Traitement (touristique) de choc. Un roman sur le tourisme mémoriel

Nathalie MauuarinUniversité Clermont Auvergne, Clermont-Ferrand
Paru le : 31.10.2017

Le roman de Chris Simon1 a pour titre Mémorial Tour, du nom du tour operator choisi sur internet par Patrice qui, féru d’histoire, aime ponctuer régulièrement ses énoncés par : « historiquement correct » (p. 30). Patrice souhaite emmener sa femme, Hélène, en voyage et lui faire une belle surprise. Un couple heureux se prépare donc à des vacances sans les enfants. Patrice contribue à ménager l’effet de surprise en ne révélant rien à Hélène ; comme elle, nous ne connaissons ni la destination ni la durée du voyage. Vers où vont-ils donc aller ? Sud, Nord, des vêtements chauds, légers ? Patrice lui donne deux indices : un voyage en train et à l’Est… C’est peu pour Hélène, par les yeux de qui nous serons guidés durant tout ce périple, biais par lequel le récit se mue en témoignage. Elle aimerait parer à tous les imprévus et prépare les valises en conséquence avec minutie. Ils ne manqueront de rien. Le lendemain matin, deux hommes inquiétants viennent les chercher. On apprend plus tard que  Patrice a opté pour un voyage « sur mesure » avec prise en charge à domicile, choisissant entre deux formules, l’une simple : TrainPensionComplète (p. 85), l’autre complète : TrainPensionComplète + Camp (p. 132) avec « douche », inclus ou non dans le forfait (p. 110) « à 1 350 euros » (p. 79) par personne.

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Birkenau © Philippe Mesnard

Cette escapade, qui devait s’annoncer divertissante et instructive est rapidement contaminée par de zones d’ombre inquiétantes. Dès le début du récit, un échange entre Patrice et Hélène évoque un « mass murderer » (p. 5), des clichés dévoilent « un imperméable trop long » (p. 7) ; un homme « qui fait claquer ses talons » (p. 7) ; et « un fourgon » (p. 9) ; toutes ces images rappellent de sombres heures : d’ailleurs, Sushi, le chat d’Hélène, fera très tôt les frais de cette violence annoncée. Heureusement, pour alléger l’intrigue, nos deux voyageurs font connaissance de leurs compagnons de route. Un jeune couple d’étudiants, Laure et Mathieu, Christine, enseignante, Françoise et son fils Bastien, Gérard l’ex-cheminot, Serge, Stéphane… tous et toutes sans distinction, quelle que soit leur origine sociale, embarquent de leur plein gré dans ce voyage dont on imagine facilement la destination ; seule Hélène, otage de cette expédition « surprise », demeure réticente et nous guide avec ses yeux stupéfaits, désapprobateurs et indignés.

Angoisse et humour s’entremêlent, dans le récit comme dans l’esprit du  couple de voyageurs ; ainsi, Hélène note qu’il va falloir en passer par là : « se la farcir » l’histoire (p. 79). L’ironie grinçante ne masque toutefois pas la gêne, ni la nôtre ni celle d’Hélène. L’air devient pesant, nauséabond, irrespirable. D’un musée à un quai de gare, nous suivons pas à pas Hélène, au milieu des touristes, qui dès le départ « commence sérieusement à s’inquiéter » (p. 15). Patrice, quant à lui, considère le voyage comme « un état d’esprit, il suffit de porter un regard neuf sur ce qui nous entoure et l’aventure commence » (p. 13) ; enfin, c’est ce qu’il pense encore à ce moment-là. Bien sûr, le lecteur attentif aux signes aura vite remarqué cette organisation par étapes numérotées de 1 à 14, tel un chrono qui joue la montre. Il aura aussi prêté attention à la citation d’Hannah Arendt : « ça n’aurait jamais dû arriver. Et je ne veux pas dire par là le nombre de victimes. Je veux dire la fabrication de cadavres […]. Il s’est passé là quelque chose dont plus personne ne peut se débarrasser » (p. i), ainsi qu’aux corbeaux, se posant sur des bouleaux juste avant le départ du train.

Chris Simon, auteure d’origine franco- américaine, a choisi d’évoquer un sujet grave, le tourisme noir, et elle le fait avec beaucoup d’esprit. À grand renfort d’ironie, elle démontre l’absurdité des comportements, les excès des hommes, et nous questionne sur la « possibilité » et la nécessité d’expériences semblables. Ces voyages mémoriels, jouant sur la reconstitution (reenactment), semblent à la  mode, ils sont souvent considérés comme pédagogiques, voire vertueux par certains, comme s’ils étaient une façon de répondre au « devoir de mémoire ». Quand d’autres, toutefois, les soupçonnent de déclencher des pulsions voyeuristes et de constituer une manne financière, exploitant de manière indécente le filon touristique de notre siècle.

Sans pathos, l’auteure invite par ce récit extrême à voir de façon crue l’ambivalence des hommes et la violence qui émerge entre eux lorsqu’ils sentent leur vie en danger. Ils adoptent alors des attitudes qui vont de la cruauté à l’indifférence, de la bonté à la fraternité. Toute la contradiction de l’âme humaine est mise en lumière par des scènes humiliantes qui se jouent là, devant nous. Les hommes se retrouvent en situation extrême à devoir sauver leur peau, soumis à l’aberration des abus de pouvoir, d’un système et d’un destin qui les dépassent. Avec, en filigrane, l’idée d’un monde de pouvoir régi par internet où toute réclamation légitime d’un touriste « lambda » devient sans effet. C’est au second degré, par une ironie à la fois outrancière et libératrice et pas des clichés, que tous ces thèmes sont abordés au fil des pages.

Hélène prend sans cesse le lecteur à témoin. Que choisir ? Visiter le camp de Drancy, ou seulement le musée ou prendre la formule « tout compris » ? Tous ont payé et choisi soit l’une, soit l’autre « formule » (p. 103). Ils veulent jouer à la reconstitution de cette Histoire, celle de la déportation et des camps. Ils prennent ce train alors que l’atmosphère de la reconstitution est déjà tendue, anxiogène, et deviendra asphyxiante jusqu’à l’intolérable. À l’instar de la télé-réalité, ce roman entraîne ses passagers dans un wagon à bestiaux prévu pour « 8 chevaux, 40 hommes » (p. 15), alors qu’ils s’y retrouvent confinés, debout, plusieurs jours, à plus de 80 jusqu’à l’étape finale, devant le camp où s’affichent deux lettres en guise d’acronyme : « K » et « Z ». Ils sont ensuite séparés et triés dans le « Könzentrationslager » (sic [p. 112]). Cette reconstitution infernale s’arrête avec l’intervention extérieure d’un des leurs et clôt à temps cette fiction édifiante.

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Auschwitz © Philippe Mesnard

Ledit « devoir de mémoire » serait-il mieux entretenu de façon expérimentale qu’il ne l’est dans les musées, les livres, les mémoriaux ou les témoignages ? Souffrir dans sa chair permet-il de mieux comprendre les violences ou d’éviter de les reproduire ? Telle est la question de l’auteure, qui n’accorde aucune valeur rédemptrice à ce genre d’« aventure ». Par ce roman, l’auteure souhaite poser une question cruciale : « le devoir de mémoire nous protège-t-il contre la barbarie ? » C’est ainsi qu’elle a imaginé ce jeu de rôle inconcevable, « ici et maintenant » (p. 84), qui interroge lecteur et touriste potentiel faisant le choix d’entreprendre cette expérience (de lecture).

1 Chris Simon, bloggeuse que l’on peut retrouver sur son site http://chrisimon.com/, autoédite ses romans depuis 2011, époque o. elle choisit de se lancer dans l’aventure de l’édition numérique. Elle est notamment l’auteur de la série à succès Lacan et la boîte à mouchoirs. Elle a commencé à écrire des nouvelles après les attentats du 11 septembre, alors qu’elle était professeure de français. Elle vit à Paris depuis 2009. Mémorial Tour a été roman lauréat du jury Amazon-Kindle KDP au Salon du livre en 2016. Elle a aussi pu présenter ce roman en octobre dernier à la « rentrée littéraire » du Mémorial de la Shoah à Paris.

Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 16-17