Laisser pousser l’herbe ?

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Paru le : 15.04.2022

« Son œil dans ma main » – expression qui pourrait faire venir des visions de tableaux surréalistes à la Dalí – est le titre de l’exposition qui se tient à l’Institut de Monde Arabe depuis le mois de février. Conçue à partir du livre publié chez Barzakh, la maison d’édition algérienne de Kamel Daoud, elle est consacrée à la lecture par l’écrivain d’origine oranaise des photographies que Raymond Depardon a prises à Alger et à Oran en 1961, puis, en 2019, lors d’un voyage où il revient sur les lieux en compagnie de sa femme, Claudine Nougaret. Il revisite à cette occasion Oran avec l’auteur de Meursault, contre-enquête.

Entre le printemps et l’automne 1961, tout jeune photographe-reporter de 19 ans, originaire de la Haute-Saône, Raymond Depardon, qui ne connaît encore rien de l’Afrique – continent qu’il photographiera par la suite, du nord au sud, tout au long de sa vie, qu’il filmera et sur lequel il écrira[1] – est envoyé en Algérie par l’agence de presse Dalmas pour laquelle il travaille. Les photographies d’Alger exposées dans la première section ne laissent guère penser au visiteur que l’on est en pleine guerre. Seuls trois clichés montrent des émeutes. Des clichés pris clandestinement comme toutes les photographies de manifestation – les émeutiers français cassaient les appareils photo, explique Depardon dans l’entretien filmé projeté à la fin du parcours de l’exposition –. Des clichés rassemblés sous l’intitulé « La bataille des orphelins » sont présentés sans plus amples précisions. Ce silence didascalique est regrettable tant cet épisode, symbolique de la séparation des familles et de l’assimilation forcées qu’organise l’Association pour la Jeunesse de Suzanne Massu de septembre 1961[2] à mars 1962[3], est peu connu. Ce que les photographies choisies pour l’exposition montrent n’est pas la guerre, mais deux populations qui vivent côte à côte, sans se regarder. À ce propos, deux clichés sont emblématiques. Le premier représente deux hommes assis sur un même banc, très proches l’un de l’autre au point que, par effet d’optique, l’on croirait que leurs deux épaules et leurs deux bras se touchent : le Français est plongé dans son journal, tandis que le visage de l’Algérien, tourné à l’opposé, regarde au loin. Ni ressentiment, ni haine – n’en déplaise à Daoud dans son commentaire – mais profonde indifférence. Plus ambiguë est la seconde photographie de deux femmes attendant à un arrêt de bus. Tout, dans la composition de l’image, leur vêtement, leur expression et leur manière différente de cacher leur visage, semble dire leur ostensible opposition. Mais, à bien regarder ce que le photographe ne montre pas, elles sont davantage perturbées par un élément hors champ qui les effraie et dont elles veulent se protéger le visage, et particulièrement la bouche et le nez. Aucune légende n’accompagne la photo…l’on s’en tient à des hypothèses. C’est que, et Daoud l’a fort bien vu, le photographe ne veut pas saisir un événement, encore moins illustrer une guerre.  Même les clichés qui témoignent de la présence de l’OAS (Organisation de l’Armée secrète) le font à bas bruit : un sigle sur un mur. Ce qui l’intéresse ce sont les êtres, le corps des êtres, des corps en mouvement, des corps en vie ainsi que la lumière et le soleil de plomb qui viennent souligner leurs ombres.

L’ancrage historique et « politique » explicite est réservé à la deuxième section construite en diptyque, point/contre-point, autour de deux événements qui, couverts par Depardon en reporter professionnel, sont exposés en parallèle pour se répondre en miroir inversé. D’une part, il y a la première rencontre entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement provisoire de la République algérienne à Genève de 20 mai 1961 à Genève dans la villa de Bois d’Avault au bord du lac Léman. Les principaux membres de la délégation algérienne dirigée par Krim Belkacem se montrent rayonnants, tout sourire. D’autre part, sur invitation du gouvernement français, il s’agit de la visite organisée pour la presse étrangère du village « modèle »[4] de Magra dans le domaine d’Oued el Kheir en Oranie, où sont rassemblées les populations rurales à qui l’on offre instruction, prise en charge médicale et constructions immobilières modernes. Ce reportage, qui relève d’un journalisme de commande politique dont on peut saluer Depardon de ne pas l’avoir écarté, rappelle aussi bien l’épisode de propagande que les nazis avaient mis en scène en 1944 à Theresienstadt, que la longue tradition des camps de regroupement depuis la guerre des Boers permettant de donner des gages aux observateurs indépendants.

Cinquante-huit ans plus tard, en 2019, à Alger et à Oran, Depardon continue de donner la primauté aux êtres : il montre des visages, des regards, des sourires et des rires, des corps qui se meuvent, avancent, en groupe, se touchent, se caressent peut-être même. Il donne ainsi à voir des images de bonheur, notamment celui d’une jeunesse qui s’aime et qui s’amuse. Mais ces clichés taisent ce que révèle l’entretien filmé entre les deux artistes : en 2019, à Oran, on ne sourit pas à des Français qui prennent des photographies, on leur demande s’ils sont des « nostalgiques ». Si tel n’est pas le cas, « alors, soyez les bienvenus ! ». « On ne sort pas de ce rapport de guerre », commente Daoud. Et, comme un prolongement voire une possible explication à ce constat, la lecture personnelle et intime[5] qu’il livre des photographies représentant les membres de la délégation algérienne réunis au Bois d’Avault. Malgré, ou sans doute à cause de « l’unique et même récit qui [lui] a été inculqué depuis l’enfance », il ne se sent pas le fils de ces « pères fondateurs » : il est « le vide, le rien ». Et, pour ne plus être un « serf de la mémoire », il en appelle au « sens de la liberté » en s’adressant en imagination, non sans une insolence qu’il assume et revendique, aux signataires des accords d’Évian : « je veux être indépendant. Je veux que nous vivions la liberté : vous, celle de mourir, moi, celle de vivre. Je veux le retour de ma souveraineté sur ma chair. Merci, mais laissez l’herbe pousser ! » Si l’on entend le sentiment d’étouffement que Daoud exprime ici – et qui est comme un écho aux dérives et conséquences d’un « devoir de mémoire » mal conduit –, il convient de ne pas oublier que souvent, lorsque l’herbe repousse, elle prend une drôle d’allure… C’est ce que Jean Cayrol nous enseigne dans Nuit et brouillard[6].

[1] Afriques : comment ça va avec la douleur ?, documentaire sorti en salle le 2 octobre 1996, à la suite duquel il publiera au Seuil, en 1998, un livre de photographies commentées, En Afrique.

[2] « Loin de l’incendie de leur Algérie, les plus petits, après la colonie de vacances de Moumour, ne sont pas repartis. Tout leur a été ainsi épargné. », déclaration de Suzanne Massu, 25 novembre 1962, cité in « Les “enfants de Madame Massu”. Œuvre sociale, politique et citoyenneté pendant et après la guerre d’Algérie (1957-1980), Yves Denéchère, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2017/3 (n°64-3), p. 125-150. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2017-3-page-125.htm. Article consulté le 18/06/2022

[3] Sur les 177 enfants qui vivaient dans les centres de l’AFJ à Alger, 66 ont été « rapatriés » dans le Béarn, selon le terme employé dans le rapport moral du 7 décembre 1961 au 16 novembre 1962 de l’association. « En 1971, Suzanne Massu se souvient : “Quand j’ai vu que ça commençait à brûler pas mal en Algérie, les gosses, je les ai gardés, les plus vulnérables” et “un peu avant l’indépendance, j’ai ramené tous ceux que j’ai pu ramener”. », ibid.

[4] Cf. Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie – Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022. Dans la troisième partie de son ouvrage, l’auteur montre comment les camps dits de regroupement, mis en place à partir de 1954, ont été transformés, dans les dernières années de la guerre, en « Mille villages ». Magra est l’un d’eux.

[5] « L’école nous a éduqués à regarder ces photos d’une certaine manière. J’avais envie de dire ce que je ressentais, me forcer à dire ce que je ressentais vraiment. »

[6] « Une drôle d’herbe a poussé et recouvert la terre usée par le piétinement des concentrationnaires. »