Qui mieux que les Sirènes ?

Cette notice fait partie du dossier: N°8. Pourquoi une encyclopédie ?
Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 29.04.2020

et nous savons aussi tout ce que voit passer
la terre nourricière

Homère, Odyssée, chant XII

Établir une « encyclopédie critique des mots de la mémoire et du témoignage » tient d’abord au constat que toute une population très hétérogène, dont nous faisons partie, utilise et diffuse des mots appartenant aux champs de la mémoire et du témoignage, ou est interpelée par eux. Ajouter à cela que la portée éthique de ces mots concerne tout individu n’est pas non plus superflu.

Ces mots traversent de nombreux domaines culturels : religion, histoire, droit, psychologie, littérature, cinéma, art, éducation ; l’information de son côté – ne serait-ce que par le rappel constant des commémorations ou des débats liés aux lois sur le passé historique, par la couverture de procès politiques faits ou à faire et par la reconnaissance des torts subis par des populations et des groupes à l’échelle du globe – compte parmi les agents les plus puissants de diffusion de ces termes liés à la culture (ou l’espoir) démocratique des sociétés.

Ce faisant, ce sont les domaines mémoriel et testimonial qui se définissent à travers l’usage de ces mots, et la pratique des discours qui les véhiculent. Cette masse lexicale et la façon dont certains mots deviennent quasiment des institutions ou de véritables lieux communs (contre l’oubli, devoir de mémoire, génocide, pardon, « plus jamais ça », martyre, réconciliation, témoin, trauma…) réclament que l’on porte attention à ce qu’ils constituent les uns avec les autres, autant qu’à leur signification et leur propre sens.

On peut s’étonner de choisir le mot comme entrée et unité. Ce parti pris tient à ce que, situant les termes les uns par rapport aux autres dans une relation élémentaire, l’on évite de poser d’emblée, et arbitrairement, des catégories trop élaborées (concept, notion, thématique) lestées du bagage et des implicites qui vont avec. Au fur et à mesure de l’avancée du projet, se dégageront plutôt des groupes reliés entre eux par des relations d’identité, de coappartenance, de contiguïté, de différence ou d’indifférence.

Au registre de la mémoire collective, Victime – pour prendre un exemple délicat – appartient certes à la mémoire des violences, incluant les militaires sur les champs de bataille, les civils et les populations cibles, mais le mot est aussi lié au domaine du visuel – sorte de fatalité de nos sociétés où la représentation tient une place prépondérante – et à celui, distinct bien que connexe, des lieux communs et du discours. Donc, pour ce seul mot, on compte plusieurs groupes évolutifs étroitement articulés au mémoriel et au testimonial.

Évolutifs, effectivement. Car une des exigences de l’encyclopédie est d’être in progress et de maintenir une ouverture au croisement des différents champs de savoir qu’elle mobilise, notamment pour ne pas ériger les concepts en monument, pas plus d’ailleurs que leurs inventeurs ou promoteurs. Ne pas transformer ces mots clés en mots serrures, alors que leur vocation vise à faciliter l’accès à ce réel de notre temps qu’est devenue la mémoire, est bien une intention majeure du projet.

Certes, on ne peut réduire le mémoriel ni le testimonial à un lexique, mais rien n’existerait sans celui-ci dans un monde où passer par la « parole » et la faire entendre est souvent vécu comme une condition d’existence. Que seraient même les images sans les mots qui les légendent, les commentent et souvent les informent ? L’ampleur du phénomène souligne la nécessité de se demander si l’on sait vraiment de « quoi l’on parle », d’autant que, rappelons-le, c’est au vivre ensemble que cela touche.

La matière que ces mots agrègent est, aujourd’hui pas moins qu’hier, trop chargée d’émotions et d’histoires, elle polarise trop d’enjeux de pouvoirs intellectuels et politiques, pour être adoptée naturellement. Alors que l’heure est propice à questionner ces mots, à les identifi er, les défi nir, réfl échir sur leur provenance autant que sur leurs effets, on ne saurait négliger leur approche critique. Ce qui s’énonce également de la façon suivante : travailler le mot est déjà critique, et peut être irritant pour qui s’aperçoit qu’il lui est arrivé d’en faire usage sans conscience et, pour ainsi dire, innocemment.

Critique ! Considérons toutefois qu’il n’est pas plus original de chercher ou d’adopter un tel point de vue que, pour un touriste, de se convaincre qu’il va emprunter une voie où nul ne se serait aventuré. L’impression d’être critique galvanise aujourd’hui quantité d’individualités qui se sentent alors originales au milieu de leur foule d’appartenance. De surcroît, que la culture se nourrisse de la critique et des retournements qu’elle provoque n’est pas une nouveauté. Adorno invitait à ne pas se réjouir de l’« apparente indocilité » (1986, p. 10) de la critique qui ne s’avérait rien d’autre qu’un aspect du conformisme ambiant. Aussi l’esprit critique devrait-il ne pas oublier de s’attaquer à lui-même comme à ses propres certitudes, et une encyclopédie ne pas complaire au mythe de la transparence du savoir.

On s’est ainsi habitué à penser que le témoignage et la mémoire se sont affi rmés contre des pouvoirs criminels, apportant ou bien les preuves de leurs forfaits pour les dénoncer et déstabiliser leur image, ou bien le récit de l’expérience subie sous leur domination. Cette première vocation éminemment critique – toujours d’actualité dans bien des contrées – s’est doublée d’une seconde occupant désormais le devant de la scène dans nos sociétés. Cette seconde vocation consiste à normaliser le passé, à le confi gurer suivant des règles conjoignant ritualité, communication et représentation (ces dernières étant prises en écharpe entre culture de masse et industrie culturelle).

Face à la normativité mémorielle, où se situe une critique qui lui soit autoréfl exive ? À quelle condition peut-elle réellement s’exercer ? Doit-elle se contenter de souligner les échecs d’un travail de mémoire qui ne serait pas parvenu à bout du racisme et de l’antisémitisme et des identitarismes qui leur sont associés ? Ou bien, sur un autre front, est-elle vouée à se défendre contre les contempteurs de la mémoire démocratique portée par les valeurs des droits de l’homme ? Ou encore contre ceux qui essaient de la détourner pour l’instrumentaliser ?

Un des terrains où s’exerce précisément cette critique est celui des mots, contre la rigidifi cation de leur signifi cation. C’est pourquoi chacun de ceux-ci nécessite d’être inscrit ou réinscrit dans la perspective du sens qui y est rattaché, avec les conditions qui l’ont rendu possible et selon ses diff érents usages. L’aspect hétéroclite des notices de ce dossier, auquel contribue certainement leur présentation par ordre alphabétique, refl ète le tissu à maille large, parfois ajouré, que constitue cette encyclopédie.

Mais voilà que se présente un nouveau problème touchant non plus aux mots, à la question de la critique ou à la mémoire, mais à l’encyclopédie en tant que telle, au principe et à la forme du savoir qui la défi nissent et que défi nit une encyclopédie.

L’« Encyclopédie critique des mots du témoignage et de la mémoire » on-line (http://memories-testimony.com) est dirigée depuis trois ans par Luba Jurgenson (Paris Sorbonne / Eur’Orbem) et moi-même. Cette plateforme, qui a une double vocation de recherche et pédagogique, a été ouverte début 2016. Dès 2012, son projet a été alimenté par plusieurs programmes et manifestations : deux workshops (12 janvier et 4 juillet 2012) à l’Université Clermont Auvergne et à la Belgian Science Policy (Belspo, Bruxelles) dans le cadre du programme MSH « Témoignages et phénomènes mémoriels collectifs. Quels concepts ? Quelles méthodologies ? » que j’ai dirigé de 2012 à 2014 ; le séminaire du 2 juin 2017, organisé par le groupe de recherches Brain.be MEMEX WW1 (Laurence van Ypersele) à Belgian Science Policy (Belspo, Bruxelles) ; les quatre journées d’atelier que j’ai organisées avec la collaboration de Luba Jurgenson à l’Institut d’études slaves à Paris, les 28 et 29 avril 2018, et à la Maison des sciences de l’homme à Clermont-Ferrand, les 30 avril et 1er mai. La plupart des notices qui ont été produites lors de ces quatre journées sont publiées dans ce dossier.

Avant d’être naturel, notre environnement repose aujourd’hui sur du savoir – qui ne s’appuie pas nécessairement sur (de) la vérité, tout en l’ayant intégrée –, auquel le mémoriel apporte sa pleine contribution concernant le passé. Nous vivons sous l’illusion que le savoir comme l’intelligence sont à la portée d’un click. Qui mieux que les Sirènes illustrent aujourd’hui notre rapport au savoir ? Notre ferveur à consulter le web dès qu’une ressource nous manque réjouirait celles qui ont tenté de détourner le génie malin du cheval de Troie. D’ailleurs, si les Sirènes avec leur chant se sont dématérialisées à travers ce que l’on nomme la toile, il n’est pas sûr qu’Ulysse revenant, elles ne le détourneraient pas avec leurs courants à haut débit de data pour le drosser sur des récifs de fake. À ce titre, il faut rappeler que, depuis le chant XII de l’Odyssée et, à la suite d’Homère, Platon, Cicéron, Ovide, Dante… les Sirènes sont le symbole d’un savoir omnipotent qui recèle de multiples dangers, pour ceux qui les écoutent autant que pour elles, autrement dit, pour le savoir lui-même1. À se repaître de connaissance, on ne sait quelle sorte d’indigestion nous guette.

Au risque d’un décalage passéiste – aberration « aux yeux » d’une mémoire qui envahit jusqu’au contemporain2 –, notons que les enjeux épistémologiques se sont considérablement déplacés depuis les années 1970-1980 alors que la question du savoir encyclopédique était revenue en force sur la scène théorique. Parallèlement aux débats sur la narrativité en histoire, la description, l’inventaire, l’énumération, la taxinomie étaient interrogés et raisonnés en sémiologie, philosophie et littérature pour se prolonger en rhizomes ou en arborescences. Bataille, à partir de Nietzsche, avait déjà fait l’apologie du non-savoir et Borges raconté les infortunes de la mémoire d’un dénommé « Funes ». Dans Lector in fabula, Eco s’attachait à objectiver ce qu’est la « compétence encyclopédique ». Alors que dans Les Mots et les choses, Foucault, ancrant sa réflexion dans la fameuse « encyclopédie chinoise » (Borges, encore), mettait en avant la possibilité de subvertir l’ordre rassurant de la fabula et de la nomination par des hétérotopies qui « minent secrètement le langage » (p. 9). Quant à Perec, dans Penser/Classer, il estimait qu’exhaustivité n’allait pas sans oubli et que, peut-être, il s’agissait de « renvoyer la pensée à l’impensé qui la fonde, le classé à l’inclassable (l’innommable, l’indicible) qu’il s’acharne à dissimuler » (p. 153). Une encyclopédie qui traite alors de la mémoire et du témoignage ne doit-elle pas faire preuve d’anachronie en se rappelant de telles considérations ?

ŒUVRES  CITÉES

Adorno, W. Theodor, 1986, « Critique de la culture et société » [écrit en 1949, publié en 1951], Prismes. Critique de la culture et société [1955], traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, p. 7-23.

Borges, José-Luis, 1993, « La langue analytique de John Wilkins » [1941], in « Autres Inquisitions », Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, Pléiade, p. 747-751.

Eco, Umberto, 1985, Lector in fabula [1979], traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset.

Foucault, Michel, 1961, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard.

Homère, Odyssée, édition de Philippe Brunet (1999), traduction de Victor Bérard (1931), Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique ».

Truc, Gérôme, 2017, « Mémorialisations immédiates », Mémoires en jeu, Paris, Kimé, n° 4.

Perec, Georges, 1985, Penser/Classer, Paris, Hachette Littératures.

Vial, Hélène (dir.), 2014, Les Sirènes ou le Savoir périlleux. D’Homère au XXIe siècle, Rennes, PUR.

Comme le lecteur peut régulièrement s’en rendre compte, les dictionnaires et encyclopédies n’existent pas seulement en ligne. Nombreux sont ceux publiés en version papier, parmi lesquels quelques-uns concernant la mémoire et ses domaines connexes (violence, témoignage). Toutefois, les publications que nous connaissons, et dont la liste suit, privilégient le savoir documentaire et explicatif. Parti pris que nous essayons, sans nier ses valeurs et intérêt, de dépasser – à l’exception de l’ouvrage de David Collin et Régine Waintrater dont l’esprit trouve certains échos dans notre projet, tout en se focalisant sur les mots du « génocide » et sans intention encyclopédique.

Collin, David & Waintrater, Régine, 2011, Les Mots du génocide, Genève, MetisPresses, coll. « Imprescriptible ».

Dreyfus, Jean-Marc, Husson, Édouard, Bensoussan, Georges & Kotek, Joël (dir.), 2009, Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse.

El-Kenz, David (dir.), 2005, Le Massacre objet d’histoire, Gallimard, coll. « Folio histoire ».

Erll, Astrid & Nünning, Ansgar (dir.), 2010, A Companion to Cultural Memory Studies, Berlin/New York, Walter de Gruyter.

Feitlowitz, Marguerite, 2011, A Lexicon of terror. Argentina and the Legacies of Torture [1998], Oxford University Press.

Jouhaud, Christian, Ribard, Dinah & Schapira, Nicolas, 2009, Histoire Littérature Témoignage. Écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire ». Cet ouvrage se présentant comme une encyclopédie se concentre sur les catastrophes du XVIIe siècle.

Leselbaum, Jean & Spire, Antoine, 2013, Dictionnaire du Judaïsme français depuis 1944, Paris/Lormont, Armand Colin/Le Bord de l’eau.

Marzano, Michela, 2011, Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, coll. « Quadrige dicopoche ».

Olick K. Je.rey, Vinitzky-Seroussi, Vered & Levy, Daniel (dir.), 2011, The Collective Memory Reader, Oxford University Press.

Pethes, Nicolas & Ruchatz, Jens (dir.), 2001, Gedächtnis und Erinnerung. Ein interdisziplinäres Lexikon, Hambourg, Rowohlts, coll. « Enzyklopädie ». Traduit en italien en 2002 sous le titre : Dizionario della Memoria e del Ricordo, Milan, Mondadori.

Vinyes, Ricard (dir.), 2018, Diccionario de la memoria colectiva (Historia), Barcelone, Gedisa.

1 Je suis reconnaissant à Hélène Vial d’avoir ouvert depuis des années toute une réflexion sur la question du savoir périlleux que symbolisent les Sirènes.

2 Voir le dossier les « Mémorialisations immédiates » dirigé par Gérôme Truc pour Mémoires en jeu n° 4.