Du rififi dans les “Hitler Studies”

Aurélie BarjonetUniversité Versailles Saint-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 20.07.2018

Sur L’Héritier de Joost de Vries (2017)

5.0-de Vries

Après  les imposteurs (Stein en 2010, Cercas en 2014) et les entrepreneurs de la mémoire (Reich en 2007), le roman s’attaque aux spécialistes de Hitler, prolongeant ainsi – par la fiction plus que par la littérature – la critique actuelle de notre culture de la mémoire.

Alors qu’il se trouve au Chili pour interviewer l’un des nombreux habitants de ce pays qui portent le nom de Hitler, Friso de Vos, rédacteur en chef de la revue académique Le Somnambule1, apprend le décès accidentel de son mentor, le philosophe Josip Brik, « l’un des fondateurs des “études sur Hitler” ou, comme il appelait lui-même cette discipline, du “métadiscours sur Hitler” » (p. 11). Écoutons Brik, ce théoricien fictif de la « fantasmagination » définir son concept-phare :

« D’abord il y a eu la guerre, puis il y a eu le récit de la guerre. La guerre était grave, mais le récit qu’on en a fait l’a rendue bien plus grave encore ». La différence entre la guerre et la narration à laquelle elle avait donné lieu était colorée par notre pouvoir de fantasmagination. Avec tous les excès, tous les déplacements, tous les oublis… (p. 57)

On pense bien évidemment à Reflets du nazisme de Saul Friedländer (1982), même si Brik ne lui ressemble aucunement. Il semble même le dépasser en notoriété puisque dans son Rolodex on trouve les noms de « Daniel Mendelsohn, BHL et Jonathan Littell », mais aussi de « deux mille universitaires nord-américains et européens s’intéressant au créneau du métadiscours sur Hitler » et surtout de « dix mille personnalités des secteurs culturels et littéraires » (p. 20). Le créneau « Hitler », on le sait, est un créneau porteur.

Dévasté par la mort de celui qui était aussi « psychanalyste d’obédience  lacanienne, secrétaire de l’Association anti-Derrida, marxiste de la dernière heure et, plus qu’à l’occasion, présentateur télé » (p. 11), Friso doit en plus se remettre d’une mystérieuse maladie mais surtout de l’apparition inattendue d’un pseudo-disciple de Brik, Philip de Vries. Blessé de voir ce jeune homme inconnu de lui se présenter comme l’héritier désigné du maître, Friso est trop modeste pour protester publiquement et s’engage dans une chasse qui est aussi une fuite vis-à-vis de son rival.

Au cœur de ce roman néerlandais se trouve un congrès « Fin de l’Histoire », organisé à Vienne et qui doit voir s’opposer les deux jeunes poulains de Brik. Dans la capitale autrichienne, Friso s’amuse à prendre l’identité de Philip pour le compromettre, jusqu’à ce qu’il le rencontre et découvre un jeune homme charmant. Il lui faut accepter de ne pas avoir été le seul ou le meilleur ami de Brik. Maigre consolation : tenir finalement entre ses mains les cendres du défunt, réunir en « fantasmagination » tous les personnages du roman et faire un dernier discours à l’occasion de la dispersion des cendres (p. 236).

La satire touche au monde universitaire, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi à l’indigence de certaines analyses « académiques » portant sur le métadiscours historique, dévoilant Joost de Vries comme un parfait connaisseur de ce petit milieu, et donc comme un excellent parodiste. (Les remerciements finals sont d’ailleurs une bibliographie.) Qu’on pense à Jean-Philippe, cet étudiant avec qui cohabite Friso, casanier et fumeur de joints, qui « préparait une thèse sur le théâtre de vengeance contre Hitler à partir de deux pièces en un acte, pas une de plus, de dramaturges depuis longtemps oubliés sur lesquels Brik avait attiré son attention » (p. 30). Ou à Vikram Dahl, titulaire d’un programme de Hitler Studies richement doté à l’université de Delhi de sorte que ses interventions sont tolérées par ses collègues « de peur de ne plus être invité dans un palace indien. Cela faisait déjà six mois qu’il embêtait tout le monde avec un texte où il croyait faire preuve d’originalité en comparant Hitler à Voldemort » (p. 69). Sans parler des mails intempestifs que Friso reçoit en tant que rédacteur du Somnambule :

Un doctorant suisse pensait être le premier à me proposer une lecture approfondie du film Inglourious Basterds, un journaliste canadien se proposait d’écrire sur la conception et la construction du bunker de Hitler sur le tournage d’un film à Vancouver. Pour la énième fois, l’agent d’un historien connu de la télévision britannique nous proposait un reportage sur la forêt primaire de Bialovèse, où d’aucuns prétendaient que Hitler était allé chasser avec Göring. (p. 51)

Un des morceaux de bravoure du livre est certainement la description de toute la gamme des « hitlériens » existants : « hitlériens de Linz » qui d’après Friso ne sont pas de vrais hitlériens mais plutôt d’ennuyeux« germanisants », « hitlériens de Vienne » qui eux sont plus sérieux, « hitlériens de la Croix de fer », « hitlériens du putsch de Munich », « hitlériens du bunker », « hitlériens de Weimar » et « hitlériens de Berlin » qui « s’affrontaient tels deux gangs de hooligans en clamant chacun de leur côté qu’ils étaient les seuls, les vrais » ; les « intentionnalistes » et les « fonctionnalistes », mais aussi la « métacatégorie des théoriciens de la Grande Abstraction, également appelés  “inévitabilistes” » et autres « hitlériens de l’edelweiss » (p. 59-62).

Brik et Friso n’ont que mépris pour ces chercheurs de faits, tant ils sont convaincus que « des figures angoissantes […] [ont] plus de pouvoir et de valeur que n’importe quel fait établi ». De sorte qu’ils veulent surtout « savoir comment les idées rencontrent un terrain fertile et continu[e]nt à vivre dans notre fantasmagination » (p. 65). Un des derniers dadas de Brik consistait à envisager Hitler – comme le font certains spécialistes de Sherlock Holmes – uniquement sous l’angle de la fiction : « N’obtiendrait-on pas ainsi […] une bien meilleure impression de qu’il signifiait réellement, en dehors des limites imposées par les faits ? » (p. 107-108).

Le colloque donne  lieu à des scènes cocasses, impliquant par exemple des antiquaires autrichiens nostalgiques du Reich ou de jeunes sots fondateurs d’un « Front de libération du bras droit » (il ne s’agit pas de défendre le « Heil Hitler » mais de « déshitlériser le bras droit tendu » [p. 181] ! ). Ce comique intello rappelle, l’humour potache en moins, La Septième Fonction du langage de Laurent Binet, qui délirait sur la mort de Roland Barthes. L’humour de Vries est plus subtil.

Joost de Vries © Nienke Laan
Joost de Vries © Nienke Laan

D’aucuns trouveront que, décidément, la fiction prend de plus en plus de liberté avec des thèmes graves, d’autant que l’auteur est jeune (il est né en 1983), alors que cette fiction comique qui a reçu le Golden Book Owl 2014 (un grand prix de littérature flamande) nous alerte au contraire sur notre rapport de plus en plus médié et déréalisé à l’époque du nazisme. C’est probablement le sens d’une appréciation finalement critique des théories de Brik (dans la bouche de Friso ou de ses collègues), de la folie ponctuelle de son disciple qui se sent en pleine fiction (voir, par exemple, p. 187), de la présence unheimlich, dans l’hôtel du congrès, de Geert Wilders, de l’histoire de la « maquette de Speer » inventée par Philip et que des marchands d’art croient vraie et cherchent par tous les moyens à récupérer, ou encore de la scène au cours de laquelle Friso voit pour la première fois une « vraie » croix gammée :

C’était la première fois au cours de toutes ces années que je voyais un swastika qui avait réellement une signification, ou dont il fallait prendre la signification au sens premier, sans aucun métadiscours. Pénétrer là [dans le lieu de culte des antiquaires autrichiens], c’était comme entrer dans des toilettes où la personne d’avant n’aurait pas tiré la chasse, et les relents qui en émanaient rendaient l’air irrespirable. (p. 200)

Cette confrontation avec de vrais admirateurs du nazisme et avec de véritables objets nazis, ainsi que les allusions intelligentes aux dangers de toute fiction sur Hitler, ridiculisent assurément le travail de ces universitaires. Ce roman ne saurait pour autant être taxé d’anti-intellectualisme. D’ailleurs, le nom des deux poulains semble inspiré de celui de l’auteur, comme pour assumer une certaine proximité avec ce « Small World ».

 

Bibliographie

Binet, Laurent, 2015, La Septième Fonction du langage, Grasset.

Cercas, Javier, 2015, L’Imposteur [El impostor, 2014], trad. de l’espagnol par .lisabeth Beyer et Aleksandar Grŭjićic, Actes Sud.

De Vries, Joost, 2017, L’Héritier [De Republiek, 2013], traduit du néerlandais par Emmanuèle Sandron, Plon.

Reich, Tova, 2014, Mon Holocauste [My Holocaust, 2007], traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, Le Cherche Midi.

Stein, Benjamin, 2015, Canevas : Jan Wechsler – Amnon Zichroni [Die Leinwand, 2010], traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb, Gallimard.

 

1 Pour une explication du titre, voir p. 147.

Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 17-18