Cinéma et guerre civile espagnole. Du mythe à la mémoire

Laure PérezÉcole Normale Supérieure, Paris
Paru le : 25.10.2017

Cinéma et guerre civile espagnole.

Du mythe à la mémoire

 

Vicente Sánchez-Biosca

Traduit de l’espagnol par Annie Vignal, Paris, éditions Hispaniques, 2016, 291 p.

couverture Vicente

Vincent Sánchez-Biosca est l’auteur de divers ouvrages sur le cinéma de la république de Weimar et sur le cinéma espagnol. En collaboration avec Rafael R. Tranche, il a écrit NO-DO. El tiempo y la memoria (Madrid, Cátedra, 2000) et El pasado es el destino. Propaganda y cine del bando nacional en la guerra (Madrid, Cátedra, 2011). Lui qui s’était déjà intéressé aux rapports entre cinéma et mémoire dans Cine de historia/Cine de memoria (Madrid, Cátedra, 2006) aborde la guerre civile espagnole sous cet angle dans Cinéma et guerre civile espagnole. Du mythe à la mémoire.

Après avoir rappelé dans la préface le contexte dans lequel sa réflexion a émergé – les années 2006-2007, marquées par les débats sur la mémoire de la guerre civile en Espagne, à l’occasion de la « Loi sur la mémoire historique » du gouvernement Zapatero –, l’auteur expose son projet : proposer une vue d’ensemble des rapports entre guerre civile espagnole et cinéma, tout en y intégrant des travaux portant sur des points plus précis. Il s’agit de « combler [une] lacune dans le panorama bibliographique français » (p. 18) : depuis l’ouvrage de Marcel Oms en 1986, La Guerre d’Espagne au cinéma, plus aucun livre n’a abordé cette question dans une perspective globale. Vicente Sánchez-Biosca choisit de traiter ce sujet sur une période longue : les soixante-dix ans qui séparent le début du conflit des débats des années 2000. Cinéma et guerre civile espagnole. Du mythe à la mémoire s’intéresse donc à la fois au cinéma produit pendant la guerre et au cinéma produit sur la guerre, en Espagne et dans le monde. L’introduction problématise avec clarté les notions de mythe et de mémoire. Le livre porte sur « des films dans lesquels ont pris forme des représentations mémorielles » (p. 33) car « les images ont cette plasticité qui leur permet de devenir des symboles, de fixer la mémoire de groupes sociaux, politiques, ou de secteurs de la population et, avec les récits, de servir de représentation mémorielle » (p. 31). Or, « le cinéma est, à cet égard, un moyen privilégié puisque par sa nature il articule une structure de récit […] et une image » (p. 32).

Les deux premiers chapitres rendent compte de la production cinématographique de propagande des deux camps durant la guerre, car c’est « à travers la propagande [que] se forment des récits, c’est-à-dire des formes de légitimation dotées d’une structure fictionnelle complexe » (p. 34). La propagande du camp nationaliste, essentiellement l’œuvre des phalangistes à travers le DNC (Departamento Nacional de Cinematografía), vise à justifier le soulèvement militaire du 18 juillet : la guerre est présentée comme une « croisade » pour la rédemption de l’Espagne, dont l’identité se confond avec le catholicisme. Une analyse détaillée de L’Espagne héroïque de Joaquín Reig Gozalbes (1938) et de Présent ! (1939), film sur l’enterrement de José Antonio Primo de Rivera, permet à l’auteur de montrer comment le cinéma contribue à forger ces mythes.

La production du camp républicain est moins homogène. La propagande officielle s’en tient au thème de la défense de la légalité, ce qui contraste avec la puissance des mythes engendrés par les communistes et les anarchistes. Les premiers forgent, à travers les images tournées par les opérateurs soviétiques Roman Karmen et Boris Makaseev, le mythe de Madrid comme « bastion de la résistance au fascisme » (p. 83). Ce sont cependant les anarchistes qui contrôlent une grande partie de la production cinématographique républicaine. Des films étrangers tels que The Spanish Earth de Joris Ivens (1937) ou Espoir. Sierra de Teruel de Malraux (1938-1939) contribuent aussi à l’émergence de cette mythologie républicaine.

Le troisième chapitre se centre sur deux films : Raza, de Sáenz de Heredia (1942) et Rojo y negro, de Carlos Arévalo (1942), qui reflètent l’opposition entre deux visions du conflit, celle de Franco, qui va s’imposer comme « la version officielle de la guerre civile espagnole » (p. 108), et celle du phalangisme, progressivement mise à l’écart.

Le chapitre quatre traite de la période des années 1950, au cours de laquelle le conflit est représenté d’un point de vue religieux et anticommuniste, dans le contexte de la guerre froide, comme en témoignent des films tels que Balarrasa, de Nieves Conde (1950) ou Murió hace quince años, de R. Gil (1954). C’est également le début d’une « représentation plus nuancée de l’ennemi » (p. 35), que l’on peut observer dans des films tels que El santuario no se rinde (A. Ruiz-Castillo, 1949), Rostro al mar (C. Serrano de Osma, 1951) ou Vida en sombras (L. Llobet-Gracia, 1948).

Les chapitres cinq et six ont pour thème les années 1960, « le temps de la confrontation des mémoires entre les différents camps » (ibid.). Tandis que Mourir à Madrid, de Frédéric Rossif (1962), reprend les grands mythes de l’antifascisme, Franco ese hombre, de Sáenz de Heredia (1964), constitue une « hagiographie du caudillo chef d’État et de famille » (ibid.), dans le contexte du remplacement par le régime du mot d’ordre de la Victoire par celui de la Paix, à l’occasion de la célébration des Vingt-Cinq années de Paix en 1964. Les années 1960 sont également celles de l’émergence de voix « périphériques » (p. 176) qui, soit en Espagne, mais en marge du cinéma officiel, soit depuis l’exil, se font l’écho de la mémoire des vaincus, dans une perspective plus intime. Carlos Saura évoque la guerre de manière allégorique, notamment dans La Caza (1965) et La Prima Angélica (1973). Jaime Camino tourne España otra vez / Spain Again (1968) et Alain Resnais La guerre est finie (1966), à partir d’un scénario de Jorge Semprún. Au Mexique, des exilés républicains participent au tournage de En el balcón vacío, de José Miguel García Ascot (1961), « qui allait devenir […] un authentique lieu de mémoire » (p. 36).

Le chapitre sept analyse le « processus de révision des mythes franquistes sur la guerre civile » (p. 206) qui eut lieu au moment de la Transition, et que l’on peut voir à l’œuvre notamment dans les films que Basilio Martín Patino réalise à partir d’images d’archives, Canciones para después de una guerra (1971, sorti en 1977) et Caudillo (1973, sorti en 1977). Ce chapitre évoque également le traitement de la guerre civile à travers un « film de témoignage », La Vieja Memoria de Jaime Camino (1977), et une comédie, La Vaquilla de Luis G. Berlanga (1984).

Le chapitre huit remarque l’émergence d’une manière particulière de représenter le conflit au cinéma : « une forme fictionnelle qui, pour un temps […] jouit du consensus » (p. 36) et qui se caractérise par des « récits lents » (ibid.), aux « tons crépusculaires » (ibid.), centrés sur des « personnages meurtris par le temps » (ibid.). Il s’agit de proposer des « paysages de la mémoire » (p. 230), comme on peut le voir dans des films tels que El espíritu de la colmena, de Víctor  Erice (1973), Las Largas Vacaciones del 36, de Jaime Camino (1976), Las Bicicletas son para el verano (Jaime Chávarri, 1984) ou encore You’re the one, de José Luis Garci (2000), et avec lesquels contraste Libertarias, de Vicente Aranda (1996).

Ce mode de représentation de la guerre est remis en question à partir des années 2000, qui sont marquées par une nouvelle tendance : « la substitution du récit fictionnel par le documentaire et le reportage télévisé » (p. 37). Le chapitre neuf analyse plusieurs films représentatifs de ce phénomène : Soldados de Salamina, de David Trueba (2002), Silencio roto, de Montxo Armendáriz (2001) et La Guerrilla de la memoria, de Javier Corcuera (2002). L’auteur, reprenant à son compte les mots de Tzvetan Todorov, parle d’ « abus de la mémoire » (ibid.) et pointe deux risques inhérents à cette approche : « la consommation émotionnelle du document, dont l’esthétique a été délibérément vieillie, et l’assimilation frauduleuse entre témoignage et vérité historique » (ibid.), questionnement qui est repris dans l’épilogue. Les annexes comportent une bibliographique substantielle, un index des noms et un index des illustrations.

En somme, Vicente Sánchez-Biosca signe là un ouvrage dont la lecture est agréable et qui est agrémenté d’illustrations bien choisies. Il articule son propos autour d’une réflexion très claire et pertinente sur les rapports entre cinéma, histoire et mémoire qui permettra, souhaitons-le, à cette publication de s’imposer comme un classique en la matière, comme cela a été le cas de l’édition espagnole.

Publié dans le n° 3 de Mémoires en jeu, mai 2017, p. 137-139