Les rhizomes de la colère

Anne RocheUniversité d’Aix-Marseille, CIELAM, Aix-en-Provence
Paru le : 07.02.2022

Dans la longue histoire des histoires de la Commune, le livre de Quentin Deluermoz s’impose à plus d’un titre. Par son souci de se démarquer des grilles de lecture antérieures (marxiste, sociologique, libertaire…), par l’ampleur de sa documentation, mais surtout par l’originalité de l’approche. Il propose un double déplacement : dans l’espace, sur la diffusion de la Commune, en intégrant à l’analyse des dynamiques non-européennes, et dans le temps, par la mise en évidence des temporalités multiples de l’événement. Enfin, prenant le risque d’un plan non chronologique, où un même événement peut être évoqué deux fois sous des éclairages différents, l’auteur opère un nouage subtil entre le factuel (événement, modalités, suites, diffusion…) et les remaniements théoriques qu’il en tire, tant sur le plan proprement historiographique que sur les conceptions de l’histoire et des temporalités.

En premier lieu, Deluermoz analyse l’impact de l’événement sur « l’État-nation impérial français » tel qu’il s’était cristallisé dans les années 1850-1869. La guerre a déjà affecté la puissance impériale française : en Algérie, la défaite, signalant la faiblesse de la puissance occupante, suscite des révoltes, puis la proclamation de la Commune provoque un écho différent à Alger, qui ne prend nullement en compte la situation coloniale. Deluermoz consacre quelques pages passionnantes aux modalités peu connues de ces révoltes, ainsi qu’à la complexité des relations hiérarchiques et horizontales qui structurent la société locale, mal saisies par les autorités françaises. Ce n’est qu’après la chute de la Commune que le gouvernement peut envoyer des troupes en Algérie et « pacifier » brutalement la Kabylie ; mais l’événement ébranle l’ordre métropolitain et aggrave les fissures qui minent l’ordre impérial. Même remarque pour la Chine et pour diverses zones d’influence française.

La Commune est ensuite envisagée comme « événement médiatique global ». Le dépouillement des archives Reuters à Londres permet à l’historien d’en montrer la diffusion internationale : la presse anglaise, allemande, américaine rend compte en détail de la Commune, plus que de la guerre ou de la proclamation de la République. L’information se fait au jour le jour, grâce au télégraphe, puis en différé (la plupart des reporters de guerre sont à Versailles), mais les grilles d’interprétation nationales donnent lieu à autant de lectures différentes. La radicalité du projet communaliste rencontre quelques échos positifs, notamment au Mexique, et certaines « captations » inattendues comme aux États-Unis, en raison du souvenir proche de la guerre de Sécession ; l’extrême violence de la fin fait l’unanimité négative de tous les gouvernements. Ces dimensions transnationales ont des effets sur les événements parisiens. Pour l’historien, elles sont surtout l’occasion de changer de focale : à une histoire trop souvent franco-française, elles apportent une dimension extra-européenne bienvenue.

Dans la deuxième partie, intitulée « La Commune vive (mars-mai 1871) », l’auteur étudie les trajectoires insurrectionnelles qui ont touché diverses villes (Marseille, Lyon, Le Creusot…), la Martinique, où la République apparaît comme une promesse de justice en face d’une insupportable sujétion, et où la répression sera féroce, et la Commune d’Alger. Celle-ci se réfère aux idéaux de 1792 et de 1848, mais, on l’a dit, ne prend nullement en compte le rapport de domination colonial. Alors que le mouvement de contestation arabe s’étend contre « l’arrivée du civil » spoliateur de terres, les insurgés algérois n’y prêtent pas attention, pas plus qu’à la révolte kabyle. Signe de coopération trans-impériale, les consuls d’Espagne, d’Italie et du Royaume-Uni demandent à leurs gouvernements d’envoyer des navires de guerre vers Alger. Mais la défaite de la Commune à Paris fait retomber le mouvement.

Se centrant ensuite sur l’événement parisien, l’auteur constate que la plupart des travaux ont insisté sur la faiblesse des réalisations, sur son peu de durée. À l’opposé, il souligne nombre d’actions, et d’abord « l’administration de l’extra-ordinaire » : le 18 mars, Thiers emmène avec lui toute l’administration parisienne, et la Commune doit improviser : des journaliers, cordonniers, etc. deviennent receveurs, employés d’octroi… L’historien relève ici une opportunité archivistique : les procès pour « usurpation de fonction » permettent de reconstituer plusieurs centaines de parcours, bel exemple de micro-histoire, d’histoire « par le bas », qu’il appelle à poursuivre. L’action de ces « usurpateurs » répond d’abord à des impératifs de survie : collecter les impôts, trouver des logements pour ceux dont les maisons ont été détruites, établir des actes d’état-civil, acheminer le courrier… On peut s’étonner de ce souci de légalisme, mais l’appel à la Loi, souvenir de la Révolution (la Loi est le produit de la nation contre l’arbitraire monarchique) n’est pas contraire à l’idée d’une transformation révolutionnaire du monde. Dans une logique plus proprement révolutionnaire, ont lieu des arrestations de prêtres, des perquisitions, des pillages de maisons bourgeoises (dans certains cas, le butin est reversé à la Commune), et le « minage des écritures ordinaires du pouvoir » (Philippe Artières), changements d’appellations, suppression des noms de « Saints »… Plus généralement, on a reproché aux communards un manque de projet politique précis : mais ils poursuivent ce qui avait été amorcé dès les années 1860, des réflexions sur le crédit, l’organisation du travail, préfigurant « un mode alternatif de relation sociale et politique tout en étant ancré dans le présent et les contraintes du réel ». Contrairement aux analyses marxistes, ils n’ont pas voulu abolir la propriété, mais « uniformiser le pouvoir et la propriété ». Pour Proudhon, la propriété est à la base de la liberté et ne peut être dissociée du travail ; il rejette l’accumulation et l’accaparement capitalistes, qui privent les ouvriers de cette « juste » propriété. Ainsi, les ateliers abandonnés sont réquisitionnés, et leur cession aux sociétés ouvrières envisagée, moyennant une indemnité reversée aux patrons. Les objets de prix réquisitionnés sont fondus à la Monnaie, ce qui répond à un impératif moins financier que symbolique : « si le principe même de propriété privée n’est pas remis en cause, son périmètre est bien altéré et sa définition, par brèches, modifiée ».

Le temps et l’espace sont aussi transformés par le geste révolutionnaire. Le 18 mars, c’est aussi la reconquête des quartiers centraux par les populations de la périphérie, récemment déplacées par Haussmann. Espace reconquis, temps fluide, sont les cadres où des individus ordinaires, souvent issus de milieux populaires et peu mobilisés au départ, prennent conscience d’être des acteurs de l’histoire. Ce temps politisé s’entretient par des « rituels émotionnels », manifestations, meetings… Certes, tous les Parisiens ne vivent pas au même rythme : parmi les indifférents ou les hostiles, beaucoup se cloîtrent chez eux, s’efforcent de maintenir le temps d’avant. C’est que le temps « bourgeois », anticipé, organisé, régulier, s’oppose au temps prophétique des plus démunis, qui en temps « normal » n’ont pas d’avenir. Walter Benjamin rappelle qu’en 1848, les insurgés tiraient sur les horloges.

Ce temps est compté : très tôt, les révolutionnaires savent que l’issue sera terrible. Pourtant, au moment du combat final, il reste encore vingt mille combattants. « Ces bouts de Paris insurgés, alors même qu’ils sont déconnectés d’une autorité coordinatrice, sont […] révélateurs du profond mouvement qui s’est enclenché depuis ces quelques mois. » Si, pour les Versaillais, la Commune est anachronique, renvoyant à l’époque passée des révolutions, pour les communards « la Commune seule incarne l’avenir ».

Or l’anachronisme, loin d’être seulement le qualificatif méprisant des Versaillais, apparaît alors comme un concept fécond pour penser l’intrication des temps historiques. Ce qui est remis en cause, c’est l’idée sous-jacente de progrès, que le XXe siècle ne cessera de battre en brèche. Lorsque Deluermoz évoque la longue histoire des révoltes populaires, et leurs pratiques qui parfois se retrouvent sous la Commune, il met également en garde contre le risque de dépolitiser les actes des communards et d’aplanir les différences des temps : ces mots, gestes, pratiques sont porteurs d’un sens non figé, qui se fixe différemment en fonction des contextes : « fossiles », à la fois anachroniques et actuels, et qui « peuvent résister aux pouvoirs en place comme à la formalisation des savants ». Le modèle de la « survivance » conceptualisé par Georges Didi-Huberman à la suite d’Aby Warburg permet de penser cette hétérogénéité à la fois spatiale et temporelle. Dans l’espace : des sociétés non occidentales, anciennes ou contemporaines, ont mis en œuvre  des pratique égalitaires, de décision en assemblée, sans qu’on puisse parler d’influence. Dans le temps : la Commune est une hétérochronie, un autre agencement du temps, singulier et instable, comportant des aspects messianiques hérités de la culture chrétienne millénaire, laquelle perdure jusqu’au XIXe siècle.

Dans la dernière partie, l’historien analyse comment on « sort de la guerre civile » : après les incendies, les atteintes aux lieux de pouvoir, c’est la répression – comparée avec la guerre coloniale et raciale qui se déroule au même moment en Algérie – et le retour au monde « normal », symbolisé par l’érection de la basilique du Sacré-Cœur, même si elle avait été décidée avant les événements. Mais la Commune, écrasée, survit dans le symbolique, comme « nouveau spectre global de la révolution » : elle est la figure de l’autre, qui conforte en chacun son identité, sa civilisation. Ainsi le Mexique, plutôt favorable à l’idée communaliste, mais choqué par les incendies et les massacres, estime-t-il être mieux à même que ces Français excités de réaliser la Commune idéale ! Et, paradoxalement ou non, elle a pour effet le renforcement de l’État libéral. En effet, un gouvernement révolutionnaire a fonctionné quelques semaines à Paris. Or, le droit international considère que la continuité légale de l’État se maintient indépendamment des changements de régime. Il faut se prémunir contre cette possibilité, d’où la politique répressive qui se met en place à l’échelle internationale (extraditions, intensification des échanges policiers.) Autre effet, social cette fois : en Allemagne, Bismarck institue les premières caisses de retraite. Un certain réformisme contre la révolution. Et en France, la dissociation se fait entre République et pratique révolutionnaire.

D’autres conséquences se font sentir sur l’empire. Malgré le coût de la guerre et de l’indemnité de guerre, Paris est rapidement redevenu la deuxième place financière mondiale, et, même affaiblie par les nouveaux venus (Allemagne, États-Unis), la France reste une grande puissance impériale. L’Algérie est soumise à un contrôle aggravé en tant que « réserve de terres destinée à résoudre les problèmes politiques métropolitains ». La Nouvelle-Calédonie reçoit les déportés communards et insurgés kabyles, mais, lors de l’insurrection kanake, « à l’exception de Louise Michel, qui prend la défense des révoltés, les déportés communards […] participent à la répression ». Parler de conséquences serait néanmoins inexact : la Commune et sa répression ne font que cristalliser une tendance profonde au renforcement de l’ordre libéral. La structure sociale préexistante a bien résisté, contrairement à 1789. C’est bien au plan symbolique que réside l’essentiel de l’« action » de la Commune.

Les « recompositions » de la Commune existent dès sa fin tragique. Le mouvement ouvrier est décapité, l’AIT disparaît en 1877, mais le souvenir reste actif. L’auteur se démarque ici de l’historiographie du mouvement ouvrier, tout en proposant une explication de sa longue prévalence. Si, contre les lectures de Bakounine ou du mouvement anarchiste, la lecture de Marx s’impose, c’est qu’elle a été relayée par Wilhelm Liebknecht, August Bebel, le SPD, parti à l’époque le plus important et le plus organisé. La Commune dès lors formalise l’idée de « classe », à échelle internationale.

L’idée Commune migre : en Bolivie, Mexique, dans l’Espagne de 1873, à Cuba en lutte contre l’emprise espagnole, en Italie, en Égypte… Ici encore, l’auteur met en garde contre un « diffusionnisme simple qui partirait du centre parisien », préférant parler de « polygenèse ». Cette diffusion a des aspects qu’on pourrait juger folkloriques : grands spectacles, cycloramas, panoramas… mais surtout fait de la Commune « une ressource affective et politique partagée, qui permet de rendre pensables des issues alternatives au monde présent ou d’alimenter le désir révolutionnaire. » Si la relecture communiste a eu une grande portée, c’est que l’impact de la Commune était déjà global dans les années 1870.

Le bilan de cet ouvrage, dont on ne peut rendre en quelques pages toute la richesse, nous paraît être de plusieurs ordres. Sur le plan de la discipline historique, par la mobilisation des sources et la multiplicité des focalisations, notamment internationales, il fait apparaître le feuilletage complexe de l’événement : « temps plastique, persistance atténuée des anciennes sources de pouvoir, concurrence des sites d’action, modification des cadres d’intelligibilité, irruption d’autres références historiques. » Sur le plan politique, en donnant à ce dernier terme toute sa vitalité anthropologique et sociale, l’auteur évoque les réinterprétations des années 1970-1990, qui ont remobilisé l’« objet froid » qu’était peut-être devenue l’insurrection parisienne : la Commune « rend visible les multiples résistances des subalternes à travers le monde ». Contre les tenants du « il n’y a pas d’alternative », elle constitue « l’expression historique du possible ».

On conclura par la phrase d’un anonyme de 1871, qui sonne comme du Mai 68 : « Nous n’avons jamais été aussi heureux qu’à présent. » ❚

Quentin Deluermoz (2020), Commune(s) 1870- 1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Seuil, 431 p.