La gangrène de cette mémoire

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 15.07.2022

J’hésitais entre deux titres pour l’ouverture de cette lettre estivale. Celui-ci, renversant à contre-cœur le sens de La Gangrène et l’oubli, le livre clé de Benjamin Stora paru il y a trente et un ans, ou bien « 89 ». Ici, 89 réfère, non pas à 1789, encore moins à 1989 où ledit rideau de fer tombant ouvrait la voie, avec un nouveau monde, à la possibilité d’une nouvelle Europe, mais au nombre des députés du Rassemblement national élus aux dernières législatives de juin 2022. Leur présence en quantité à l’Assemblée nationale signale effectivement un fort ancrage de l’extrême droite dans la société française en dépit de la défaite de Marine Le Pen aux présidentielles moins en faveur du candidat Macron que grâce à un vote majoritaire qui ne voulait pas d’elle en cheftaine de l’État. Cela a été dit.

Sachons-le, l’extrême droite, qui effectue un patient toilettage pour chasser les vieilles images de la collaboration et du racisme auquel on ne l’identifie plus, suit des stratégies qui lui permettent de céder sur une partie de ses fondements historiques ou idéologiques, sans se renier. Elle a déjà pu se mouler dans un discours d’apparence sociale et pourrait même bien, en profitant peut-être de la disparition des derniers rescapés, faire dans quelque temps un voyage à Auschwitz alors que le père fondateur Jean-Marie Le Pen ne voyait dans les chambres à gaz qu’un « détail » de l’histoire. Pourquoi pas. Gageons qu’elle puisse même aller jusqu’à dénigrer les négationnistes, officiellement du moins. Qu’est-ce qui l’arrêterait ? La mémoire, du moment qu’aujourd’hui elle est devenue un dispositif surdéterminé par les discours qui sont tenus en son nom – et c’est le cas, même si l’on s’entête à ne pas en prendre la mesure –, peut tout à fait se prêter au retournement des arguments, des thématiques et des valeurs qui lui sont communément associées. La preuve, un Juif s’est bien mis à plaider la cause de Pétain.

Mais il est un point sur lequel l’extrême droite française ne cèdera certainement pas. Parce qu’il y a là justement une partie de son passé qui circule toujours depuis plus de soixante ans au-dessous de la ligne de flottaison mémorielle : c’est un rapport nostalgique – mais pas mélancolique – avec une Algérie française qui a duré 130 ans occupant toujours une place majeure dans le puzzle de sa communauté imaginée. Cette extrême droite joue sur deux conceptions, l’une romanesque d’un territoire perdu non de la République, mais de l’Empire, l’autre, partagée par les plus conservateurs des Français de droite mais pas seulement, d’une nation en attente de retrouver sa grandeur non de la patrie des droits de l’homme partie prenante d’une Europe éclairée, mais en tant que puissance rayonnant sur le monde.

C’est sur ce fonds combinant le double sentiment de perte d’une terre et d’une splendeur et dans le décor du Palais Bourbon que José Gonzalez (79 ans), député RN des Bouches-du-Rhône, a rappelé son attachement à son pays natal d’outre Méditerranée qui, pour lui, indéfectiblement, reste « une France d’ailleurs » (sic), autrement dit le département français que l’Algérie a été jusqu’en 1962. C’était le 28 juin dernier, en inaugurant en tant que doyen de l’Assemblée nationale la seizième législature. Je ne reprendrai pas ses arguments dont la presse a largement commenté la dimension scandaleuse poussant jusqu’à la formule intentionnellement provocatrice selon laquelle il n’était pas là pour juger l’OAS, autrement dit ce mouvement terroriste se réclamant de la France coloniale.

Il y a là l’alliance de trois éléments. D’abord, le sentiment de dépossession qu’éprouve tout exilé, a fortiori s’il a perdu une terre qui, à ses yeux, appartient à la même nation que celle où il s’est réfugié et qui est la sienne, ensuite, une stratégie politicienne qui a reçu l’aval de Marine Le Pen après qu’elle a lu et approuvé les termes du discours et, enfin – ce qui nous intéresse –, une forme de mémoire communautaire dont l’ambition est d’essaimer au-delà de ses contours en direction de toute population française récupérable avec de tels arguments, sans qu’elle en partage nécessairement les raisons. Car une de ces raisons tient au fait que la mémoire peut non seulement métaboliser le passé en le teintant de ressentiment, mais entretenir et même cultiver celui-ci jusqu’à en faire une culture susceptible de rassembler dans son champ d’attraction la gamme des amertumes et des rancœurs multiples que la détérioration de la société génère, processus en pleine accélération depuis le tournant ultralibéral et sécuritaire des crises sanitaires. Les activistes politiques du Rassemblement national s’emploient à être les opérateurs de cette culture mémorielle nourricière de l’ultra nationalisme, de l’antieuropéanisme communautaire et du rejet de l’étranger comme si ces activistes répondaient là à une autre forme du « devoir de mémoire » à laquelle les analystes et détracteurs de la formule n’auraient pas pensé. Aujourd’hui, si l’on est toujours dans ce rapport au passé que l’on qualifie de « mémoire » ou de « mémoire collective », en revanche, s’est ouverte en grand la voie opposée de celle de la réconciliation tant espérée dont, peut-être même, on entendra moins parler après ce pas joli mois de mai.