Dire sans bruit et sans fureur : Une Jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Paru le : 08.01.2024

Pour dire la mise en place par l’État français des lois anti- juives, leur montée au cours de l’année 1942, véritable tournant sur lequel le film se centre, Sandrine Kiberlain, réalisatrice, choisit, dans Une Jeune fille qui va bien, de mettre en scène le parcours d’Irène, préparant avec un groupe de camarades le concours d’entrée au conservatoire d’art dramatique de Paris tout en découvrant les plaisirs du premier amour. Alors, évidemment, l’on s’interroge : Une Jeune fille qui va bien, titre programmatique ou antiphrastique ? Ironie ou provocation ? L’un et l’autre probablement, car peut-on être une jeune fille juive qui va bien en 1942 ? Son amie, non juive, semble en douter : « J’essaie parfois d’imaginer » ce que cela peut faire, dit-elle, pleine d’empathie et de délicatesse, au moment où Irène lui montre l’étoile jaune cousue sur le revers de sa veste. Ces quelques mots, elle les prononce dans un souffle, presque avec gêne : elle a conscience qu’elle ne le saura jamais vraiment et que même l’« imaginer » est impossible.

Axer le scenario sur l’année 1942 n’est pas sans poser problème au regard des réalités historiques représentées. On montre, par exemple, des lois antijuives qui ont été mises en place avant. Par les virées en vélo à la campagne, on fait braver des interdits à Irène, mais sans le signifier. Il en est de même lorsqu’elle continue de préparer le concours d’entrée au conservatoire quand le film a fait comprendre, par le biais d’une lettre que reçoit André, son père, qu’elle ne pourra pas le passer du fait de sa judéité. Pourquoi ces équivoques alors même que la réalisatrice dit, dans une discussion qu’elle a eue avec Antoine de Baecque1, avoir été extrêmement soucieuse de ne donner à voir que des faits et des réalités justes ?

C’est que, par-delà l’année 1942, ce film fait partie des rares œuvres artistiques qui cherchent, et y parviennent, non pas à faire comprendre – Sandrine Kiberlain, qui a longtemps chercher à comprendre, sait aujourd’hui que c’est impossible – mais à approcher par la pensée un impensable, les persécutions conduisant à l’extermination des Juifs d’Europe. Écrire et réaliser ce film lui ont permis d’affronter ce « roc de l’incompréhensible », confie-t-elle à Laure Adler sur les ondes de2 Radio France le 25 janvier 2022, et de prendre part, avec son langage, à la vaste entreprise de transmission de cette mémoire. Cette « piqûre de rappel », elle la veut la plus forte possible et, à ses yeux, il n’y a qu’un moyen d’y parvenir, celui de parler de la jeunesse soudainement, brutalement, sauvagement fauchée. Aussi, sort-on de ce film comme l’on quitte la maison des enfants d’Izieu : en éprouvant les mêmes sentiments, les mêmes sensations, en faisant les mêmes constats et emplis des mêmes réflexions. Dans ce lieu de mémoire, on y regarde des dessins d’enfants aux vives couleurs et aux motifs témoignant d’un imaginaire ouvert sur le monde – des dessins qui ne sont en rien des dessins d’enfants victimes de guerre3 –, on y voit des photographies où des jeunes, petits et grands, filles et garçons, s’amusent et rient dans le jardin autour de la fontaine, on entre dans une salle de classe où tous apprennent, se construisent, grandissent. Traces d’une jeunesse, traces de vies, brisées en un éclair de temps, celui de l’arrestation le matin du 6 avril 1944, premier jour des vacances de printemps. Ce que fait sentir cette visite c’est précisément ce que le film de Kiberlain nous fait saisir du regard : la volonté absolue des nazis de traquer tous les Juifs jusqu’au bout, sans merci, dans les moindres recoins, et la volonté génocidaire de détruire même « ce qu’il y a de plus beau », la jeunesse dans son élan vital.

Et si le musée d’Izieu et Une Jeune fille qui va bien y parviennent c’est parce que tous deux reposent sur une esthétique qui refuse l’ostentation et la démonstration, préférant l’art du non-dit ou plutôt du non-montré : le dépouillement des pièces de la mai- son et le caractère feutré de l’œuvre cinématographique font tout à la fois leur force et leur finesse. Car Sandrine Kiberlain l’a fort bien compris : ce n’est ni le bruit ni la fureur des images qui peuvent servir la compréhension de la situation et de ses enjeux, qui aident à construire une pensée, ni même qui génèrent les émotions les plus intenses. C’est pourquoi elle a fait le pari de l’implicite par le biais de la technique du « montrer/cacher », si chère au cinéma. De cette « ville étrange que ce Paris de l’Occupation4 », l’on ne voit rien, l’on n’entend rien : aucun drapeau nazi ne flotte sur les monuments ou sur les places, pas un SS n’arpente les rues les faisant résonner des bruits de ses bottes, aucune marque sonore ostentatoire (crissements de pneus, bruits de tirs, cris…) ne vient perturber l’oreille ou faire sursauter le spectateur. La réalisatrice n’a rien conservé de tout ce qui fait l’habituel décorum cinématographique pour représenter la capitale française occupée, manière de rendre compte du fait que cette période de l’histoire lui a été transmise « dans le silence » et qu’elle a « tenté de reconstituer » « tout ce qu’on ne [lui] avait pas dit ». Filmant en plans très serrés, elle ne montre rien parce qu’« on ne peut pas décrire, on ne peut pas montrer, ni démontrer », ce qui ne veut pas pour autant dire qu’elle ne donne rien à voir.

C’est en effet à l’intérieur de l’appartement familial, par l’entremise du père, que l’on a accès aux réalités extérieures. André, au fil de l’eau, tient informés ses enfants, Igor et Irène, et Marceline, la grand-mère qui vit avec eux, des nouvelles lois promulguées contre les Juifs, et endosse le rôle de celui qui ne cesse de dire avec entêtement qu’il faut les respecter. Ainsi, apprend-on par lui la nécessité de faire tamponner sa carte d’identité d’un Juif/Juive à l’encre rouge en application de la loi du 11 décembre 1942 ; dans un dialogue qu’il a avec sa voisine Josiane venue lui rendre visite, l’on découvre que les Juifs ne sont plus autorisés à posséder un poste de radio ; par une lettre qu’il reçoit l’on comprend qu’Irène, parce qu’elle est juive, ne pourra probablement pas passer, à la fin de l’année, le concours du conservatoire de théâtre pour lequel elle se prépare en répétant Marivaux. Conscience civique ? Confiance dans la République, comme on l’a si souvent entendu dans la bouche des témoins ? Si Mme K. a été arrêtée, c’est « parce qu’elle était juive polonaise, mais nous, on est français », explique-t-il, se voulant rassurant. Y croit-il vraiment ? Tout dans l’expression de son visage tend à prouver le contraire.

Face au respect de la loi que représente le père se dressent, un instant, Marceline, qui cache les papiers d’identité pour qu’André n’aille pas les faire tamponner mais finalement cède et les lui rend, et le fils, Igor, qui se révolte quand son père lui tend sa carte marquée de rouge : « Comme si l’on n’avait pas le choix ! » Et Irène ? Quel rôle joue-t-elle ? Elle semble ne rien voir. D’ailleurs elle doit porter des lunettes, lui dit le jeune médecin Jacques : c’est sa vue très mauvaise qui est la cause de ses évanouissements répétés. Mais de lunettes, en réalité, elle n’en a nul besoin. Supercherie, marivaudage de jeune fille qui prend ce prétexte tout théâtral pour voir et revoir le jeune homme dont elle est en train de tomber amoureuse. La raison de ses évanouissements est tout autre : malgré son insouciance, ses rires, ses moments de bonheur avec ses camarades de théâtre, ses traversées, corps et cœur légers, des jardins et des rues de Paris, ses virées en vélo, ses parties de campagne avec Jacques et leurs premiers moments d’amour charnel, elle voit, elle sent, elle sait absolument tout. Et le film offre aux spectateurs deux moments, certes discrets – mais cela participe de l’esthétique de l’implicite dont nous parlions plus haut –, qui le confirment : d’une part, le visage effrayé qu’elle a lorsqu’elle surprend une conversation entre André et Marceline – un effroi qu’elle masque par un feint « À ce soir ! » qui nous rappelle qu’elle est actrice et joue du Marivaux en boucle (« tu t’es tellement entraînée que le texte, tu pourrais leur faire à l’envers », lui dit son père le matin du concours) ; d’autre part, la confidence rapide qu’elle fait à sa camarade de jeu : « Tu sais, mes évanouissements ce n’est pas le trac », montrant subrepticement, pour la dérober aussitôt, son étoile jaune sur sa veste.

Comment Irène ne pourrait-elle pas voir ? Elle qui lit l’inquiétude et la tristesse sur le visage de son père, elle dont l’ami Jo a disparu sans laisser de traces et qu’elle recherche en vain, elle à qui le directeur du théâtre dans lequel elle travaille le soir comme ouvreuse en interdit l’accès, elle qui va remettre à la Kommandantur le transistor familial et son vélo (« tout ce qui nous relie à l’extérieur »). Ce n’est donc pas qu’Irène ne voit pas, mais elle entend résister, résister au rétrécissement, aux privations, aux restrictions, aux pertes, en vivant, coûte que coûte, en jouissant de sa jeunesse, en aimant, en bravant les interdits, en continuant de préparer un concours pour construire son avenir auquel elle croit comme n’importe lequel ou laquelle de ses camarades. Un avenir dont la séquence finale, toute en points et contre-points, viendra soudain mettre en suspens la possibilité même dans un ultime « montrer-cacher », à la fois le plus spectaculaire et le plus silencieux de tous, témoignant là encore de la puissance de l’art du non-dit, signature du film.

Si nous avons tenu, par cet article, à revenir sur ce film plus d’un an après sa sortie, c’est parce que lui offrir une place dans Mémoires en jeu est une manière de dire que la critique, en lui faisant parfois mauvaise presse, l’a indubitablement mal compris. S’en tenir à ne voir dans Irène que la jeune fille légère, qui refuse de considérer ce qui se passe autour d’elle et s’en- ferme dans le déni, c’est précisément ne pas prendre en considération ses malaises, qui pourtant se répètent, ni savoir les interpréter alors même que leur signification est présente en creux – mais encore faut-il être à même de lire non pas entre les lignes mais entre les images – et est, par ail- leurs, clairement explicitée dans l’une des scènes finales. Reprocher au film qu’il soit « déréalisé », entendez qu’il ne soit pas plus ostensiblement ancré dans une période historique, c’est n’être pas sensible à l’art dont l’une des forces réside dans son pouvoir d’atténuation : l’on n’a besoin ni de bruit ni de fureur pour révéler la violence d’une réalité historique, nous la donner à voir et à entendre. Et, plus grave, c’est ne pas percevoir le message, là encore sous-jacent, du film : ce que vit Irène est intemporel et n’appartient à aucun territoire. Cela peut se passer hier, aujourd’hui ou demain, ici ou ailleurs. Aussi, si l’on devait chercher une dernière raison pour visionner ce film aujourd’hui, celle-ci en est une et elle se suffit à elle-même. ❚

 

1 Cette discussion, qui s’est tenue le 3 février 2022 lors d’une projection au cinéma Le Champo organisée par la revue L’Histoire, est consultable à l’adresse suivante : https://www.lhistoire.fr/cin%C3%A9ma/ une-jeune-fille-qui-va-bien%C2%A0-verbatim

2 Propos recueillis dans l’émission L’heure bleue de Laure Adler, le 25 janvier 2022. Consultable sur le site de France Inter à l’adresse suivante : https://www. radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l- heure-bleue-du-mardi-25-janvier-2022-3474979 Toutes les expressions qui se trouvent entre guillemets sont des extraits de ces propos.

3 Sur la question des dessins d’enfants victimes de guerre, on se reportera à l’article de Corinne Spodeck commentant l’exposition « Déflagration – Dessins d’enfants et violence de masse » du MUCEM : https:// www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/a-propos-de- lexposition-deflagrations-des-enfants-victimes-de- guerres-dessinent/

4 Patrick Modiano, discours de réception du Prix Nobel, 7 décembre 2014.