Deux façons de raconter l’histoire

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 09.07.2019

Toute esthétique réaliste n’est pas conventionnelle. Mais celle qui est le plus souvent adoptée, surtout quand il s’agit d’événements historiques, repose sur l’alliance de la reconstitution la plus vraisemblable et de l’émotion que suscitent des personnages facilement reconnaissables ; le spectateur est alors invité à s’identifier à une partie d’entre eux et, de toute façon, à les identifier dans ce décor qui leur semble naturellement approprié. On connaît la critique que Brecht adresse aux facilités ambiguës de ce mimétisme auquel cèdent nombreuses productions. C’est bien de cela qu’il est question avec La Révolution silencieuse (mars 2008) de Lars Kraume  retraçant un événement contestataire en RDA, en 1956 : la minute de silence d’un groupe de lycéens de Terminale durant un de leurs cours, réagissant ainsi à la répression soviétique en Hongrie. Cette protestation douce déclenche une brutale réaction en chaîne de procédures disciplinaires que reproduit le film en concentrant les clichés les plus caricaturaux de la dictature communiste. Le nazi est toujours présent derrière le bon fonctionnaire du Parti, les plis du costume rétro sont soigneusement froissés et les engins d’époque reluisants, l’homosexuel se fait arrêter, les pères ont tous quelque chose à cacher, lâcheté et persécution sont à l’ordre du jour. Le cahier des charges de ce réalisme est respecté à grand coup d’analogie. Tout est si bien condensé que La Révolution silencieuse trouve un second souffle en tant que matériau pédagogique1. À la rentrée, l’enseignant montrera sans difficulté que « oui, c’était comme ça », en voilà la preuve à l’écran. À vrai dire, la seule preuve concerne ici la capacité de ce type de représentation de faire accroire qu’elle puisse maîtriser le passé pour la promotion de vraies valeurs telles que la solidarité, la dignité, le courage, le rachat qui animent le groupe d’élèves. Il est vrai que d’un point de vue éthique, rien à dire, à condition d’oublier l’emballage esthétique qui fait passer pour vrai ce partage stéréotypé du monde.

C’est le pari exactement inverse que réussit Christian Petzold avec Transit (avril 2018). Le roman éponyme (1944) d’Anna Seghers, auquel le film emprunte ses principaux éléments, raconte la fuite de ces Allemands, juifs, artistes, écrivains, opposants, devant le nazisme triomphant du début des années 1940. Leur monde s’effondre, ils se retrouvent sans aucun repère. Avant 1942, la zone dite « libre » en France leur laisse quelque espoir bien que la police française les traque, les séquestre pour bientôt les livrer à leur persécuteur. Le camp des Milles, à côté d’Aix-en-Provence, en est rempli ; dans les bas-quartiers de Marseille, ils rasent les murs. Certains parviennent à partir (Hannah Arendt, Max Ernst, Hans Bellmer…), d’autres, désespérés, se suicident (Walter Benjamin à Port Bou). Ceux qui restent, s’ils sont Juifs,  repasseront bientôt par l’Allemagne dans des trains vers Auschwitz. Tous les éléments dramatiques sont donc là pour nous faire plonger non seulement dans cette atmosphère de naufrage terrestre sur les rives de la Méditerranée, mais dans le décor censé lui être indissociable comme sa marque d’authenticité. C’est cette convention que rompt Petzold, assumant en cela un risque remarquable.

En effet, avant de déstabiliser le pacte spectatorial, Petzold refuse celui qui consiste à inscrire le récit dans le cadre réglementaire de la représentation historique dans lequel il est censé se dérouler. Au théâtre, nombreuses sont les mises en scène qui propulsent hors de leur époque référentielle un drame classique, pour l’actualiser à la mesure du contemporain de la création. Il en est de même pour les opéras. Rappelons également qu’à la Renaissance, de tels usages étaient courants et nul ne s’étonnait que le Christ en croix soit entouré de bourgeois flamands, florentins ou castillans. Souplesse que n’a pas entretenue le cinéma, pourtant si puissant, et qu’il ne s’autorise pas, alors que tous les possibles semblent être à portée de ses objectifs. Transit offre ici une flagrante exception puisqu’il se déroule dans la France et, pour l’essentiel de sa durée, dans le Marseille des années 2010 (le film est tourné en 2017).

Ce saut qualitatif porte la marque d’un deuil. Son précédent film, Phoenix (2014), était historique au sens où les lieux où évoluaient les personnages étaient reconstitués tels qu’ils sont supposés avoir été dans le Berlin de 1946. Initialement, le projet de Transit reprenait ce même parti pris sous la plume de Petzold et d’Harun Farocki, coscénariste également du précédent. À la mort de ce dernier, tout change. On imagine combien reprendre le projet a dû être une épreuve charriant avec elle le désarroi du deuil, or, il est remarquable que ce qui en ressort soit un film a-historique, s’écartant de ces mondes si représentés de la Seconde Guerre mondiale, de l’Occupation ou de la Guerre froide.

À quoi sert de reproduire l’apparence d’une époque, explique Petzold2, quand le monde est encore le théâtre de vagues de réfugiés et de la montée de nationaux-populismes hostiles à leur accueil ? Mais ce n’est pas pour autant qu’il emprunte cette seconde facilité – la première étant le réalisme transparent décrit plus haut – consistant à éclairer par analogie un événement présent en l’associant à une situation passée. Certes, la tentation est là, combien y cède. Le Petzold de Transit, non. Ainsi, lorsqu’on lui demande si l’actualité des migrants a joué un rôle dans l’élaboration du film, il évoque la prudence. « Je ne peux pas filmer des migrants africains, je n’ai   pas le droit de faire ça. Je ne sais pas ce que c’est. Ce que nous avons dans le film c’est le Maghreb à Marseille, de l’histoire coloniale française, qui est bel et bien là. Notre travail a consisté à construire le récit autour de ce qui est là. » Mais si cette adaptation ne se déroule pas, non plus, dans sa réalité « historique » de référence, c’est que celle-ci a tellement été absorbée par la culture et que la mémoire est devenue un discours si puissant, que les codes de la première et les normes de la seconde monopolisent notre appréhension du passé en obstruant les ouvertures qui nous permettraient d’en recevoir les signes autrement, d’emprunter d’autres voies pour mieux l’approcher.

La réconciliation, la réparation la rédemption, la belle finalité sans fin sont autant de scènes où normes mémorielles et codes culturels se conjoignent dans une parfaite entente mimétique. Lors des dernières minutes du long métrage, les lycéens, jeunes et beaux, de La Révolution silencieuse, frappés par l’arbitraire bureaucratique des apparatchiks de RDA, parviennent pour la plupart à fuir vers l’Ouest pour y réussir leur Abitur (baccalauréat allemand) et, sous-entendu, leur vie. Deux figures de pères, l’un ouvrier contestataire du 17 juin 19533 rentré docilement dans les rangs, l’autre cadre du Parti, touchés par la grâce de la prise de conscience, aident finalement leur enfant respectif à passer la frontière et, par là même, se rachètent à leurs yeux. La question n’est pas ici de débattre de la réalité est-allemande qui, subsumée sous son régime politique, est présentée sans alternative, sinon la fuite hors d’elle-même. Il s’agit de mesurer à quel point l’esthétique naturalisée du film de Kraume renforce l’image bonifiée d’une RFA pour laquelle, de toute façon, l’accueil des siens venant de l’Est est à la fois un devoir et un enjeu politique. En ce sens, le film ne permet aucun regard  critique sur l’Allemagne actuelle qui, sous l’influence des conservateurs et la pression de l’AfD, se ferme aux réfugiés, alors qu’elle est, pour peu de temps encore, gouvernée par une chancelière favorable à l’hospitalité pour ces derniers, et issue – ironie de l’histoire – de RDA.

Transit, quant à lui, dénaturalise les certitudes que l’esthétique du précédent conforte et, ce faisant, déstabilise les attentes du spectateur. Pas de rencontres, pas de retrouvailles, pas de bonheur sur la ligne d’horizon d’une Méditerranée où sombrent déjà les navires. La condition même de réfugiés laisse sans refuge. On perd son identité pour se couler dans une autre, provisoire, qui ne permet ni d’échapper à la situation à laquelle est brutalement réduite l’existence, ni de tisser de véritables liens que la précarité interdit. Georg (Franz Rogowski4), se faisant fortuitement passer pour l’écrivain Weidel qui s’est auparavant suicidé à Paris, ne parviendra jamais à nouer de véritables relations avec Marie (Paula Beer), l’épouse de celui-ci qu’elle ne cesse de chercher sans pouvoir le retrouver (elle ne sait rien de sa mort). D’abord, il la croise à maintes reprises sans évidemment la reconnaître (n’étant pas son vrai mari, il ne sait pas qui elle est). Puis, il fait sa connaissance comme une personne à la dérive. C’est alors qu’il s’emploie à lui trouver une possibilité de fuir, accomplissant le vœu du défunt mari qui viendrait à se manifester à travers lui. Finissant par la faire embarquer pour le Mexique, il apprend le lendemain que le bateau a coulé après avoir heurté une mine. Aucun survivant. Ratage également avec le petit Driss (Lilien Batman) et sa mère, Mélissa (Maryam Zaree), qui disparaissent soudain comme lorsque, par gros temps, toute attache est arrachée par le courant trop fort des marées de la grande histoire. Transit ne console pas. Impossibilité enfin avec l’anonyme « femme aux chiens » (Barbara Auer) que Georg accompagne symboliquement – entre eux, aucune communication sinon de courtoisie – jusqu’à ce qu’elle se jette du mur d’enceinte du fort Saint-Jean qui, à Marseille, jadis, gardait le port contre les envahisseurs.

Philippe Mesnard

1 Voir le dossier pédagogique rassemblé par le groupe « zéro de conduite » enrichi par un entretien avec l’historienne Hél.ne Camarade: http://www.zerodeconduite.net/dp/zdc_larevolutionsilencieuse.pdf

2 Ces informations et les citations suivantes viennent de l’entretien de Christian Petzold reproduit dans le dossier de presse mis à disposition par les films du Losange sur www.filmsdulosange.fr.

3 Dénommée « révolte des ouvriers » (Arbeiteraufstand) ou « du peuple » (Volksaufstand), ce mouvement a contesté des mesures prises par le gouvernement de la RDA pour augmenter les cadences de travail et s’est transformé en véritable révolte causant de nombreux morts de la part des manifestants et des forces policières, et quantité d’arrestations. Il s’agit de la première révolte contre le communisme soviétisé dans le bloc est.

4 Récente révélation du cinéma allemand, acteur et chorégraphe, Franz Rogowski interprète Christian dans le film de Thomas Stuber, In den Güngen (2018, littéralement « dans les couloirs », titre très mal traduit en français par La Valse des allées, écrasant sous des allures de comédies le double sens dramatique du mot couloir), où viennent remarquablement se combiner une chronique de la précarité dans un Land de l’ex-Allemagne de l’est – le film se déroule la plupart du temps la nuit dans les couloirs d’un supermarché, allégorie grotesque de la société de consommation – et un bilan désastreux de la réunification o. aucune mémoire sociale ne permet d’établir un lien entre l’avant et l’après Chute du mur.