Collecter — RwandaMAP (Mémoires, Archives, Patrimoines)

Francois RobinetCHCSC UVSQ Université Paris-Saclay
Paru le : 16.07.2021

En 1988, la revue rwandaise Dialogue publiait en couverture d’un de ses numéros : « des milliers d’écrits sur le Rwanda … où les trouver ? ». Cette formule faisait suite à l’édition en 1987 par Marcel d’Hertefelt et Danielle de Lame de l’Encyclopédie bibliographique sur le Rwanda, un ouvrage fondamental dans l’historiographie sur le pays (De Lame & d’Hertefelt). Diffusé avant le début de la guerre civile et le génocide des Tutsi, il présente l’étendue des savoirs sur le Rwanda avant la « catastrophe ».

Depuis cette publication, le champ de la recherche sur le Rwanda a été en tous points bouleversé. Au niveau linguistique, la recherche est maintenant principalement anglophone tandis qu’au niveau disciplinaire, l’histoire et l’anthropologie ont en partie disparu au profit des sciences politiques. En l’espace d’un quart de siècle, une profusion de témoignages et de récits de natures diverses a ainsi été portée par des acteurs des événements (rescapés, bourreaux, responsables politiques de l’époque, journalistes, humanitaires…), par les autorités rwandaises depuis juillet 1994, mais aussi par des ONG, des associations, des militants ou encore par des groupes qui cherchent à nier le génocide ou à en relativiser la portée. La masse de récits produite après le génocide constitue un défi pour les universitaires. Comment en effet appréhender un si grand nombre de productions ? Selon quelles méthodes et avec quelles visées ?

Comme pour de nombreux sujets d’histoire du temps présent, la recherche sur le Rwanda est aussi marquée par une forte demande sociale et par des enjeux autour de l’accès aux archives publiques. S’y ajoute la question judiciaire, avec des procès pour génocide ayant toujours cours, y compris sur le territoire français. En raison de cette demande sociale et des enjeux politiques et historiques, le Rwanda, la Belgique et la France ont créé depuis 1994 plusieurs commissions visant à livrer un récit officiel des événements.

UNE ÉQUIPE INTERNATIONALE ET PLURIDISCIPLINAIRE

Ces différents défis ont conduit à la création de RwandaMAP (Mémoires, Archives, Patrimoines) en 2018, qui vise à créer un réseau international de recherche consacré aux traces du génocide des Tutsi du Rwanda. Le terme de trace est ici entendu dans une acception large intégrant les marques, empreintes ou vestiges, passés et présents, du génocide, identifiables au Rwanda mais aussi dans des pays étrangers. Ces traces peuvent être de nature très diverses, archivistiques (archives judiciaires, archives diplomatiques, collections de presse écrite, archives audiovisuelles…), patrimoniales (corps, objets, lieux de mémoire…) ou mémorielles (récits littéraires, récits de rescapés, récits journalistiques et militants…). Les chercheurs pilotant ce réseau portent des approches disciplinaires différentes (six historiens, deux littéraires, un psychologue et une anthropologue), avec des rapports au terrain qui varient selon l’origine géographique et la maîtrise de la langue (trois Français, deux Rwandais, deux Belges, deux Britanniques, un Sud-Africain) et avec des méthodologies de travail différentes (mobilisation de fonds d’Archives, recours aux sources orales…). Catherine Gilbert et Hannah Grayson ont travaillé sur les récits de témoignage de rescapés du génocide des Tutsi dans une approche littéraire (Gilbert 2018 & 2019 ; Grayson, 2019a & 2019b). Violaine Baraduc propose une approche anthropologique sur l’implication des femmes dans le génocide (Baraduc 2014 & 2017). Psychologue, Darius Gishoma a consacré sa thèse et ses recherches aux traumatismes qui touchent les rescapés (Gishoma 2008 & 2014). Les autres membres du réseau sont historiens. François Robinet travaille sur l’histoire et la mémoire du génocide des Tutsi (Robinet ; Robinet, Coquio, Réra, Brinker, Dauge-Roth & Hoppenot). Ornella Rovetta publie sur la justice du génocide et en particulier l’histoire du Tribunal pénal international (Rovetta, 2014 & 2019). Philibert Gakwenzire étudie actuellement l’histoire et la mémoire du génocide dans une approche monographique (Gakwenzire, 2015 & 2017). Rémi Korman et Florence Rasmont consacrent leur recherche à la politique de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda, dans une approche nationale et locale (Korman, 2014 & 2018 ; Rasmont, 2016 & 2019). Dans une approche d’histoire orale, l’historien Philippe Denis publie principalement sur l’histoire des Églises chrétiennes après le génocide (Denis, 2018 & 2019).

VERS UNE CARTOGRAPHIE DE L’ÉTAT DES SAVOIRS SUR LE GÉNOCIDE DES TUTSI

Un des principaux objectifs du projet concerne la réalisation d’une cartographie précise de l’état des savoirs, un quart de siècle après le génocide. Dans un contexte où les travaux sur le Rwanda sont de plus en plus nombreux, il existe un nombre limité d’outils à disposition des chercheurs1. Trois outils utiles aux pratiques de recherche seront créés et mis à la disposition de la communauté des chercheurs par le biais d’une plateforme de ressources numériques : 1/ un guide des lieux d’archives et de documentation sur le génocide ; 2/ un annuaire des chercheurs ; 3/ une bibliographie collaborative. La production de tels outils de travail aura au moins un triple intérêt. D’abord, elle favorisera le repérage, la conservation et la valorisation d’archives ou de sources cachées, perdues, voire oubliées. Elle favorisera ensuite un meilleur dialogue entre les chercheurs et une circulation renforcée des productions scientifiques entre les espaces académiques et linguistiques. Elle permettra ensuite d’interroger les vertus des Humanités numériques pour étoffer les savoirs sur un événement hors norme tel que le génocide des Tutsi.

Numéro de la revue rwandaise Dialogue, 1988.

Un des points d’attention de l’équipe de RwandaMAP concerne les publications au Rwanda, en kinyarwanda, français ou anglais. En effet, des efforts conséquents furent effectués au Rwanda pour documenter le génocide, collecter des témoignages ou inventorier des sources dès 1994. Des initiatives ont également été prises assez tôt pour permettre l’identification des sites, des victimes, des exécutants, de la nature et de l’étendue des violences physiques ou symboliques. Pourtant, ces productions non occidentales tombèrent le plus souvent dans l’oubli et ne parvinrent qu’en de rares exceptions à s’inscrire dans la littérature de référence sur le génocide. Pour ces raisons, participer à une plus grande valorisation des publications d’universitaires et d’intellectuels rwandais apparaît comme nécessaire. La valorisation des publications et sources rwandaises s’inscrit en outre dans une mouvance plus générale de retour aux matériaux de terrain des chercheurs travaillant sur l’Afrique subsaharienne (Fouéré, Rillon & Pommerolle, 2020).

INTERROGER LES PRATIQUES DE RECHERCHE SUR LE GÉNOCIDE

 Le réseau vise à mettre en place des outils, mais aussi à réfléchir sur les sources et les pratiques de recherche. Ainsi, il s’agit plus précisément d’étudier la nature, les usages et l’authenticité des archives au Rwanda et à l’étranger, qu’il s’agisse des archives institutionnelles, judiciaires ou médiatiques. En quoi la collecte, la conservation/ destruction ou la valorisation des archives a-t-elle pu exercer une influence sur les modalités de production de connaissances sur l’événement ? Comment se sont constitués les lieux d’archives sur le génocide et comment ont évolué les personnels, les fonds, l’état des inventaires ? Il s’agit aussi de faire émerger une réflexion collective sur l’éthique de la recherche dans la constitution d’un corpus et le recours à certains assistants rwandais coproducteurs de savoir ; dans le rapport aux témoins et le positionnement du chercheur vis-à-vis des rescapés ou  des bourreaux ; dans le rapport à la forte demande sociale, médiatique et politique. Trois journées de réflexion autour de ces thématiques ont déjà eu lieu en avril et septembre 2018 ainsi qu’en avril 2019 et feront l’objet de prolongements et de publications notamment sur le carnet Hypothèses du Réseau2.

L’enjeu est de s’adresser aux chercheurs travaillant sur le Rwanda, mais aussi à ceux qui souhaitent mieux connaître les enjeux historiques et mémoriels du génocide des Tutsi ainsi qu’aux chercheurs qui travaillent sur d’autres événements traumatiques du XXe siècle. Les outils et réflexions développés par RwandaMAP pourront aussi aider à orienter les étudiants dans leurs recherches en France et au Rwanda.

CHANTIERS DE RECHERCHE

 Au-delà de ces objectifs généraux, l’équipe est aussi mobilisée sur des chantiers de recherche concernant des périmètres plus restreints. Deux projets concernant la presse rwandaise et les réseaux sociaux sont en cours. Une réflexion a ainsi été ouverte sur la possible mise en place d’un programme de numérisation de la presse rwandaise. Les enjeux d’accessibilité sont tout aussi importants que ceux de conservation ou de traçabilité. Pour les chercheurs, la numérisation des collections de presse écrite rwandaise réduirait d’abord les processus de collecte actuels, couteux en temps, en déplacements et en argent et permettrait aux chercheurs de concentrer leurs recherches sur des sources plus rares ou réellement difficiles d’accès. La réflexion autour de ce projet de numérisation implique de formaliser des enjeux concernant les processus de numérisation, l’accessibilité des chercheurs rwandais et non-rwandais, le droit des archives…

Un second projet est conduit depuis la fin de l’année 2018 avec l’équipe du dépôt légal du web de l’Institut national de l’audiovisuel. À l’occasion de la vingt-cinquième commémoration du génocide des Tutsi en 2019, une collecte de tweets a été menée afin de constituer un fonds d’archives numériques sur les commémorations. En effet, les réseaux sociaux, Tweeter en particulier, sont devenus un espace spécifique de la controverse mémorielle sur le génocide des Tutsi. La conservation de ces traces s’avère donc cruciale pour les chercheurs d’aujourd’hui et de demain. ❚

Affiche du projet RwandaMap, 2018.

1 Voir cependant les bibliographies proposées chaque année par François Lagarde, accessibles en ligne.

2 Cf. www.rwandamap.hypotheses.org (10/11/2020). Ce carnet a pour vocation de présenter les avancées et questionnements méthodologiques du projet RwandaMAP.

Œuvres citées

 Baraduc, Violaine, 2017, «  À cor(ps) et à cri. Les pratiques féminines de violence à partir du vocabulaire de femmes détenues pour génocide à la prison de Ngoma », Robinet, François, Coquio, Catherine, Réra, Nathan, Brinker, Virginie, Dauge-Roth, Alexandre & Hoppenot, Éric (dir.), Rwanda 1994-2014 : récits, constructions mémorielles et écriture de l’histoire, Dijon, Presses du Réel, p. 25-47.

Baraduc, Violaine, 2014, « Tuer au cœur de la famille, les femmes en relais », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 122, p. 63-74.

De Lame, Danielle & d’Hertefelt, Marcel, 1987, Société, culture et histoire du Rwanda : encyclopédie bibliographique 1863-1980/87, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale.

Denis, Philippe, 2019, « Christian Gacaca and Official Gacaca in Post-Genocide Rwanda », Journal for the Study of Religion, vol. 32, n°1.

Denis, Philippe, 2018, « Grief and Denial Among Rwandan Catholics in the Aftermath of the Genocide Against the Tutsi », Archives de sciences sociales des religions, vol. 183, n° 3, p. 287-307.

Fouéré, Marie-Aude, Rillon, Ophélie & Pommerolle, Marie-Emmanuelle, 2020, « Pourquoi Sources ? Rigueur empirique, réflexivité et archivage en sciences humaines et sociales et dans les études africaines », Sources. Materials & Fieldwork in African Studies, n° 1, p. 1-21. Cf. https://www.sourcesjournal.org/77 (10/11/2020).

Gakwenzire, Philibert, 2017, « Les Politiques de discrimination, persécutions et génocide des Tutsi en commune de Rubungo et de Gikomero (1960-1994) », Bruxelles, Université libre de Bruxelles, thèse de doctorat non publiée.

Gakwenzire, Philibert, 2015, « Les mémoriaux du génocide au Rwanda : de l’émergence à la gestion », Michael Rinn (dir.), Témoignage sous influence. La vérité du sensible, Laval, Presses de l’université Laval, p. 229-239.

Gilbert, Catherine, 2019, « Writing as Reconciliation: Bearing Witness to Life after Genocide », Hannah Grayson & Nicki Hitchcott (dir.), Rwanda Since 1994. Stories of Change, Liverpool, Liverpool University Press, p. 147-167.

Gilbert, Catherine, 2018, Surviving to Living: Voice, Trauma and Witness in Rwandan Women’s Writing, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée.

Gishoma, Darius, 2014, Crises traumatiques collectives d’Ihahamuka lors des commémorations du génocide des Tutsis. Aspects cliniques et perspectives thérapeutiques, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain. Cf. https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:143580 (10/11/2020).

Gishoma, Darius & Brackelaire, Jean-Luc, 2008, « Quand le corps abrite l’inconcevable : comment dire le bouleversement dont témoignent les corps au Rwanda ?  », Cahiers de psychologie clinique, n° 30, p. 161-183.

Grayson, Hannah & Hitchcott, Nicki (dir.), 2019, After the Genocide in Rwanda. Testimonies of Violence, Change and Reconciliation, Londres, IB Tauris.

Grayson, Hannah & Hitchcott Nicki (dir.), 2019, Rwanda Since 1994. Stories of Change, Liverpool, Liverpool University Press.

Korman, Rémi, 2018, « Espaces sacrés et sites de massacres après le génocide des Tutsi. Les enjeux de la patrimonialisation des églises au Rwanda », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 1, n°137, p. 155-167.

Korman, Rémi, 2014, « L’état rwandais et la mémoire du génocide », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 2, n°122, p. 87-98.

Rasmont, Florence, 2019, « Commémorer sur les collines. Lieux et acteurs de la mémoire du génocide tutsi (1990-2001) », Bruxelles, Université libre de Bruxelles, thèse de doctorat non publiée.

Rasmont, Florence, 2016, « La mémoire du génocide tutsi : une porte d’entrée pour explorer la sociabilité rwandaise pré et postgénocide », Contemporeana, n°3.

Robinet, François, Coquio, Catherine, Réra, Nathan, Brinker, Virginie, Dauge-Roth, Alexandre & Hoppenot, Éric (dir.), 2017, Rwanda 1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Presses du réel.

Robinet, François, 2016, « L’écriture de l’histoire du génocide des Tutsi : un état des lieux », Virginie Brinker (dir.), Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda de la fin du collège à l’université, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, p. 19-38.

Rovetta, Ornella, 2014, « Le procès de Jean- Paul Akayesu. Les autorités communales en jugement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, volume 2, n°122, p. 51-61.

Rovetta, Ornella, 2019, Un Génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale, Paris, Belin.