Nous vivions en Algérie, nous fermions les volets

Anne RocheUniversité d’Aix-Marseille, CIELAM, Aix-en-Provence
Paru le : 07.04.2020

En 2013, dialoguant avec Sylvie Lindeperg, Jean-Louis Comolli comparait un film tourné au camp de Westerbork, film qui documente le seul embarquement pour Auschwitz connu, et le journal d’Etty Hillesum, internée dans le même camp. Le journal, nous disait-il, affirme son caractère subjectif, et de ce fait il vaut comme récit témoin, alors que le film, qui semble être de l’ordre de l’objectivité documentaire, est en fait ambigu, pose des questions qu’il ne résout pas. « D’un côté la polysémie qui trame tout langage, de l’autre l’ambiguïté qui trame toute image1. » Dans Une terrasse en Algérie, c’est avec le langage que le cinéaste se confronte à un autre drame.

Le drame est double, et la remémoration est à double foyer : face à l’auteur, né en 1941, qui se remémore son enfance en Algérie, il y a sa compagne, Marianne, qui « a tout oublié, sinon Stora, en Algérie, son village natal. » (p.13) Marianne n’a plus de mémoire, elle a perdu les mots, les gestes, tout ce qui fait le vivant. Le narrateur l’accompagne avec tendresse dans son égarement, répondant avec humour, quand elle lui demande « Où est Jean- Louis ? » « Pas bien loin… » (p. 182) Elle vit dans « un temps sans temps, sans repères, sans dates, sans aucune fixité, temps sans mémoire qu’il faut vivre pourtant. » (p. 13) Mais lui se rappelle l’adolescente radieuse qui plongeait avec lui dans « la Méditerranée sertie de mythes » (p. 163), et, sans qu’il ait besoin de le souligner, on devine la force d’un amour qui survit au passage du temps et à l’amnésie de la bien-aimée.

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©DR Captures d’écran de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, 1966

 

 

 

 

 

 

 

 

« Nous vivions en Algérie, nous fermions les volets. » (p. 11) Incipit étonnant : faut-il y voir, au-delà de l’aspect référentiel (fermer les volets contre l’éclat du soleil), un sens symbolique : fermer les volets pour ne pas voir ? Plus loin, Comolli précise : « Le choix fait d’une ignorance, portes et volets fermés, les têtes aussi. » (p. 164) L’auteur n’épargne pas l’aveuglement qui a été celui d’une partie de sa famille, comme celui de nombreux Pieds-Noirs. Quantité de notations démarquent son récit de tous les topoï du récit Pied-Noir. Le grand-père, petit entrepreneur, parle l’arabe dialectal avec ses ouvriers, le père, médecin, parle arabe, soigne des Arabes, ce qui lui vaut d’être menacé de mort d’abord par le FLN, puis par l’OAS. En août 1955, il a assisté comme médecin à la répression sanglante des émeutes de Philippeville. De quoi le jeune Jean-Louis (quatorze ans alors) est-il le témoin ? Il était à la plage, mais il assiste sans bien la comprendre à une scène presque « hors champ » où un officier déchire les papiers des Arabes arrêtés, promis à la mort : « je venais de découvrir la politique sous la forme toute simple de la violence des maîtres. » (p. 24) C’est pour lui une sorte de fin de l’enfance : à partir de ce jour, il n’ouvrira plus la boîte de ses petits soldats de plomb.

L’insouciance de l’adolescence n’a pas tout à fait disparu. Il y a les amitiés, les premiers flirts, les lectures, le cinéma, la musique, surtout le jazz. Or le jazz, c’est aussi « l’invisible lien entre les Algériens colonisés, mes voisins, et les Noirs américains, eux-mêmes transportés, déportés, exclus de leur propre monde. […] Je crois à la collusion des bannis. J’appartenais à la catégorie des colons […] mais je. me tenais pour plus proche des colonisés que des colonisateurs. » (p. 15) L’adolescent n’a pas encore lu Fanon (cité allusivement p. 48), mais il a compris déjà qu’il n’est pas « chez lui » dans ce pays conquis : « Qu’est-ce que j’aurais bien pu désigner comme “chez moi” puisque j’étais chez les autres et qu’à chaque instant la rue, le soleil, la langue, les passants et ces femmes voilées de noir me le rappelaient ? » (p. 15) Cette lucidité n’est guère partagée par ses contemporains, et pourtant, ils sont pris dans une sorte de contradiction, à mesure que « les événements » se précipitent. Persuadés de leur bon droit, ils se croient « chez eux » pour toujours, et pourtant se sentent menacés, ce que Comolli appelle la « schizophrénie pied-noir ». (p. 29) Le texte met en place un va-et-vient subtil, mais précis, entre le passé et le présent, les intuitions floues de l’adolescent et le savoir de l’adulte, ponctué de rappels à l’actualité, comme l’allusion aux migrants noyés en Méditerranée (p. 89) ou aux attentats de 2015 (p. 142). L’engagement de l’adulte relaye sans doute les affects de l’adolescent, c’est ainsi que l’image de Louise Michel, « mon égérie » (p. 149) prépare la voie au futur auteur de La Cecilia (1975).

Au travers des souvenirs, croisant à tout instant la mémoire trouée de Marianne, l’auteur à la fois interroge son identité et réfléchit sur le régime de l’image – son métier. Adolescent, il a pensé qu’il était juif, à l’occasion d’un voyage scolaire en Allemagne : ce n’était pas le cas, mais il en tire une sorte d’épistémologie du doute : « Cherchons, me dis-je, ce qui ne peut être trouvé. Étudions ce qui ne peut être démontré. Ainsi, sans le savoir, je commençais à penser selon la leçon juive. » (p. 75) C’est ce qu’il aime dans les images : à ses yeux, la croyance induite par le cinéma n’est « pas fanatique car elle reste réversible, fragile, partielle » (p. 50), le contraire des convictions meurtrières des tenants de l’identité. Réflexion aussi, très contemporaine, sur la transformation du régime du spectacle : avant la télévision, avant les nouvelles technologies, « tout spectacle était distant. […] La relation entre l’image, le lieu et le moment apparaissait à la fois contingente et nécessaire » (p. 89) L’auteur ne le déplore pas, mais il incite le lecteur à réfléchir sur ces transformations au lieu de se borner à les accompagner.

« L’Algérie, la mienne, c’est l’enfance, la mienne. » (p. 162) Si la quatrième de couverture souligne le versant historique et politique du livre, il n’est pas indifférent qu’il se termine sur un parfum : « ce qu’il y a de plus volatil est ce qui s’ancre le plus profondément dans nos mémoires. » (p. 184) Tout un nuancier de sensations, de l’ordre de la mémoire involontaire, vient enrichir de ses harmoniques une histoire qui peut parler à bien d’autres qu’à ceux qui l’ont vécue. ❚

Jean-Louis Comolli, 2018, Une terrasse en Algérie, Lagrasse, Verdier, 192 p.

1 « Spectres de l’histoire », dialogue avec Jean-Louis Comolli, in Sylvie Lindeperg, 2013, La Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, p. 208.