSION : L’ÉQUIVOQUE COMMÉMORATIVE

Toute commémoration s’apparente évidemment à une opération politique, mais la résumer à cela ne peut suffire. Le seul fait que ces deux expositions aient chacune été à l’initiative d’un niveau de pouvoir spécifique mais cofinancées par tous les autres indique que, pour les autorités publiques, l’existence de ces projets (et leur visibilité en leur sein) importe sans doute davantage qu’une influence sur les contenus. Comme le montre la manière dont Bruxelles a exposé la Grande Guerre en 2014, la notion de « passage obligé » et celle de « bricolage » sont, elles aussi, le propre de la fabrique du souvenir. De ce point de vue, réduire l’événement commémoratif aux déclarations politiques qui les font naître ou aux communiqués de presse qui les font vendre obscurcit la dynamique en cours, plutôt qu’elle ne l’éclaire. En se penchant sur les processus institutionnels et logistiques qui donnent naissance aux expositions et sur les différents acteurs qui s’y croisent, on comprend mieux l’équivoque du discours muséographique. Mais c’est précisément dans ce caractère polyphonique que réside peut-être sa force d’attraction.

Bruno Benvindo, CegeSoma et Karla Vanraepenbusch, CegeSoma/UCL

BIBLIOGRAPHIE

Benvindo, Bruno et Peeters, Evert, Les décombres de la guerre. Mémoires belges en conflit, 1945-2010, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2012.

Benvindo, Bruno, « “Une expérience inoubliable”. Usages du passé dans les musées de guerre postnationaux », Revue belge d’histoire contemporaine, 2013, 2-3, p. 218-225.

Bost, Mélanie et Kesteloot, Chantal, Les commémorations de la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2235-2236, 2014.

Boursier, Jean-Yves, La fabrique du passé, Nice, Ovadia, 2010.

Clark, Christopher, Les somnambules : été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre (2012), Paris, Flammarion, 2013.

« Le directeur du Musée de l’Armée poussé vers la sortie », Le Soir, 2 avril 2014.

Joly, Marie-Hélène, « Les musées d’histoire », in Marie-Hélène Joly et Thomas Compère-Morel (dir.), Des musées d’histoire pour l’avenir, Paris, Editions Noêsis, 1998, p. 63-64.

Van Ypersele, Laurence, Debruyne, Emmanuel, Kesteloot, Chantal, Bruxelles, la mémoire et la guerre (1914-2014), Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2014.

Van Driessche, Wouter, « De kleine oorlog om de Groote oorlog », De Standaard, 14 novembre 2011.

Vanraepenbusch, Karla, La mise en exposition de la Grande Guerre dans les musées belges : l’exposition permanente comme médium de transmission de l’histoire, mémoire de master en études muséales, Université de Neuchâtel, 2013.

Wouters, Nico, « “Poor Little Belgium?” Flemish- and French-language politics of memory (2014-2018) », Journal of Belgian History, 2012, 4, p. 192-199.

[1] Ces voix critiques se sont d’abord fait entendre dans la presse, cf. Van Driessche, 2011. Pour un aperçu global, cf. Bost et Kesteloot, 2014.

2 La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions. Les trois communautés, flamande, française et germanophone, disposent d’une autonomie étendue entre autres dans les domaines de l’enseignement, de la culture et de l’emploi des langues. Les régions, compétentes entre autres en matière d’économie et du tourisme, sont la Région flamande, la Région de Bruxelles-Capitale et la Région wallonne. L’État fédéral conserve des compétences dans de nombreux domaine dont les affaires étrangères, la défense nationale et les finances.

3 À l’opposé des deux publications qui accompagnent ces expositions et suivent davantage des fils rouges thématiques : Henri Dupuis, Krzysztof Pomian et Isabelle Van den Broeke (dir.), « 14-18, c’est notre histoire ! », Bruxelles, Tempora / Musée de l’Europe, 2014 ; Gonzague Pluvinage (dir.), « 1914- 1918 : Villes en guerre », Cahiers bruxellois. Revue d’histoire urbaine, XLVI, 2014.

4 Entretien avec Jan Van der Fraenen (collaborateur scientifique au Musée royal de l’armée), 5 janvier 2015.

5 Entretien avec Gonzague Pluvinage (commissaire de « 14-18 Bruxelles à l’heure allemande »), 25 avril 2015.

Publié dans le n° 2 de Mémoires en Jeu, décembre 2016, p. 102-106.