Ce qu’il reste de “Soulèvements”. À propos d’une exposition et de ses retombées

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 30.10.2017

affiche-soulevements-jeu-de-paume-parisL’exposition Soulèvements réalisée par Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume du 18 novembre 2016 au 15 janvier 2017 a déjà été longuement critiquée, aussi bien dans la presse que sur les réseaux sociaux, pour ses oublis, ses raccourcis et la façon dont elle semblait satisfaire, intentionnellement ou non, des milieux d’esthètes qui jouent encore à « y croire ». Cela rappelle d’ailleurs que, peu de temps avant, l’exposition sur le transgressif et inclassable Pierre Guyotat (galerie Azzedine Alaïa, printemps 2016) aurait déclenché une réaction comparable si elle avait été moins confidentielle.

En vérité, on peut déplorer que de telles manifestations ne comptent aucun métadiscours ni aucune autodérision, aucun regard sur elles-mêmes qui mettrait en évidence que transgression comme soulèvement sont des objets intégrés au spectacle ambiant de notre temps et que, devenu simulacre, leur scandale rassérène quelque part ; une critique autoréflexive permettrait, par là même, de se demander comment échapper à cette fatalité, comment la détourner véritablement. Pour éviter les redites, ce petit texte se limitera à quelques remarques et questions que soulève l’exposition de G. Didi-Huberman. Tout d’abord, de quel soulèvement s’agit-il ?

Sur le premier panneau, intitulé « par éléments (déchaînés) », retenons cette phrase : « On se soulève en exerçant son imagination. » On reconnaît là un thème cher à l’auteur d’Images malgré tout (2003) qui, commentant les désormais connues quatre photographies des Sonderkommandos, affichait une croyance sans limites en l’imagination. En cette croyance, comme l’exposition en témoigne, résonne l’antienne soixante-huitarde selon laquelle l’« imagination au pouvoir » serait émancipatrice. C’est oublier ici que l’imagination peut être aussi bien aliénante que révélatrice. Les fables du politique comme celles du marketing ne l’ont-elles pas amplement démontré ? L’imagination n’est pas plus un gage de liberté que le soulèvement.

Or, cette exposition ne conçoit le soulèvement que sous le jour d’un romantisme suranné débordant d’optimisme que confirme, comme un slogan, la phrase-choc : « L’imagination soulève des montagnes », extraite du précédent panneau. C’est ce que tente de démontrer la section ayant pour titre : « l’espoir du condamné à mort ». On y trouve, entre autres, des clichés de graffitis laissés sur des murs de cellules et les photos déjà mentionnées des Sonderkommandos, mais accompagnées d’un commentaire totalement erroné[1].

Avant d’en arriver là, les icônes du genre sont au rendez-vous, comme s’il fallait que chaque visiteur y trouve son émotion : les communards de 1870, les spartakistes de 1918 à Berlin, la CNT-FAI (les anarchistes espagnols) en 1936 et les antifascistes sur les barricades à Barcelone en 1936, Budapest en 1956, les Black Panthers, Guevara et Castro, les situationnistes, les mères de la place de Mai, les manifestations en 1984 à Santiago du Chili, Gaza…

Pourtant, les montagnes n’ont pas toujours été soulevées pour sauver les opprimés en retombant sur les nantis et/ou les persécuteurs pour les ensevelir. De même, comment peut-on encore avancer, comme sur le panneau 2, intitulé cette fois « par gestes intenses », que le soulèvement, « c’est casser un certain présent – fût-ce à coup de marteau », alignant la référence obligée à Nietzsche ? Plutôt que de sacraliser le soulèvement, il aurait fallu rappeler que celui-ci peut servir des causes iniques, à droite comme à gauche, et installer ou maintenir au pouvoir ceux qui sont du côté du manche ! À l’heure où des forces politiques réactionnaires, xénophobes et identitaires attisent un peu partout ce qui dans les populations se prête au populisme, on aurait justement pu attendre que l’exposition désenchante le soulèvement, en rappelle la part obscure ou versatile ; on y cherche en vain une mise en garde contre ce triste principe de réalité.

À la suite de quoi, on peut aussi se demander : quelle place cette exposition réserve-t-elle au spectateur ? – bien peu. L’illusion d’un tel dispositif pourrait faire croire aux visiteurs qu’ils y disposent d’une grande liberté, non seulement de mouvement, mais aussi de jugement. En vérité, une telle profusion de clichés confinant à la surexposition ne laisse que peu de possibilités, sinon celle d’approuver la saturation du sujet, ou de la rejeter. Peut-être est-ce d’ailleurs cette paradoxale fermeture, plus que le sujet en soi, qui a été à l’origine d’un si fréquent rejet.

[1] Il ne s’agit pas, comme on peut le lire, d’une tentative de soulèvement en août et en septembre 1944, mais d’une véritable révolte qui eut lieu le 7 octobre 1944. De même, quand on lit, à la suite, que les Sonderkommandos « tentèrent (le plus souvent en vain) de s’évader », on ne peut que regretter que le commissaire ait laissé entendre que des évasions ont pu réussir. Aucun Sonderkommando n’a eu cette chance et ceux qui ont survécu le doivent au chaos de l’évacuation d’Auschwitz en janvier 1945. Ce qu’il reste alors de ce soulèvement n’est certainement pas l’espoir, mais la ruine de l’âme que ces hommes ont traînée le restant de leur existence.

Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 13