Je ne savais pas que les Juifs existaient

Agnieszka GrudzinskaUniversité Paris Sorbonne
Paru le : 18.11.2018
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Entretien avec Jacek Leociak mené, traduit et annoté par Agnieszka Grudzinska à Varsovie, le 25 août 2017

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© Mikołaj Starzyński

Jacek Leociak est membre fondateur du centre des recherches sur l’Extermination des Juifs de l’Institut de philosophie et de sociologie de l’Académie polonaise des sciences et rédacteur de la revue L’Extermination des Juifs. Études et Matériaux. Il est l’auteur de : Le Texte face à l’extermination (1997), Le Ghetto de Varsovie. Guide de la ville qui n’existe pas (2001), Expériences extrêmes. Études sur les formes de représentation au XXe siècle (2009), Sauvetage. Récits des Polonais et des Juifs (2010), Regard sur le ghetto de Varsovie (2011). Professeur, il dirige également le département de recherches sur la Littérature de la Shoah à l’Institut des recherches littéraires.

Parle-moi d’abord de ta famille, Jacek. A-t-elle influencé ce que tu fais maintenant ?

Jacek Leociak : Je suis le premier de ma famille à être né à Varsovie. Mes parents venaient d’ailleurs. Mon intérêt   pour cette ville, en particulier pour le quartier de Muranów, ne me vient pas de mes parents. C’est par moi-même que je me suis enraciné dans Varsovie. Mon père est né en 1912 près de Łódź. Il est mort quand j’avais 18 ans. Je n’ai pas eu le temps de lui poser les questions que je voulais… Mais à toi, Agnieszka, je vais tout dire, comme à confesse… (Rire) Après la guerre, mon père était économiste-comptable à Łódź. Un jour, attiré par la mer, il est parti en vacances à Jurata (lieu de villégiature situé au bord de la mer Baltique) et là, il a rencontré une Cracovienne, celle qui est devenue ma mère. Ils se sont mariés en 1951 à l’église de Kazimierz, à Cracovie. Je suis né en juin 1957. Nous sommes de vrais, de purs Aryens.

Pourquoi le mentionnes-tu ?

J. L. : Cette « importante » question se posera plus tard. On n’a pas arrêté de me demander si j’étais juif. Nous sommes en Pologne, Agnieszka. Ici, quand tu t’occupes des Juifs, tu dois répondre à cette question. Ailleurs en Europe, non, mais en Pologne, si.

Mon père a été nommé à Varsovie tout de suite après son mariage, au ministère de la Nature et des Forêts et là, événement capital de ma biographie prénatale, on lui a « attribué », comme on disait à l’époque, un appartement. Où ça ? Dans le quartier de Muranów ! Ils se sont installés au n° 18 de la rue Nowolipie. Obtenir un appartement dans Varsovie en ruines relevait de l’exploit. C’était le quartier le plus moderne, flambant neuf, construit au début des années 1950. C’est là que j’ai vu le jour. En 1963, nous avons déménagé rue Anielewicz, l’ancienne rue Gęsia. J’ai grandi, sans le savoir, dans le quartier construit sur les ruines de l’ancien ghetto. Ce quartier s’est imprimé en moi. En jouant dans les  cours d’immeubles borgnes, en courant à travers un dédale de monticules, en grimpant dessus, je rencontrais le monde sans savoir d’où il venait. Je me souviens d’un incident avec mon père : il participait aux « travaux sociaux bénévoles » de déblaiement des gravats et, une fois, une brique lui est tombée sur le pied. Une brique du ghetto sans doute. Elle lui a cassé un orteil…

Tes parents ignoraient-ils l’existence du ghetto ?

J. L. : Ils ne m’en ont jamais parlé. C’étaient des gens cultivés. Ils pouvaient avoir un savoir théorique, une conscience abstraite des Juifs qui vivaient à Varsovie, ce qui ne les empêchait pas d’habiter dans ce quartier sans avoir la moindre idée de son histoire. C’était un endroit neutre, sans connotation. Nous arrivions de l’extérieur, nous étions nouveaux. Les vieux Varsoviens, eux, savaient. Ils avaient vu le ghetto, l’insurrection. Pour les nouveaux, c’était une abstraction. Quant à moi, je ne savais rien des Juifs. Rien, zéro, un blanc, un trou. Ajoute à cela qu’on n’en parlait pas à l’école. Ma première rencontre avec l’histoire des Juifs a eu lieu tard, me semble-il, quand j’ai lu au lycée Prendre le bon Dieu de vitesse de Hanna Krall1. J’avais déjà 16 ou 17 ans.

A posteriori, je dirai que je ne voyais rien : cet espace était complètement banal, normal, nous y vivions comme si de rien n’était. Pourtant, il nous lançait des signes que nous ne percevions pas. Nous étions aveugles, nous ne savions pas les décoder. Maintenant, avec le recul, je comprends que je vivais sous la tension de cet espace chargé de sens, les briques étaient bien là, je les sentais sous la peau, inconsciemment. Nous ne savions pas ce que cette présence signifiait. Il a fallu un long processus pour que la boucle soit bouclée.

Tu as reçu une éducation catholique. N’offrait-elle pas des connaissances sur les Juifs ?

J. L. : Oui, j’ai reçu le baptême catholique, suivi du sacrement de la confirmation. Je suis un exemple type d’enfant élevé dans la religion. À l’école, il n’y avait pas de catéchisme, sauf au tout début, Nous allions à la paroisse. J’ai réussi l’épreuve de catéchisme au bac. Or, personne ne m’a jamais parlé de Juifs. Pas de Juifs, pas d’amis juifs. Je ne savais pas que les Juifs existaient.

Et l’année 1976 est arrivée. Mon père est mort alors que je passais le bac. J’ai commencé des études de lettres polonaises. Un jour, j’ai vu au théâtre les Entretiens avec le bourreau de Kazimierz Moczarski2, dans la mise en scène de  Zygmunt Hübner qui jouait Moczarski. Événement capital. J’ai assisté à la première, à l’automne 1976, je venais alors d’entrer à l’université. J’y suis allé en tram, ligne 111, c’est direct. J’avais été saisi par le spectacle. Au retour, le tram a pris les rues Nowolipki, Zamenhof… Soudain, en voyant le nom d’une de ces rues sur une maison, je me suis rendu compte qu’elle avait été citée dans le spectacle. Je comprenais que le ghetto, l’insurrection, l’horreur s’étaient déroulés ici, dans mon Muranów. Le nom de Nowolipie et d’autres rues que je connaissais depuis l’enfance n’avaient aucun sens particulier et, tout à coup, une lumière s’est allumée, une idée m’a traversé l’esprit… C’était ici, dans mon Muranów, un quartier que je connaissais comme le fond de ma poche. Tout est parti de ce spectacle. J’ai commencé à comprendre. Depuis ce jour, je sais où j’habite.

Si tu n’avais pas vu cette pièce…

J. L.: Je ne sais pas, peut-être n’aurais-je rien fait… 1983 a été également une année charnière. Pour le 40e anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie, beaucoup de livres ont paru, notamment la Chronique du ghetto de Varsovie d’Emanuel Ringelblum3, ou le Journal d’Adam Czerniaków4. Je les ai lus. Je ne sais pas pourquoi, je ne me souviens pas. C’est alors que Marzanna, ma fiancée, m’a appris qu’elle écrivait son Master sur les journaux des enfants du ghetto. Ah bon, c’est intéressant, ai-je dit, mais où sont-ils, ces journaux ? Dans les archives du ŻIH5. J’y suis allé. L’ambiance était bizarre, on y rencontrait des gens étranges. Je pense à Ida Mincer, une personne formidable qui a beaucoup aidé Marzanna. Elle prenait soin d’elle – « Assieds-toi là, je vais te faire du thé, regarde encore ce journal-là », une vraie mère ! Grâce à elle, Marzanna a eu accès à ces textes inconnus. Maintenant ces journaux sont tous publiés, mais à l’époque…

Tu vois, Agnieszka, comment j’en suis venu à penser aux Juifs : une succession de hasards – mais il n’y a pas de hasard… Muranów, un spectacle, ma fiancée… J’ai été encerclé, condamné, cerné, je n’avais pas d’autre issue. Je n’ai pas choisi, j’ai été choisi. On m’a choisi. (Rire)

Et il a fallu passer à un travail sérieux, systématique ! J’ai rencontré Barbara Engelking6 en 1995. Elle était déjà com plètement plongée dans la thématique de l’extermination, elle m’a demandé de chercher dans les archives du ŻIH des documents pour son premier livre Extermination et mémoire (Zagłada i Pamięć). De mon côté, j’ai travaillé sur ces archives pour mon doctorat, soutenu en 1996, dont j’ai tiré un livre, Le Texte face à l’Extermination (Tekst wobec Zagłady, 1997). Au départ, j’étais censé étudier l’éthique du discours chez Norwid7 sous la direction du professeur Michal Głowiński8. J’allais souvent chez lui pour discuter de mon travail. C’était alors un gourou pour moi, je ne savais pas s’il était juif ou chinois, c’était un théoricien de la littérature connu, mais je ne savais rien sur lui, rien ! Quand j’ai senti que mon sujet ne m’intéressait plus, qu’il me pesait, je lui ai dit : « M. le Professeur, je ne sais pas, peut-être pourrais-je écrire sur un autre sujet ? » « Sur quel sujet ? » « Je ne sais pas, je m’intéresse aux écrits du ghetto, mais je ne sais pas si c’est un bon sujet pour un doctorat… Pensez-vous que je pourrais le faire sous votre direction ? » « Oui, pourquoi pas, c’est très intéressant », me répond-il, sans rien me révéler de son passé. Depuis ce moment, je sais que c’est « mon » sujet. Et je me suis investi dans le Centre de recherches sur l’extermination des Juifs que nous avons créé en 20039.

Muranow aujourd’hui. © Jacek Leociak
Muranow aujourd’hui. © Jacek Leociak

Quel est l’impact de tes sujets de recherche sur ta vie ?

  J. L. : Je suis « entré » dans l’Holocauste non pas par la lecture des livres sur l’histoire, mais par les témoignages, documents, journaux, destins individuels. Ensuite, j’ai lu « le reste », mais les témoignages, c’est dur. J’avais souvent affaire aux documents authentiques, ce qui est impensable aujourd’hui. Tout est scanné, caché dans des coffres, il faut prendre des rendez-vous pour y avoir accès… Quand je pense que j’ai eu entre les mains, pendant si longtemps, le journal de Rachela Auerbach10 ! Avec des taches de rouille, des rayures, je le lisais chez moi, des jours entiers.

Quand tu lis un texte historique avec des commentaires, des analyses, tu as de la distance. Quand tu lis beaucoup de textes comme des journaux, c’est l’horreur qui grandit, tu entres dedans, c’est pénible, c’est effrayant. Révolte, affolement, merde, comment c’est possible ?

Du contact proche, intime, concret avec ces gens naît une empathie. Il y a une continuité entre eux et moi. Quand j’ai   eu des enfants… il est devenu difficile de supporter ce que les enfants juifs avaient vécu. Tu veux protéger tes enfants, tu les imagines dans des situations atroces. Tu vois de quoi je parle, Agnieszka ? Quand j’ai commencé à rêver que je les accompagnais à l’Umschlagplatz11, Magda reste, Szymon est obligé d’y aller… Je me suis dit : il faut que je me protège, que je prenne de la distance, je ne peux pas continuer comme ça, je ne ferai plus rien sinon. Je dois me protéger pour ces gens à qui je veux restituer leur mémoire. Ça ne leur sera pas utile, un type qui pleure, qui tremble et qui s’apitoie sur leur sort. Ils ont besoin de gens qui rapportent les faits calmement, à froid, en freinant leurs émotions. Certes, il y a des émotions négatives, mais il faut trouver des moyens pour y remédier. J’en parle souvent avec Basia [Engelking]. Elle se débrouille mieux avec ça. Il faut les pleurer, ne pas s’enfermer dans la haine des bourreaux, dans le traumatisme. Décrire, en parler, c’est prendre de la distance. Avec Basia, nous avons donné des cours sur le ghetto et nous ne savions pas quelle langue parler aux étudiants. Le pathos ? Non, nous arrivions même à plaisanter. C’était un chemin dangereux, mais il s’est avéré efficace, allant de l’émotion à une distanciation et aux plaisanteries. Ils ont vu nos réactions, Basia a souvent pleuré, moi j’avais la gorge serrée, ils voyaient que nous étions des gens normaux, que cela nous affectait même si nous nous maîtrisions. Nous sommes des adultes responsables, des pros.

Quand as-tu commencé à travailler sur la participation des Polonais à la Shoah ainsi qu’à l’aide qu’ils ont apportée aux Juifs… ? Ceci concerne la religion. Tu es un catholique pratiquant, n’est-ce pas ?

J. L. : Pas du tout ! D’où est-ce que tu sors ça ? Cette vision est complètement fausse.

Pour moi, tu es l’exemple même d’un catholique polonais qui cherche la vérité.

J. L. : Mon cheminement n’a rien à voir. Je t’ai dit que c’est par les destins individuels que je suis arrivé à ces questions, puis j’ai analysé les stratégies narratives des témoins (mon livre Le Texte face à l’Extermination), après j’ai élargi à d’autres témoignages, venant d’autres lieux, et j’ai commencé à m’intéresser à d’autres situations d’expériences extrêmes (dans mon HDR je parle aussi de la 1ère Guerre mondiale). C’est seulement après qu’est venue la question des Polonais face aux Juifs. Au début il n’y avait que des Juifs, des êtres humains, des victimes, des témoignages individuels. L’expérience de la Shoah m’a servi à analyser d’autres questions plus universelles. Lorsqu’en 2010 j’ai étudié le sauvetage des Juifs12, j’étais déjà hors de l’Église. Je suis un anticlérical radical, intégral. Comment peux-tu imaginer que je relie ce que je fais avec un quelconque catholicisme, avec la foi ? La foi, c’est quelque chose de complètement différent !

Je n’ai rien contre Dieu, Jésus ne me dérange pas non plus, je ne suis pas athée, je suis anticlérical. Je considère que l’institution cléricale est criminelle, satanique, vraiment ! Elle apporte beaucoup de mal depuis deux mille ans. L’Église n’a rien à voir avec Dieu. C’est ce que je pense. Je n’exclus pas l’existence de Dieu, en revanche je considère que l’existence de l’Église en tant qu’institution est une réalité résolument terrestre, c’est une grande corporation, dans les catégories d’aujourd’hui, on peut la comparer par exemple à Coca-Cola, voilà, c’est comme Coca-Cola, ou alors comme Amway, oui c’est ça, la corporation Amway ! Le principal centre d’intérêt de l’Église, c’est le pouvoir absolu sur les âmes, sur les corps, sur les organes reproductifs, sur les organes sexuels… Gynécologie ecclésiastique ! Cela n’a rien à voir avec Dieu. C’est bassement terrestre. Je suis très en colère contre l’Église, c’est peut-être pour cela que j’y pense autant. Je ne suis aucunement un catholique pratiquant.

La reconstruction du quartier de Muranow, 1949. © PAP (agence polonaise de presse), archives de l’Institut historique juif (ŻIH)
La reconstruction du quartier de Muranow, 1949. © PAP (agence polonaise de presse), archives de l’Institut historique juif (ŻIH)

Ton travail sur le comportement des Polonais qui ont aidé ou non les Juifs a-t-il ébranlé ta vision, l’image que tu avais des Polonais ?

J. L. : Je n’ai jamais eu de « grandes visions » concernant la Pologne et les Polonais. Je me suis vite distancié du modèle de l’identité polonaise, du paradigme romantique polonais, catholique, martyrologique, héroïque, insurrectionnel, selon lequel nous souffrons si fort, nous sommes les meilleurs, tout nous est dû, le monde entier devrait nous admirer.

Quand tu examines les relations polono-juives pendant la guerre, tu arrives vite à une conclusion évidente : la plupart des Polonais étaient hostiles, pas neutres. La neutralité des Polonais face aux Juifs est un mythe. Nous y avons longtemps cru. Il existait cette conviction selon laquelle une minorité de Polonais aidait les Juifs, une minorité les pillait, les dénonçait (on ne parlait pas encore à l’époque des assassinats), et la majorité était indifférente. Ce n’est pas vrai. Si les Polonais avaient été indifférents, bien plus de Juifs auraient pu être sauvés.

Les voisins observaient, écoutaient, faisaient attention à ce qui se passait. Tu habites seule dans ton appartement, alors pourquoi subitement achètes-tu beaucoup de nourriture, pourquoi quelqu’un marche sur le pallier, pourquoi y a-t-il des bruits bizarres ? Y prêter attention, c’est déjà ne pas être indifférent. Et c’était le quotidien. Je pense aux écrits de Joasia Bauman. Elle raconte sa sortie du ghetto avec sa mère et sa soeur, elles ont traversé le centre-ville, du quartier de Żoliborz jusqu’à la rue Marszałkowska, or le plus dangereux fut de traverser l’entrée de l’immeuble, de monter l’escalier jusqu’au 5e et dernier étage, de surveiller si personne n’ouvrait sa porte… Cette hostilité ne se transformait pas forcement en des actions malfaisantes, quoique ce fût souvent le cas. On pouvait se faire facilement de l’argent sur le dos des Juifs. De nouveaux métiers sont apparus sous l’Occupation. Cacher les Juifs en était un.

À ce propos, la Pologne est le pays qui  compte le plus grand nombre de Justes en Europe. Pour que Yad Vashem reconnaisse un Juste, ce doit être un acte non profit. Mais quand tu caches les Juifs, tu n’as que tes tickets de ravitaillement, et pour le marché noir il te faut de l’argent. Il y avait des payed helpers, et c’était normal. Quand les Juifs en  avaient, ils donnaient bien volontiers, ils étaient contents, ils voulaient vivre ! Mais qu’est-ce qui se passe quand il n’y a plus d’argent ? Quand les Juifs ne sont plus rentables, « attractifs » ? Certains se débarrassaient de leurs Juifs…

Comment analyses-tu ces comportements ?

J. L. : La vraie question est d’identifier les sources culturelles et religieuses qui expliquent ces attitudes des Polonais contre les Juifs à cette époque. Ma réponse est la suivante : une grande majorité de ces comportements avaient été transmis par le catéchisme. Le catholicisme d’avant-guerre différait de celui d’aujourd’hui. C’était avant le concile Vatican II. Les Juifs étaient ouvertement considérés comme des ennemis. Un peuple déicide. Aujourd’hui, on n’emploie plus ces formules. En ce temps-là, on priait « pour les Juifs galeux », Oremus et pro perfidis Judaeis, n’est-ce pas ? C’était parfaitement normal, on en faisait un prosélytisme. Les gens étaient éduqués dans cette atmosphère.

Il y avait de l’antisémitisme avant la guerre. Le Parti national-démocrate13 distillait en permanence l’idée que les Juifs constituent une menace économique pour le commerce, ils prennent les places des Polonais, etc. L’Église disait : les Juifs sont étrangers à notre culture, ils l’enjuivent, l’infectent, ce sont des parasites. Que faire alors ? Nous sommes un peuple chrétien, nous ne leur voulons pas de mal, qu’ils partent, qu’ils foutent le camp. On a d’ailleurs constaté une émigration de masse dans les années vingt et trente.

Avec la guerre, les Allemands ont aussitôt installé une politique de séparation des Polonais d’avec les Juifs, mis en place les ghettos. Les Juifs sont des vers, des parasites : Juifs = poux = typhus. Cette violente propagande allemande a rencontré un terreau fécond. Les gens y étaient habitués, le savaient déjà. « Les Allemands sont horribles, ils nous assassinent etc., disaient-ils, mais ils sont en train de résoudre le problème juif à notre place ». Les Juifs ont été placés en dehors de l’horizon de la responsabilité morale.

On dit qu’en aidant un Juif on risquait la peine de mort. Certes. Mais on risquait aussi la peine de mort pour 80 % des actions clandestines : le fait d’être membre d’AK (l’Armée de l’Intérieur) ou de distribuer des tracts. Les jeunes gens membres de l’AK portaient les bottes d’officiers (oficerki), tout le monde savait ce que cela signifiait, personne ne disait rien, personne n’avait peur. Les Juifs, eux, avec leurs yeux noirs, avaient peur de se déplacer dans la rue, d’être dénoncés, remis aux mains des Allemands.

Le catholicisme dans sa version d’avant Vatican II était plutôt un obstacle au sauvetage, il incitait à détourner le regard. La personne qui voulait aider était obligée de surmonter plusieurs barrières. Si elle était croyante, elle devait s’opposer à la philosophie officielle de l’Église concernant les Juifs. Elle ne devait plus les considérer comme les ennemis de Jésus, ou simplement des ennemis. Deuxième obstacle : elle devait vaincre la peur naturelle de s’exposer au risque. Troisième : dépasser les règles de la vie sociale telles qu’elles s’étaient formées en temps d’oppression, par exemple celle de ne pas mettre en péril la vie de toute une communauté. Le prêtre disait : « Oh là là ! les Juifs, ça craint », et toi, tu les cachais quand même, tu avais peur. Pour un croyant, cela signifiait briser un tabou. Je connais un témoignage comme ça : une femme cache des Juifs, persuadée de commettre un péché, elle va à confesse ! Elle dit au prêtre : mon père, je cache des Juifs, c’est un énorme péché, pouvez-vous me donnez votre bénédiction, votre absolution ? Et lui il répond : « Ce n’est pas un péché, mon enfant, il faut les aider ». Celui-là a bien réagi, mais combien ont dit : « Oui, c’est un péché. » Quel rôle ils avaient à jouer, quelle responsabilité…

Est-ce qu’il y a dans ta démarche de chercheur, ou d’homme tout simplement, la volonté de racheter le péché des catholiques ?

J. L. : Non, pas du tout, je n’ai rien à racheter. Je travaille actuellement à un livre concernant l’attitude de l’Église face à l’Extermination pendant l’Occupation. Que des faits. Je n’adopte pas la perspective d’expiation, le point de vue de la repentance. La description doit rester froide, il faut sortir des tabous de cette histoire, en finir avec les mensonges. Car ces hommes-là, ils mentent comme ils respirent, c’est dramatique.

Je ne pense pas selon les catégories du péché et de l’expiation. Je cherche à comprendre des actes, des actions… C’est ce que nous faisons au Centre. Les sources nous guident, sources longtemps cachées, connues mais dissimulées. Mon aventure de chercheur travaillant sur la Shoah a commencé avec les archives. Je pense surtout aux « procès du mois d’août »14. Tu en lis cent, deux cents, mille… Tu vois ce qui est écrit, combien de crimes ont été commis, combien il y a eu de délateurs… C’est terrible, c’est une expérience très éprouvante. Car il est impossible de faire comme si ça n’avait pas existé.

On peut prendre une posture pathétique : nous cherchons la vérité. Oui. Nous donnons une chance à la Pologne, qu’elle puisse, au bout de 70 ans, se mesurer à ce problème. Je pense comme Jan Gross dans son meilleur livre, Une décennie terrible15 : l’Holocauste a été une expérience terrible, traumatisante pour tous les Polonais, personne n’a envie de s’y confronter. La réalité est tenace.

Oui, on voit ces derniers temps réapparaître de vieux comportements xénophobes, à l’égard des migrants par exemple.

J. L. : Sur les réseaux sociaux polonais on peut lire : « Les migrants au gaz ! », et les gens signent avec leurs noms, ouvertement ! Ce qui se passe actuellement, avec le gouvernement du PiS16, est grave. Kaczyński attise les mauvais instincts. Les Polonais ne veulent pas admettre leur propre expérience de la Shoah, l’expérience de la faiblesse, de la catastrophe morale. Nous n’avons pas su y faire face. Or il faut se le dire pour s’en sortir. On ne peut pas tout le temps en avoir peur. Sinon, c’est la névrose.

Avec ce retour des vieux discours, as-tu as le sentiment d’une défaite, d’un échec ?

J. L. : J’ai le sentiment d’un échec. On a fait un énorme travail après 1989 pour créer une démocratie moderne, certes on a fait beaucoup d’erreurs, mais qui n’en fait pas ? Oui, une défaite, car malgré ces efforts on n’a pas réussi à apprendre à la société polonaise à avoir des réflexes démocratiques. Donc, bien sûr, nous sommes frustrés, mais au Centre nous agissons sur la longue durée, comme dit Braudel. Nous ne sommes ni des journalistes ni des publicistes. Nous créons le fondement, la base. Nous avons publié une trentaine de livres en 11 ans. Début 2018, nous sortons un ouvrage très important sur les 9 districts pendant l’Occupation. Personne n’a jamais entrepris une analyse si détaillée jusqu’alors. On peut vraiment voir ce qui s’est passé dans ces localités-là. C’est ça le socle qui va durer, pas des thèses idéologiques, des fantasmes, ce sont les faits analysés avec toutes les précautions d’usage, avec une grande exactitude. Combien de Juifs ont été tués, combien ont survécu. On peut le savoir, encore faut-il vouloir le savoir.

Un dernier mot à propos du sauvetage et de l’aide. Dans les villes, c’était différent de ce qui se passait à la campagne : à la campagne, c’était plus difficile. Les paysans qui cachaient les Juifs dans des greniers, ou avec des cochons, ou dans une étable, ces paysans habitaient souvent à la lisière du village, presque en dehors du village, près de la forêt, loin de tout. Cet emplacement à la marge est significatif. On revient à la topographie… C’étaient des outsiders.

Pour aider les Juifs en Pologne, il fallait être un outsider, fonctionner en dehors de la communauté, agir en dehors de la majorité catholique, il fallait se dresser contre les normes et les règles établies, il fallait être contre l’Église.

 

1 Entretien fleuve avec Marek Edelman, un des dirigeants de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, traduit du polonais par Pierre Li, revu et augment. Par Margot Carlier, Gallimard, 2005.

2 Kazimierz Moczarski, Entretiens avec le bourreau, Paris, Gallimard, 1ère éd. 1979, 2011, traduit par Jean-Yves Erhel (Rozmowy z katem, 1977 version censurée, 1992), « rencontre » et  « conversations » du général SS Jürgen Stroop, responsable de la liquidation du ghetto de Varsovie, avec K. Moczarski, résistant de l’Armée de l’Intérieur, arrêté en 1945 et condamné à mort, mis dans la même cellule par les services de sécurité communistes.

3 Emanuel Ringelblum, Oneg Shabbat. Journal du ghetto de Varsovie, traduit du yiddish par Nathan Weinstock et Isabelle Rozenbaumas, Paris, Calmann-Lévy, 2017.

4 Adam Czerniaków, Carnets du ghetto de Varsovie, 6 septembre 1939 – 23 juillet 1942, traduit du polonais par Jacques Burko, Maria Ester & Jean-Charles Szurek, Paris, La Découverte, 2003.

5 L’Institut historique juif Emanuel Ringelblum (Żydowski Instytut Historyczny Emanuel Ringelblum, ŻIH), un des plus importants centres scientifiques et pédagogiques en Europe, existe sous ce nom depuis 1947.

6 Barbara Engelking, psychologue de formation, est une des principales chercheuses du Centre, auteure entre autres d’« On ne veut rien vous prendre… seulement la vie ». Des Juifs cachés dans les campagnes polonaises, 1942-1945, traduit du polonais par Xavier Chantry, Paris, Calmann-Lévy-Mémorial de la Shoah, 2015 (Jest taki piękny słoneczny dzień… Losy Żydów szukających ratunku na wsi polskiej 1942-1945, 2011), et du monumental Le Ghetto de Varsovie. Guide d’une ville qui n’existe pas (Getto warszawskie. Przewodnik po nieistniejącym mieście, 1e éd. 2001), avec Jacek Leociak.

7 Cyprian Kamil Norwid, grand poète romantique (1821-1883).

8 Michał Głowiński, né en 1934, éminent chercheur en littérature et critique littéraire, auteur notamment d’études sur la novlangue de la propagande communiste, professeur à l’Académie polonaise des sciences. À partir des années 1990, il écrit des textes autobiographiques dans lesquels il dévoile son vécu d’enfant juif dans le ghetto, caché à Varsovie grâce au réseau d’aide aux Juifs Żegota et notamment  à Irena Sendler.

9 Ośrodek Badań nad Zagładą Żydów, laboratoire à l’Académie polonaise des sciences (PAN), https://holocaustresearch.pl/

10 Rachela Aurebach, 1903-1976, journaliste, écrivaine, historienne polonaise, une des rares survivantes du groupe « Oneg Sabbat » d’Emanuel Ringelblum. Elle a rejoint Yad Vashem après la guerre.

11 « Place de transbordement » (all.), point de rassemblement et d’embarquement situé rue Stawka, à la porte du ghetto de Varsovie, d’où partaient les convois des Juifs, en 1942 et 1943, à destination du camp d’extermination de Treblinka situ.é à 80 km à l’est.

12 Ratowanie. Opowieści Polaków i Żydów (Sauvetage. Récits de Polonais et de Juifs), 2010.

13 Narodowa Demokracja (ND, Endecja), parti nationaliste antisémite, fascisant, créé à la fin du XIXe siècle, délégalisé après la guerre.

14 « Les procés du mois d’août » (« sierpniówki ») firent suite au décret du 31 août 1944 sur les peines pour les crimes nazis envers la population civile et pour les traîtres à la nation polonaise.

15 J. T. Gross, Upiorna dekada. 1939-1948. Trzy eseje o stereotypach na temat Żydów, Polaków, Niemców i komunistów (Une décennie terrible. Trois essais sur les stéréotypes sur les Juifs, les Polonais, les Allemands et les communistes), 1998.

16 PiS, Droit et Justice, parti conservateur et nationaliste au pouvoir avec Jarosław Kaczyński comme président.

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 25-30.