La Langue sous le feu. Mots, textes, discours de la Grande Guerre

Paru le : 23.07.2018

Odile Roynette, Gilles Siouffi & Agnès Steuckardt (dir.)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 272 p.

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Cet ouvrage collectif est la publication des actes d’un colloque qui a réuni des historiens et des linguistes : “La Première Guerre mondiale et la langue : approches croisées” (Paris, 12-13 juin 2014). Même si la littérature y a sa part, il s’attache surtout à étudier le langage qui fut réellement employé pendant la Grande Guerre, tel que le révèlent, en particulier, les lettres des soldats ; tel que l’ont enregistré, plus tard, les dictionnaires.

On considère souvent que la Première Guerre mondiale coïncide avec un recul très net des langues régionales parlées dans notre pays. Celles-ci, en effet, d’un moyen de communication usuel, se transformèrent en instrument d’affirmation identitaire – dont sut d’ailleurs jouer la République –, ce qui les fragilisa d’autant. L’un des contributeurs du volume, Yann Lagadec, remarque ainsi : « l’usage fait de la langue bretonne n’est jamais en opposition à la France. Il perpétue au contraire l’association de la petite et de la grande patrie, au grand désarroi des autonomistes » (p. 65).

En effet, les soldats dans leurs lettres ont fait du français le « code normal de leur écriture » (p. 100) et y ont réduit à l’extrême l’usage de leur langue locale. Celle-ci semble réservée à des apartés un peu personnels – de ceux que l’on mettrait volontiers à l’abri de tirets –, comme le relèvent les auteurs du chapitre consacré au « Corpus 14 », constitué des lettres d’occitanophones peu-lettrés (syntagme adjectival ici lexicalisé, d’où la présence du trait d’union) : « seuls les habituels ressorts que sont la confidence, l’émotivité ou l’affectivité permettent le surgissement de la langue d’oc dialecte » (p. 101). Les noms de lieux et les sobriquets ouvrent également à la langue vernaculaire.

Le même phénomène s’observe dans la correspondance de Gaston B. (1890-1964), ce soldat « peu-lettré » du Pas-de- Calais devenu père en septembre 1914 et qui ne verra pour la première fois sa fille qu’en 1919. Lui aussi pense que le français standard est la seule langue pouvant être légitimement utilisée à l’écrit, et il cherche, maladroitement parfois, à se conformer à ce qu’il croit être la norme grammaticale. Ainsi, il préfère multiplier les subordonnées plutôt que de recourir à la parataxe ; il emploie souvent la conjonction car, qu’il ressent comme plus « littéraire ». Les éléments dialectaux sont très rares dans ses lettres ; on peut seulement y noter une construction infinitive particulière, dont voici un exemple : « s’il te manque de l’argent pour toi vivre ». Carita Kilippi note que l’apprentissage de l’écrit relève de la socialisation secondaire et « nécessite donc un remaniement du concept de la langue maternelle » (p. 136). L’idiolecte de Gaston – c’est-à-dire le mode d’expression qui lui est propre – incarne ce que Claire Blanche-Benveniste a pu appeler une langue du dimanche. Le français, « c’est plus chic », déclare un autre scripteur (p. 110) ; compte aussi, dans cette préférence donnée à la langue nationale, la relation qu’on lui prête avec l’ascension sociale.

Tournons-nous maintenant vers les dictionnaires. Une contribution examine les mots que les datations du Petit Robert électronique de 2010 font naître entre 1914 et 1918. Il y a parmi les néologismes de cette période une proportion tout à fait inhabituelle de mots « non conventionnels » : mots « familiers », « populaires », « argotiques », « péjoratifs ». En prenant un exemple pour chaque année, on peut citer scribouillard (1914), fortiche (1915), flouze (1916), nénette (1917), casse-pipe (1918). Certains mots sont proprement militaires ; en suivant la même chronologie, et en faisant abstraction cette fois des variations diastratiques : bidasse, poilu, limoger, camouflage, alerter.

Particulièrement passionnant est le chapitre que Patricia Kottelat consacre à la présence – lexicale et idéologique – de la Grande Guerre dans le Larousse Universel de 1922. Les éditeurs de cet ouvrage en deux volumes considéraient que la guerre leur avait fait « un devoir de présenter un dictionnaire au courant de cet univers changé », un univers que reflétait « une foule de mots nouveaux pour désigner des choses nouvelles » (Préface du Larousse Universel). Cette conception se traduit, tout au long de l’ouvrage, par un discours historique « qui constitue un événement de langage remarquable » (p. 159). L’auteure de l’étude déclare que « c’est généralement l’acception à statut néologique liée à la Grande Guerre qui est citée en première position » en cas de polysémie (p. 162) ; l’exemplaire que je possède – sans doute parce que c’est une édition mise à jour et datant de 1938 – ne me permet pas de confirmer cette assertion.

Ce qui frappe chez les rédacteurs de ce dictionnaire, c’est l’omniprésence de l’élément subjectif. La langue allemande, par exemple, se caractériserait par « un certain manque de rapidité et de précision dans l’expression de la pensée » (p. 173), mention qui ne figure plus dans l’édition de 1938.  Mais, en parcourant le Larousse Universel, on s’aperçoit vite que la tendance axiologique ne se résume pas aux questions liées à la Grande Guerre et à la germanophobie ; elle s’y manifeste à chaque page. Deux exemples au hasard et entre dix mille : le poète Jean-Baptiste Rousseau est un « versificateur habile et varié, mais qui nous paraît aujourd’hui un peu froid » ; le critique Francisque Sarcey, « un esprit un peu terre à terre, peu accueillant aux nouveautés, mais épris de bon sens, de logique et de vraisemblance ».

Il n’en reste pas moins que le discours idéologique du Larousse Universel de 1922 a véhiculé « une véritable culture de guerre » (p. 174). Les exemples censés éclairer les définitions y sont parfois surprenants. Au sein de l’entrée « Avoir », l’acception « Vaincre » se trouve ainsi illustrée : « On les aura, nous les battrons (mot consacré par l’ordre du jour du général Pétain à la 10e armée, le 10 avril 1916) ». Plus généralement, les défaites des Français et les victoires allemandes sont déniées, les figures héroïques glorifiées et les combattants ordinaires presque absents. Il n’est jamais question de pertes humaines – sauf chez l’ennemi –, on dirait que seuls les paysages ont été dévastés. Les forces alliées sont occultées, en particulier l’intervention américaine.

Sur la base d’un corpus de 24 documents (8 journaux de marche, 8 recueils de lettres et 8 romans), les auteurs d’un autre chapitre se demandent s’il a véritablement existé une « langue poilue » ou s’il ne s’agirait pas plutôt d’une « illusion rétrospective résultant d’une conception trop étroite de la langue » (p. 176). La lettre est le genre le plus rétif aux néologismes, en particulier parce qu’elle a pour but de rassurer ses destinataires et que, même adressée à une seule personne, elle est appelée à circuler parmi les proches : c’est donc un genre euphémisant – sans parler du silenciement (pour utiliser un mot forgé par Eni Orlandi) auquel la censure contraint parfois les scripteurs. Les journaux ne sont pas beaucoup plus néologènes. Les innovations lexicales se rencontrent surtout chez les romanciers, mais de façon très inégale : Henri Barbusse et Maurice Genevoix sont très néolophiles, Georges Duhamel nettement néolophobe.

Appartenant à ce corpus, certaines créations lexicales (blessure-filon) n’ont pas passé l’épreuve du temps, en raison de la rareté de leur emploi (il s’agit parfois d’hapax : une seule occurrence). Les auteurs dénombrent environ 200 innovations lexicales oubliées, obtenues le plus souvent par dérivation : on parle ainsi de « pâleur insomnieuse ». La préfixation en re- et en dé- est fréquente (redégringoler ; désabrutir), ainsi que la suffixation en –ment (épistolièrement). Le corpus confirme la diffusion généralisée de certains mots (boche, poilu ; dans une moindre mesure, embusqué, crapouillot) mais infirme celle d’unité lexicales passant pourtant pour des symboles langagiers de la Grande Guerre, comme les sigles, les emprunts ou encore une locution aussi emblématique que la der des der. La « langue poilue » n’a donc pas l’existence que la postérité lui a reconnue.

Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 141-142