Le Partage des mémoires. La guerre d’Algérie en littérature, au cinéma et sur le web

Kaoutar HarchiCerlis, Université Paris Descartes
Paru le : 16.04.2018

Djemaa Maazouzi

Paris, Classiques Garnier, 2015, 487 p.

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Issu d’une thèse d’histoire, cet ouvrage est né du constat selon lequel, depuis le début des années 1980, les auteurs qui souhaitent aborder le thème de la guerre d’Algérie « empruntent au livre, à la représentation théâtrale, mais aussi beaucoup à l’audiovisuel [et] font ainsi appel à […] une réception collective » (p. 15). Pour observer ce processus de fabrication des mémoires de la guerre d’Algérie, l’auteure cible « trois types de corpus d’œuvres, tirés de genres, de médiums et d’auteurs issus de groupes de mémoire différents : harkis, pieds-noirs et immigration algérienne » (p. 15). Le premier corpus est composé des œuvres des écrivains Zahia Rahmani et Mehdi Charef ainsi que de celle du cinéaste Tony Gatlif. Le deuxième corpus est composé d’œuvres « qui marquent une série, ensemble aux contours flous auxquels ils se rattachent et qui permettent de mettre à la fois en perspective le commun entretenu entre la série et l’œuvre de l’un des trois auteurs et la manière dont l’auteur, Rahmani, Charef ou Gatlif, s’en distingue de façon significative » (p. 15). Enfin, le troisième corpus regroupe des œuvres qui appartiennent à la série mais s’en détachent de manière paradoxale : l’enquête journalistique d’une fille de harki (Dalila Kerchouche, Mon père ce harki, 2003) et le premier roman de fiction française mettant en scène un harki (Le Harki de Meriem de Mehdi Charef, 1989) ; « la bande dessinée Mémé d’Arménie (2002) [ainsi qu’] une série de quinze webfilms amateurs d’un posteur et blogueur nommé Gérard Roignant qui les montre, lui et un groupe de pieds-noirs, lors d’un voyage de retour en Algérie après quarante-trois ans d’absence » (p. 15).

Attaché à comprendre de quelle manière « fonctionnent et se déploient au sein des œuvres littéraires, filmiques et webfilmiques des scénographies mémorielles et des figurations médiatiques de la guerre d’Algérie » (p. 20), l’ouvrage de Djemaa Maazouzi s’ouvre sur une première partie intitulée « Scènes d’énonciation des mémoires de la guerre d’Algérie » (p. 25). Est ainsi entrepris un vaste travail définitionnel relatif aux notions d’histoire et de mémoire, notamment. Une attention particulière est portée à l’ouvrage Les Lieux de mémoire de Pierre Nora afin d’illustrer le phénomène de « mise à l’écart du passé colonial dans l’histoire nationale française » (p. 34). La deuxième partie, titrée « Scénographie mémorielle du procès » (p. 105), se centre sur la figure du harki telle que reconfigurée par Rahmani, Kerchouche et Charef dans leurs œuvres respectives. Dans cette perspective, l’auteure avance l’hypothèse d’un « déplacement de la représentation du harki en “salaud” puis en victime, vers la construction d’une image du père harki en héros » (p. 161). La troisième partie, « Scénographie mémorielle de la rencontre » (p. 195), interroge les modes de relations susceptibles d’advenir en contexte colonial et post-colonial. La mise en scène littéraire de « la rencontre ratée » (p. 197), de « la rencontre possible » (p. 234) et de « la rencontre improbable » (p. 258) est sous-tendue par une volonté de montrer, dans le cas de Charef par exemple, que « des liens existaient entre les diverses communautés dans l’Algérie coloniale [et d’établir] une liaison entre le passé colonial des immigrés algériens en France et de leurs enfants et leur présent postcolonial » (p. 289). La dernière partie, titrée « Scénographie mémorielle du retour » (p. 297), aborde le thème du retour à partir de l’expérience historique des pieds-noirs. Creusant l’œuvre de Gatlif, Djemaa Maazouzi perçoit « une démarche d’anamnèse […], prise de parole mémorielle qui se dit en creux, masquée par une résistance, une difficulté, une pudeur, mais aussi une impuissance de l’auteur à reconnaître, à se souvenir » (p. 393).

Le Partage des mémoires. La guerre d’Algérie en littérature, au cinéma et sur le web est un livre touffu, dense et riche d’analyses précises qui éclairent les modalités selon lesquelles des individus se souviennent de la guerre d’Algérie. Si de nombreux travaux historiens ont porté sur les mises en concurrence des mémoires coloniales, le grand intérêt de l’ouvrage de Djemaa Maazouzi réside dans sa capacité à révéler l’existence de mémoires collectives liées les unes aux autres, potentiellement à l’origine d’un dialogue public. La mise en avant de la séquence du procès, de la rencontre et du retour offre un schème intéressant pour penser les interactions mémorielles.

À l’issue de cette lecture, des questions continuent de se poser. L’une d’elles, la plus importante nous semble-t-il, est directement liée au type de corpus étudié, soit l’œuvre artistique. En introduction, Djemaa Maazouzi écrit : « En fait, l’hypothèse du dialogue importe moins que le questionnement qui la sous-tend. Aussi ai-je opté pour une démarche […] attentive à ce qui travaille dans l’objet et par extension son auteur, porteur de mémoire ». (p. 18). Mais tout artiste est-il un porteur de mémoire ? De plus, Djemaa Maazouzi affirme que « plus la voix auctoriale qui se souvient de la guerre d’Algérie se distingue par sa singularité, plus elle dit avec acuité ce que le groupe balbutie » (p. 21). Ainsi postule-t-elle que l’artiste occuperait de facto une fonction de porte-parole qui, en voulant s’en éloigner, en vérité s’en rapproche. Mais, si l’artiste est un porteur de mémoire, dans quelle mesure l’est-il comme les autres ? En outre, l’œuvre d’art est définie comme lieu de remémoration coloniale et postcoloniale et c’est en tant que telle qu’elle intéresse Djemaa Maazouzi. Or, les travaux issus du champ de la sociologie des arts – ceux de Jacques Leenhardt en particulier – enseignent que l’œuvre d’art se caractérise, toujours déjà, par le fait que, travaillant les représentations sociales et attachée à en produire de nouvelles, elle constitue une représentation de la représentation. Une attention plus forte à cet effet de mise en abyme propre à tout geste artistique aurait peut-être permis de penser davantage la spécificité des modalités artistiques – et donc esthétiques – du souvenir de la guerre d’Algérie.

L’importance considérable des données rassemblées, la précision du protocole méthodologique, la pluralité des sources critiques mobilisées, la connaissance fine des œuvres étudiées, sont autant d’éléments qui font du Partage des mémoires un ouvrage précieux à partir duquel penser le partage mémoriel. Néanmoins, la relative attention accordée à la spécificité du matériau étudié ouvre la voie à des recherches supplémentaires attendues et nécessaires.

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 138-139