Paroles orphelines. Les enfants et la guerre d’Espagne

Didier CorderotUniversité Blaise Pascal, ESPE Clermont-Auvergne
Paru le : 25.10.2017

Paroles orphelines.

Les enfants et la guerre d’Espagne

 

Verónica Sierra Blas

Traduit de l’espagnol par Christine Rivalan Guégo et Raquel Thiercelin-Mejias, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 368 p.

Paroles

Le 18 juillet 1936 éclata la guerre civile espagnole à la suite d’un coup d’État militaire fomenté principalement par les milieux conservateurs dans le but de mettre un terme au régime de la IIe République, instaurée en 1931. Cette guerre préfigura dans une large mesure la Seconde Guerre mondiale. Elle servit en effet de terrain d’exercice pour les armées de Hitler et de Mussolini, lesquels apportèrent une importante contribution aux insurgés placés sous le commandement du général Francisco Franco ; tandis que les républicains, abandonnés par la France et la Grande- Bretagne qui décidèrent lâchement d’honorer le pacte de non-intervention, durent se contenter de l’aide matérielle de l’URSS et de l’engagement héroïque de volontaires étrangers au sein des brigades internationales. Les conséquences de cette guerre sur le plan humain comme sur le plan démographique furent considérables1. Qu’on en juge : entre 150 000 et 200 000 morts au combat ; environ 155 000 morts du fait de la répression (100 000 dans la zone franquiste et le reste dans la zone républicaine) ; autour de 350 000 décès dus à la surmortalité entraînée par les maladies, la faim et les privations ; chute drastique de la natalité ; enfin, et c’est sans doute ce qui a le plus durablement marqué les consciences des Français, qui furent aux premières loges, la guerre se conclut sur un exil massif des combattants républicains vaincus, très souvent accompagnés de leur famille. Sur plus de 700 000 Espagnols qui quittèrent leur pays au lendemain de la guerre, 300 000 s’exilèrent définitivement. Parmi eux, nombreux furent les enfants. C’est à ces derniers et à leur périple singulier que Verónica Sierra Blas, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Alcalá de Henares, a consacré en 2009 un ouvrage intitulé Palabras huérfanas. Los niños y la Guerra Civil, qui vient de paraître dans sa version française aux Presses universitaires de Rennes sous le titre Paroles orphelines. Les enfants et la guerre d’Espagne[1], accompagné d’une riche iconographie. Les « paroles orphelines » du titre – il aurait pu également être traduit par « mots orphelins » – font allusion en particulier aux lettres qu’écrivirent à leurs parents les enfants accueillis par le régime soviétique mais qui pour la plupart ne parvinrent jamais à leurs destinataires. Et même si elle restreint son objet historique au sort de certains des 2895 enfants qui débarquèrent dans les ports de Yalta et de Leningrad entre le 21 mars 1937 et la fin octobre 1938, l’auteure n’a de cesse de le replacer dans le contexte général d’un exode qui concerna plus de 30 000 enfants.

Le livre s’ouvre sur un extrait des mémoires de Iouri Trifonov dans lequel l’écrivain russe se souvient de l’arrivée au sein de son école moscovite, au cours de l’année scolaire 1937-1938, de jeunes Espagnols qui ne comprenaient pas encore la langue russe et qu’on avait regroupés dans une même classe. Y trônait une carte d’Espagne, centre de tous les regards, mais qui au fil des années ne constitua plus qu’une trace d’un passé qui s’estompait peu à peu, d’autant que beaucoup de ces enfants ne prirent jamais le chemin du retour ou, dans le meilleur des cas, le firent des décennies plus tard. L’ambition affichée de l’auteur est de faire entendre la voix de cette jeunesse sacrifiée sur l’autel des affrontements idéologiques en exhumant des cahiers d’écoliers, des journaux intimes, des dessins, des journaux muraux et surtout les lettres envoyées régulièrement à leur famille où ils consignèrent les éléments marquants de leur nouvelle vie. La microhistoire est ici entendue comme un outil permettant de reconstruire le plus fidèlement possible un épisode tragique que l’historiographie a eu tendance à expédier grâce à une comptabilité froide, qui plus est sans donner la parole aux principales victimes, afin d’entendre ce qu’elles avaient à nous dire mais également pour prendre la mesure du nondit. Il faut néanmoins mentionner un ouvrage pionnier sur la question – il est d’ailleurs cité –, publié en 1989, intitulé Los niños españoles evacuados a la URSS (1937) [Les enfants espagnols évacués en URSS (1937)], qui reproduisait déjà des lettres d’enfants basques mais dans un but uniquement documentaire, c’est-à-dire sans en analyser les contenus. C’est à cette entreprise que se livre avec une grande rigueur scientifique Verónica Sierra Blas, en tenant à distance le pathos que peuvent susciter ces témoignages.

Avant d’en explorer véritablement la teneur, le lecteur découvre au long des quatre premiers chapitres – le livre en compte douze – l’instrumentalisation de l’enfance dans la propagande des deux camps ainsi que les modalités de son endoctrinement, voire de sa militarisation dans des organisations paramilitaires. Tous les moyens pour capter une jeunesse crédule furent mis à profit, entre autres les revues enfantines qui multiplièrent les messages idéologiques et dévoyèrent l’usage de la bande dessinée et de la littérature où fleurirent contes et nouvelles diabolisant soit l’ennemi « rouge », soit l’ennemi « fasciste ». L’école fut un lieu privilégié pour relayer le rejet de l’Autre. Précisons que cet effort d’enrégimentement fut chez les républicains avant tout le fait des communistes – les anarchistes s’y opposèrent avec d’autres composantes politiques ; en revanche, dans le camp franquiste, il fut la norme générale et phalangistes et carlistes, avant d’être réunis de force dans un même parti, en furent les fers de lance.

Verónica Sierra Blas nous rappelle que les premières évacuations d’enfants eurent lieu en octobre 1936 ; elles concernèrent surtout les petits Madrilènes qu’on envoya principalement en Catalogne et dans la région de Valence pour les mettre à l’abri des bombardements de la capitale. Le nombre de ces enfants s’éleva à 50 000. Vint le tour l’année suivante des enfants basques, pris en charge majoritairement par la France mais également par la Belgique, l’Angleterre, l’URSS, le Mexique ou encore par le Danemark. Le gouvernement de Franco, inquiet pour son image, fit de leur rapatriement une affaire d’État. Il créa pour ce faire une Délégation Extraordinaire de Rapatriement de Mineurs. La presse franquiste fit ses choux gras de ces enfants « arrachés aux griffes communistes » lorsqu’ils franchissaient la frontière. Ils furent alors confiés à un organisme nouvellement créé sur le modèle nazi du Secours d’hiver, l’Auxilio Social [Secours Social]. Outre que ses centres furent une structure d’accueil pour des enfants dont les parents étaient morts ou avaient été jetés dans les geôles franquistes, il firent office de maisons de correction censées remettre dans le droit chemin une jeunesse pervertie par le communisme. Au total, sur les 34 000 mineurs évacués, plus de 20 000 avaient été rapatriés en Espagne à la fin des années 1940.

Après cette indispensable mise en perspective des évacuations Verónica Sierra Blas resserre son propos autour  du dessin et de ses vertus thérapeutiques, étant donné qu’il acilitait l’expression du traumatisme engendré par la séparation et la violence3, puis elle en vient à l’écriture qui, bien que généralement surveillée par les instituteurs ou les adultes encadrants, constitua également un exutoire salutaire. En effet, la rédaction de lettres destinées à la famille devint une pratique régulière dans le quotidien de ces jeunes exilés. C’est grâce au Comité International de la Croix-Rouge qu’elles parvinrent à leurs destinataires. Enfin, l’historienne accorde toute son attention à un ensemble de deux cent vingt-cinq missives, envoyées par les enfants basques réfugiés en URSS, mais qui ne purent être remises à leurs parents, lesquels avaient dû fuir pour échapper à la répression. Lors de la chute de Barcelone en janvier 1939, ces lettres subirent le même sort que tous les documents susceptibles d’établir un quelconque soutien à la République, ainsi que le prévoyait la « loi de responsabilité politique » promulguée en février de la même année par le premier gouvernement franquiste. On apprend qu’elles furent versées dans un fonds documentaire mis à la disposition du Tribunal Spécial pour la Franc-Maçonnerie et le Communisme, instrument parmi d’autres de la répression politique franquiste4, et jouèrent parfois le rôle de pièces à charge lors de procès expéditifs contre les proches des enfants.

L’écriture épistolaire permit aux enfants d’intérioriser l’expérience de l’exil en URSS et leur donna la possibilité, ou plutôt l’illusion, d’entretenir le lien qui les unissait à leur famille. Elle est entre les mains de l’historienne une source précieuse utilisée abondamment pour reconstruire les temps forts de leur périple : le voyage en bateau, caractérisé par l’abondance de nourriture qui les éblouit après le rationnement qu’ils ont enduré ; l’accueil festif lors de leur arrivée, souvent par des « pionniers », membres de l’organisation de la jeunesse soviétique ; la découverte d’un nouvel environnement ou encore leur vie dans l’une des seize Maisons d’enfants et d’adolescents éparpillées sur le territoire russe et dans lesquelles une bonne partie des enseignements était dispensée par un instituteur espagnol dépêché par le gouvernement de la République. Outre qu’ils apprirent la langue russe, ils n’échappèrent pas au conditionnement politique, dispensé en grande partie lors de leur formation paramilitaire au sein des « pionniers », d’autant qu’ils étaient censés devenir à leur tour des cadres du Parti communiste espagnol. L’histoire en décida autrement : hormis ceux qui périrent sur les fronts russes de la Seconde Guerre mondiale, ou qui furent faits prisonniers par les Allemands avant d’être renvoyés en Espagne, ces enfants furent condamnés à rester en URSS pour longtemps. Ce n’est qu’à partir de 1956 que les gouvernements russe et espagnol trouvèrent un accord pour  leur donner la possibilité de rentrer dans leur pays natal. Cependant, moins d’un quart de ces quelque 3 000 réfugiés prirent alors le chemin du retour et plus de la moitié de ceux qui furent de ce voyage préférèrent revenir en URSS. Le temps avait fait son œuvre, cette terre d’accueil était devenue pour la plupart une vraie patrie.

Quatre-vingts ans désormais après le déclenchement par les ennemis de la République de la guerre d’Espagne, cette dernière continue de peser de tout son poids dans la société espagnole et ne manque pas d’exacerber les clivages partisans lorsqu’elle est au centre du débat politique. Il faut dire que l’Espagne n’en a pas fini de purger ce passé douloureux au cours duquel une ligne de démarcation sépara durablement les vainqueurs des vaincus. En dépit du volume imposant de la bibliographie portant sur la période, des zones d’ombre persistent. Avec cet ouvrage, Verónica Sierra Blas éclaire d’un jour nouveau le sort de ces victimes collatérales. Elle renoue le fil de leurs histoires tombées dans l’oubli et nous les donne à lire afin qu’elles cessent d’être orphelines5.

 

 

1 Les chiffres qui suivent sont ceux que propose entre autres l’historien Enrique Moradiellos.

[2] La traduction très fidèle de l’ouvrage est l’œuvre de deux hispanistes : Christine Rivalan Guégo et Raquel Thiercelin-Mejías ; cette dernière, elle-même enfant de la guerre d’Espagne, eut la surprise de (re)lire une de ses lettres citée dans le livre.

3 L’auteur mentionne à cet égard les travaux des .poux Brauner qui pratiquèrent au cours de la guerre d’Espagne l’art therapy auprès d’enfants réfugiés dans des colonies scolaires de la région de Valence et en Catalogne.

4 Ce fonds fut l’embryon des Archives générales de la Guerre Civile de Salamanque, créées en 1979 et devenues en 2007 Centre Documentaire de la Mémoire Historique.

5 Pour compléter cette entreprise mémorielle, Verénica Sierra Blas a été en 2012 à l’origine d’une exposition intitulée Entre España y Rusia. Recuperando la historia de los niños de la guerra [Entre l’Espagne et la Russie. Contre l’oubli de l’histoire des enfants de la guerre d’Espagne], sous l’égide du minist.re de la Présidence du Gouvernement espagnol. Signalons également qu’elle vient de consacrer un ouvrage aux lettres des prisonniers jetés dans les geôles franquistes : Cartas presas. La correspondencia carcelaria en la Guerra Civil y en el Franquismo [Lettres prisonnières. La correspondance carcélaire pendant la guerre civile et le Franquisme], Madrid, Marcial Pons, 2016, 364 p.

Publié dans le n° 3 de Mémoires en jeu, mai 2017, p. 135-137