Intelligence de “La Douleur”

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 14.11.2018

la-douleurAvec La Douleur (2017), Emmanuel Finkiel n’adapte pas l’histoire de Marguerite Antelme attendant le retour de son mari déporté dans les camps de concentration nazis après qu’il a été arrêté par la Gestapo en tant que résistant. Il porte à l’écran ce que cette femme, devenue un des plus grands écrivains de langue française, raconte quarante ans après, à partir des notes qu’elle aurait prises alors, dans un récit éponyme publié en 19851. Elle y relate cette expérience avec le recul et le savoir tardif propres à ces années où émerge une autre interprétation de l’occupation et de la persécution des Juifs en France et lui, cinéaste aux premières œuvres imprégnées par la mémoire de la Shoah spécifique aux années 2000, donne un relief personnel à ce récit qui tente de se faire passer pour un témoignage « brut » au regard duquel la littérature, écrit Duras dès le préambule, lui fait honte. Autrement dit, ce film consiste en une double mise en abyme mémorielle (1980, 2000) des années 1944-1945 vécues par Marguerite. Il repose ainsi sur les ambiguïtés que Duras entretenait avec son histoire comme avec l’histoire nationale. Finkiel les traduit cinématographiquement en en accentuant le relief selon sa propre sensibilité (on terminera en parlant de la place qu’y tient  la Shoah), en adoptant des partis pris esthétiques singuliers (l’usage du flou et de la focalisation) et en dirigeant les acteurs de façon à respecter la centralité de Marguerite tout en faisant que les autres protagonistes soient également incontournables. Le véritable sujet du film gît dans ses ambiguïtés – au point que certaines d’entre elles semblent mener le jeu.

On conviendra facilement qu’il ne s’agit pas là d’un film sur la résistance, même si certains critiques n’ont pu s’empêcher d’insister sur cette valeur référentielle (à plusieurs reprises, notamment dans Télérama2, Robert Antelme devient même une « figure majeure de la résistance » ce qui est totalement faux et tend à signifier qu’il faille le hisser à hauteur héroïque pour donner de la valeur à son arrestation, à sa déportation, voire à l’attente de son retour). Il n’est pas non plus question du réseau dirigé par François Mitterrand (alias François Morland) auquel appartenaient Antelme, Dionys Mascolo et Marguerite Duras. La résistance fournit le décor dans lequel se déploie l’histoire de cette femme seule parmi des hommes à un moment où tout est encore possible, c’est-à-dire la vie ou la mort, même si les dés de la victoire sont jetés. Ce décor pourrait facilement se retourner en piège et induire une forme convenue et attendue à laquelle cèdent par complaisance de nombreux réalisateurs, mais Finkiel ne s’y laisse pas prendre et confirme une fois encore la qualité de son cinéma.

Tout en empruntant partiellement à l’esthétique rétro, traction Citroën, costume rayé et borsalino, héritée des années 1970, La Douleur n’est pas interprété à la façon datée d’un Malle, Truffaut ou Modiano dont les avatars fleurissent encore les écrans français. Quelques plans focalisés sur la nuque de Mélanie Thierry (Duras à l’écran) et la pratique régulière d’un scintillement flouté où se dilue le désarroi de cette femme ne sont pas sans rappeler le procédé dont László Nemes avait fait la signature sensible du Fils de Saul (2015). Bien que dans La Douleur ce parti pris de la non-transparence soit moins insistant – l’enjeu de représentabilité restant moindre qu’avec Birkenau –, on pourrait facilement rapprocher les deux réalisateurs dans une même tendance : d’une part, exprimer la volonté moins de sortir du réalisme, que de le faire évoluer en le tenant à distance de l’illusion mimétique qui nourrit son esthétique conventionnelle, d’autre part, décaler le partage habituel des tâches entre résistants et oppresseurs – sans pour autant rabaisser les premiers, ni glorifier les seconds. Aussi Finkiel vient-il renforcer l’idée qu’il existe un cinéma indépendant capable de fonder aujourd’hui un « nouveau vraisemblable » (« l’effet de réel » barthésien) dont on ne doit pas attendre qu’il nous implique dans le décor comme si l’on y était et qu’il conforte nos attentes. Notre rapport à l’histoire s’en trouve, par là même, redéfini.

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Moment de tournage: Mélanie Thierry dirigée par Emmanuel Finkiel © Les films du poisson

Cela n’aurait certainement pas déplu à Duras qui aimait à brouiller les cartes à la fois du cœur et de la raison. Quelle histoire ce film cherche-t-il donc à nous raconter que l’on n’est pas forcément venu entendre ? Malgré l’inquiétude de l’attente, ce qui la fait revenir vers le gestapiste dénommé Rabier (Benoît Magimel) ayant arrêté son mari n’est pas seulement dû à la volonté d’alléger le sort de celui-ci et de maintenir par l’intermédiaire du salaud le fil la retenant à un homme que, justement, elle n’aime plus. Il faut rappeler que l’œuvre de Duras est marquée par le souci de déroger au code d’honneur où le bien et le mal se distinguent trop nettement. Hiroshima mon amour (1959) est, entre autres, l’histoire d’une femme tondue pour avoir aimé un soldat allemand ordinaire assassiné par la résistance. Mutatis mutandis, la deuxième partie du livre La Douleur – que Finkiel écarte de son adaptation – prend le parti d’un autre niveau d’ambiguïté. Elle contient plusieurs nouvelles de fiction précédées de l’avertissement suivant : « Thérèse c’est moi. Celle qui torture le donneur, c’est moi. De même celle qui a envie de faire l’amour avec Ter le milicien, moi ».

Il serait bien hâtif de déduire de ces lignes que Marguerite manifeste  son envie de Rabier par le biais d’un milicien fictif décrit comme viveur et séducteur. C’est une autre dimension d’elle-même et du désir – de sa liberté de femme – qui s’exprime là, relayée par la minceur diaphane de Mélanie Thierry alternant avec l’insistance de son visage régulièrement cadré de près par la caméra. Dans la série de ses plus belles apparitions, on retiendra les quatre remarquables plans où Thierry apparaît dédoublée, se regardant sans se voir, pour souligner à quel point son incertitude lui tient lieu de douleur, et inversement. D’occuper à ce point le centre du récit comme de l’écran lui vaut la réplique cinglante de Mascolo (Benjamin Biolay) : « À qui êtes-vous le plus attachée ? À Robert Antelme ou à votre douleur ? »

Si cette femme souffre, elle souffre d’elle-même, entourée d’hommes dont la vie ne tient plus qu’à un fil sur lequel elle cherche l’équilibre précaire d’une femme funambule. Antelme assure le rôle exemplaire de celui auquel elle s’accroche d’autant plus paradoxalement qu’il lui a été arraché alors qu’elle n’y était plus attachée. Mascolo, qui est son amant depuis 1943 (Finkiel laisse plutôt maladroitement imaginer jusqu’au dernier quart du film que leur relation pourrait être adultère), veille sur elle sans qu’aucun   d’eux ne sacrifie leur attachement à Antelme. Autre personnage clé, son ami Mitterrand (sous les traits trop lisses de Grégoire Leprince-Ringuet), qu’elle abandonnera politiquement – se convertissant après-guerre au communisme –, mais non affectivement. Ses repères seraient tous du « bon côté », n’était le dénommé Rabier qui figurerait comme leur nécessaire inverse symétrique, permettant par là même de respecter l’équilibre dramatique. Pas tout à fait cependant, car le gestapiste ne répond justement pas au cliché du vicelard rétro, il le déconstruit plutôt. Duras, écrivant La Douleur, cherche à brouiller les pistes en lui donnant une consistance dont il aurait été facile de le priver. Il aime les livres et l’art, tout en exprimant la conscience pitoyable de son infériorité de classe face à l’écrivaine qu’elle espère devenir en 1944, qu’elle se sait accomplie en 1985. Elle lui tient tête jusqu’à ce que, finalement, Magimel baisse les bras devant elle. C’est là que le double jeu de focale du narratif et du filmique accentue les traits d’une Marguerite pour qui la couleur de la séduction vire naturellement au gris.

L’on apprend même que Rabier aurait sauvé des Juifs et, notamment, après avoir vu un cahier d’écolier sur la table d’un appartement où il était venu les attendre, ce qui va bien à l’encontre du zèle que les collaborationnistes français déployaient pour ne pas oublier les enfants. Mais le film n’est pas plus historique que le livre n’est référentiel, on l’a dit. Ainsi, la page qui est dédiée à Mme Kats (interprétée à l’écran par Shulamit Adar) et à l’évocation de sa fille, infirme, déportée, assassinée à Auschwitz, dit moins sur le tournant 1944-1945 que sur ces vingt ans s’étirant de la guerre d’Algérie à l’après 1968 et aux années 1980 où Duras, à l’instar de nombreux intellectuels français, a pris la mesure de la singularité du génocide des Juifs jusqu’à l’isoler des autres événements historiques dont ils avaient été contemporains, alors que jusque-là ils avaient tous tenu à les lier ensemble.

1 En fait La Douleur est un recueil publié par P.O.L, contenant les récits suivants : « La douleur », « Monsieur X. dit ici Pierre Rabier », « Albert des Capitales », « Ter le milicien », « L’Ortie brisée », « Aurélia Paris ».

2 Une petite recherche (grand merci à Aurélie Barjonet) permet de voir que les quotidiens suivants ont commis la même erreur : Sud Ouest, La Provence, Le Courrier de l’Ouest, La Montagne, Dordogne libre, La Dépêche, Midi libre, Madame Figaro.

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 14-15