Figurations théâtrales de Charlotte Salomon. Vie ? ou théâtre ?

Corinne François-DenèveUniversité de Bourgogne / CPTC
Paru le : 07.01.2020

Magnum opus composé mon, (si l’on excepte la première  en 1940 et 1941,  Leben ? oder Theater ? de Charlotte Salo- mon est un album de 800 gouaches, relatant la vie de « Charlotte Kann » en Allemagne, puis en France, du début du siècle aux années trente. Remanié en 1942, avant d’être confié à Ottilie Moore par l’autrice, raflée et déportée vers Drancy, puis Auschwitz, où elle meurt, enceinte, en octobre 1943, ce « Singspiel » (littéralement « pièce avec chansons », on serait presque tenté de revenir au sens de « vaudeville ») est en soi un objet problématique. Ainsi, œuvre picturale qui se revendique également comme « théâtrale » et qui en appelle aux souvenirs musicaux de qui la prend en charge, elle exige une capacité d’adaptation certaine de la part de ses lecteurs/spectateurs, voire des commissaires de ses expositions. Narration autobiographique, ou autofictionnelle, fondée sur des souvenirs et des réminiscences, Leben ? oder Theater ? est aussi une entreprise de ressaisie d’un passé personnel, familial, dont l’autrice a pu se sentir dépossédée (les mensonges quant aux morts tragiques des femmes de sa famille, qui se sont en fait toutes suicidées) et, en ce sens, manifeste un désir, de la part de Salo- mon, de reconfigurer sa vie dans une forme artistique totale. Toutefois, le temps tragique dans lequel s’insère la création, les conditions de la mort de Charlotte Salomon, et la vision rétrospective que nous en avons, au prisme de la Shoah, génèrent une lecture forcément historicisée : Charlotte Salo- mon, en personne, confondue avec l’héroïne de Leben ? oder Theater ? , devient l’exempla de la jeune artiste juive « maudite », « suicidée de l’Histoire » (plus encore que de sa famille, de la société, ou de sa condition de femme), et son livre, le seul, confié à la postérité avant son départ pour les camps, un témoignage sur la condition d’une peintre juive dans le Berlin des années trente – ce qu’il est sans doute, mais pas seulement ; ce qu’elle est sans doute, mais pas seulement.

En France, la mise en lumière « grand public » de Charlotte Salomon, (si l’on excepte la première exposition de 1992, au centre Pompidou, puis celle au musée d’Histoire du judaïsme, en 2006), est sans doute à dater de la parution du livre de David Foenkinos, Charlotte, couronné en 2014 du prix Renaudot et du prix Goncourt des Lycéens. Comme son titre l’indique, c’est la biographie de la peintre qui est mise en exergue, mais c’est bien l’année suivante que Vie ? ou Théâtre ? , traduit en français, fut publié au Tripode, sans doute à la faveur du « coup » de publicité donné par Foenkinos, obliquement, à l’œuvre de Charlotte Salomon. Le livre de Foenkinos, long poème en vers libres, a été diversement apprécié : de nombreux critiques ont ainsi reproché à l’auteur une grande com- plaisance dans l’évocation de la mort de Charlotte Salomon à Auschwitz ; si certains lui ont su gré de rendre hommage à l’artiste, d’autres ont jus- tement préféré renvoyer à ce Leben ? oder Theater ? , lui-même, qui avait la décence de s’arrêter, forcément, avant la mort de l’artiste, et qui proposait une esthétisation autrement plus recevable, car incarnée et choisie par elle, de la vie de l’autrice. Foenkinos, en un mot, juxtaposait un autre texte, à la littérarité douteuse et à la nécessité peu pertinente, à une « pièce avec chan- sons » (et images) qui disait déjà tout, en mieux – même si les deux objets ont sans doute des valeurs et des objectifs différents.

© Giovanni Cittadini Cesi

La gageure est évidemment semblable, voire plus grande, lorsque des dramaturges s’emparent de la vie de Charlotte Salomon pour en tirer des pièces de théâtre. Si le genre théâtral est appelé par Leben ? oder Theater ? de bien des façons possibles – « Singspiel » et « Theater » dans le titre-même –, l’assignation au genre dramatique oblige toutefois à choisir dans l’alternative laissée libre par l’artiste, et pose sur- tout le problème de la représentation en spectacle vivant – « Leben » – de ce qui est, aussi, un conte de mort laissant ouverte la possibilité d’évoquer l’au-delà de l’œuvre de l’artiste, à savoir son assassinat. Quant à la réception de ces pièces, elle se heurte à des apories fréquentes en la matière : devant un récit aussi poignant que révoltant, que peut faire le spectateur, à part subir l’émotion, ou se retirer dans une sorte de sidération, en tout cas laisser de côté tout jugement esthétique ? On ne peut pas ne pas aimer une pièce sur la vie de Charlotte Salomon, forcément pathétique (ce que Leben ? oder Thea- ter ? n’est pas forcément toujours). La connaissance du sort de l’artiste semble devoir suspendre et empêcher toute appréciation critique. De plus, que saura-t-on de l’art de Charlotte Salomon ? D’un point de vue esthétique, en effet, une autre question se pose : que peut faire un dramaturge, artiste lui-même, de Leben ? oder Theater ? , matériau hybride légué par l’artiste à sa postérité, et donc confié, en quelque mesure, aux autres artistes qui voudront bien s’en emparer ?

 

 

 

DE TROIS CHARLOTTE

En 2012, Anne-Marie Cellier, qui a par ailleurs entrepris de raconter au théâtre les vies de Camille Claudel ou de Frida Kahlo, choisit comme personnage de sa nouvelle pièce Charlotte Salomon – alors connue par les seules expositions de ses peintures. La pièce a un sous-titre, « Vie ? ou Théâtre ? Petit singspiel en trois couleurs », qui mime et redouble le geste créateur de Salomon, comme si ce texte se superposait à l’album de Salomon, et offrait une forme semblable, mais différente, car seulement théâtrale, au récit de sa vie. De bien des façons, cette Charlotte Salomon est comme un commentaire du livre de l’artiste, qui ne reprend pas son verbatim, mais en fait autre chose. Ainsi, la pièce d’Anne-Marie Cellier s’ouvre sur un : « Elle regarde la mer. La mer est tout en bas, en bas de son dos rouge, en bas de son dos nu. / L’azur est dur » qui renvoie à la dernière image de Leben ? oder Theater ? La musique et les chansons tiennent une part importante dans la pièce, comme dans le « Singspiel » originel, alors même qu’un des leitmotive du texte est « personne ne l’entend ». En effet, Charlotte Salomon est dédié à la fille de la dramaturge (qui interprète le rôle de Charlotte, en particulier dans les mises en scène d’Avignon de 2015, puis de 2019) mais surtout « au peuple juif », ce qui resitue très clairement Salomon dans l’histoire, et donne un indice précieux sur l’usage que fait Cellier de Salomon. Dans le même ordre d’idées, le texte fait se succéder une sorte de prologue qui parle de Charlotte à la troisième personne, avant de lui donner la parole, dans un long monologue qui met aussi en évidence la présence séminale du livre (« c’est toute ma vie / S’il vous plaît, prenez-en bien soin ! », mots avec lesquels Char- lotte Salomon aurait confié son livre à Ottilie Moore). Plutôt que le tragique destin individuel de l’artiste, c’est la marche de l’Histoire qui est mise en avant dans la pièce de Cellier, la fin étant dite par une voix off qui déclare « elle s’appelait Charlotte, Charlotte Salomon, elle était juive », avant que le noir se fasse. Des fantômes de la vie personnelle de la jeune femme, il est finalement peu question, sauf dans la mise en scène de la Compagnie des Bouffons du soleil, en 2015, qui place sur scène d’immenses silhouettes vides et fantomatiques, sur lesquelles se projettent parfois des peintures de Charlotte ; dans cette mise en scène, une comédienne incarne Charlotte, et d’autres personnages, « aidée » par un acteur qui sert de narrateur, ou de chœur.

À l’inverse, la Charlotte de Laurène Boulitrop, jouée à la Manufacture des Abbesses, en 2019, et conçue comme le premier pan d’un diptyque dont le second est Clouée au sol, récit de la vie d’une pionnière de l’aviation, trouve son origine dans le seul texte de David Foenkinos. Une voix off, à l’accent étranger prononcé, raconte la vie de Charlotte ; la comédienne en scène reprend la parole de temps à autre, incarnant la jeune femme. Une jolie musique, d’abord faite de vent et de bruits de vagues (allusion au dernier exil de Charlotte ? ) scande également la pièce. La scénographie repose sur l’épure (plateau vide, à l’exception d’une chaise, voilage qui masque la lumière chancelante d’une servante) et mise sur la présence de la seule comédienne en scène. De l’artiste Charlotte Salomon, on parle finalement assez peu. La seule concession « picturale » ouverte par la mise en scène est un jeu d’éclairage qui utilise abondamment des gélates de couleur pour mettre en évidence les moments « dramatiques » du texte – acmé de passion ou de tragédie, par ailleurs pris en charge par le jeu névrotique, à la limite de l’hystérie, de l’actrice. L’œuvre de Salomon est ainsi curieuse- ment effacée, invisibilisée, au profit de la seule destinée tragique d’une femme prise dans l’histoire, complaisamment racontée – à l’exception notable, toutefois, de la déportation et de la mort, pudiquement passées sous silence ici.

© Giovanni Cittadini Cesi

Au théâtre du Rond-Point, plus tôt dans l’année, une autre Charlotte avait été proposée. Pour cette pièce, Muriel Coulin avait choisi de croiser le livre de Foenkinos et l’ouvrage de Salomon, en les « adaptant librement ». Comme pour Boulitrop, le choix est fait de s’arrêter en 1940. Le repère n’est pas tant historique (on parle un peu faus-sement d’une entrée en guerre de la France) que personnel : si la protagoniste se retrouve à un moment clef de sa vie, qui décide de son destin, c’est parce que, nous dit la pièce, elle prend, devant ses morts et sa grand- mère folle, une décision radicale : celle d’accomplir « quelque chose de fou et de singulier », une œuvre artistique, et de ne pas céder à la lypémanie atavique qui a poussé sa mère, sa tante, et quasiment toute sa parentèle, vaincue par la douleur de vivre, à se suicider. L’artiste compose alors son grand œuvre – « vie, ou théâtre » –, dans un retour autobiographique que reproduit la fable de la pièce. De fait, cette Charlotte-ci est davantage une illustration de Leben ? oder Theater ? , la pièce projetant d’ailleurs, comme dans une exposition, des œuvres de la peintre en fond de scène.

C’est en effet plus sur le portrait d’une artiste en jeune femme que repose cette Charlotte, incarnée par une Mélodie Richard tout aussi butée, décidée, ouverte à la vie et à l’avenir, que résolument décidée à résister au sein de cette famille de fantômes. Le climat familial est esquissé, entre la grand-mère dignement désespérée, le grand-père dépossédé, le père impuissant, une mère défenestrée, une belle-mère artiste lyrique, enfin tournée vers l’art et la vie, surnommée Paulinka BimBam (la mère et la belle-mère sont toutes deux campées par Nathalie Richard). Aux voix et images d’archives (authentiques) diffusées très brièvement à l’ouverture de la pièce (le père et la belle-mère, parlant, dans les années 1960, de Charlotte, concession à « l’Histoire ») succède vite le spectacle « vivant », la famille (re-)jouant son drame sous l’égide de Charlotte, metteuse en scène, dramaturge, illustratrice, compositrice. C’est l’actrice en scène, dans son personnage, de son pupitre, qui décide d’une couleur de gélate (le livre de Salomon est réalisé avec trois cou- leurs primaires), d’un son, d’un dessin, pour représenter ce que par ailleurs elle raconte, et ce que ses comparses jouent, au besoin avec elle. Si Muriel Coulin, venue du cinéma, et qui importe sur scène un certain nombre de ses dispositifs, a donc choisi d’esquiver l’écueil de la représentation de la mort à Auschwitz, elle n’évite pas la difficulté qui consiste à représenter, ou à évoquer, le suicide et la mort des parents de Charlotte : par fois, la tâche est déléguée à l’artiste, via ses œuvres, alors montrées. Le personnage de la peintre s’interroge en scène sur la transcendance rédemptrice que la représentation picturale peut apporter à la violence du geste, tandis que le spectateur regarde le tableau commenté, comme au musée. Parfois cependant, ce sont les acteurs en scène qui doivent contrefaire ces gestes désespérés, ainsi, lorsque la grand-mère tente de se pendre en scène. En ce qui concerne la trajectoire artistique de Charlotte, la gageure est semblable : comment évoquer le moment où une artiste naît à elle-même, décidée à jeter par-dessus bord un encombrant mal de vivre qui ne lui appartient même pas en propre, mais la constitue ? Là encore, la forme choisie oscille entre suggestion et monstration. Est représentée par exemple sur scène la figure du mentor de Charlotte, Alfred Wolfsohn, appelé par elle Amadeus Daberlohn : comme dans l’ouvrage de Salomon, la représentation est presque grotesque, au sens esthétique du terme : bavard et faussement tourmenté, cet épigone de Warhol pérore sur l’art là où Char- lotte crée, devant nous, son œuvre, comme l’actrice en scène, finalement, crée, devant nous, l’artiste et la femme « Charlotte Salomon ». Muriel Coulin a également choisi de déterritorialiser son propos, usant de vidéos ou de sons anachroniques, datant des années 1960, temps de la découverte de l’œuvre de Charlotte : « Vous permettez monsieur » d’Adamo, en allemand dans le texte, pour la présentation de la prétendante du père de Charlotte à sa belle-famille ; la chanson « Hush, hush, sweet Charlotte », à deux reprises (ici, le seul prénom fait sens) et enfin un madison que l’on croirait sorti de Bande à part de Godard. En somme, ce Charlotte est un objet curieux, « comédie enchantée » kitsch et intello, livre d’images qui permet d’admirer en grand la splendeur des dessins de Charlotte Salomon, entreprise de médiation culturelle et pièce apportée au « devoir de mémoire » : la Nuit de cristal est évoquée via un dessin de Charlotte, et le sort des Juifs retracé par divers détails (Charlotte devant renoncer à son premier prix des Beaux- Arts parce qu’elle est juive, son père devant quitter l’université pour les mêmes raisons).

On voit ce qu’il y a d’attirant à porter la vie de Charlotte Salomon sur scène : une histoire implacable, devant laquelle on ne peut que rester coi, sidéré par la violence ordinaire d’une vie massacrée ; l’œuvre d’art comme planche de salut, et legs laissé à la postérité ; la métaphore de la comédie du monde – une « vie » idéalement illustrée au « théâtre », donc – deux opéras, et un ballet, se sont aussi inspirés de la vie de Salomon. On voit aussi ce qu’il y a de difficile à le faire. Ce témoin malgré elle des horreurs de la Shoah est aussi une artiste, qui a choisi de reconstruire artistiquement sa vie dans une œuvre totale et définitive : ainsi, les pièces sur Charlotte Salomon sont bien des constructions mémorielles qui sont autant de choix et d’interprétations culturelles précisément situées : vie, ou théâtre ? Ou plutôt : vie, ou œuvre ? Femme, ou artiste ?

Œuvres citées

Foenkinos, David, 2014, Charlotte, Paris, Gallimard.

Salomon, Charlotte, 2015, Vie ? ou Théâtre ? [1940-1941], traduit de l’allemand par Anne Hélène Hoog, Michel Roubinet et Chantal Philippe, Paris, le Tripode.

Charlotte, d’après Vie ? ou théâtre ? , de Charlotte Salomon et Charlotte, de David Foenkinos ; conception et mise en scène de Muriel Coulin, avec Joël Delsaut, Yves Heck, Jean-Christophe Laurier, Marie-Anne Mestre, Mélodie Richard, Nathalie Richard, Théâtre du Rond-Point, février 2019.

Charlotte, de David Foenkinos, mise en scène de Laurène Boulitrop, avec Laurène Boulitrop, Théâtre de la Manufacture des Abbesses, mai 2019.

Charlotte Salomon d’Anne-Marie Cellier avec Swan Starosta et Jérôme Frey, Théâtre de l’Adresse, Avignon (off), juillet 2019.