L’art sous domination nazie. Une approche encore fragmentaire

Paul Bernard-NouraudHistorien d'art
Paru le : 07.04.2020

L’une des raisons lesquelles les pillages des collections et propriétés juives par les nazis et leurs collaborateurs furent d’une telle ampleur et d’une si grande complexité ressemble étrangement à celle qu’identifia Raul Hilberg comme l’un des moteurs du génocide lui-même : la concurrence des juridictions. Le pillage organisé n’était en effet la prérogative exclusive d’aucune administration en particulier, aussi devenait-il l’affaire de tous – tous concouraient à en étendre les limites avec d’autant plus d’efficacité que leurs actions, en matière d’art, trouvaient dans les appétits privés des dirigeants du IIIe Reich un aiguillon redoutable.

Paris, à laquelle s’attache l’exposition du Mémorial de la Shoah, attise alors toutes les convoitises. L’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz y a fait ses repérages avant-guerre et entretient à son profit une armée d’indicateurs et de détectives locaux, lesquels travaillent occasionnellement pour les agents d’Adolf Hitler, en vue du futur Führermuseum de Linz, ou bien pour Hermann Göring. Ce dernier se rend personnellement à plusieurs reprises au musée du Jeu de Paume, qui tient lieu de dépôt et de centre de tri des œuvres spoliées, afin de sélectionner des pièces à envoyer dans sa villa de Carinhall. À l’occasion, les chefs nazis détournent aussi à leur profit les « Équipes d’intervention » d’Alfred Rosenberg (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou ERR), représentées par Kurt von Behr, ou les services du Kunstschutz, dirigé par Franz Wolff-Metternich. Ils peuvent aussi compter sur l’appui de la SS, de la Gestapo, et de tous ceux qui, sur place, sont disposés à leur offrir leurs services, moyennant rétribution.

Ceux-là le font avec d’autant plus d’aisance que, pour retorses et violentes que puissent être leurs méthodes, de tels agissements bénéficient alors d’un double soutien institutionnel. D’une part, celui, plus ou moins diffus, du marché de l’art, que le caractère exceptionnel de la situation n’a pas faussé mais qu’elle a au contraire stimulé comme jamais avant la Seconde Guerre mondiale ; d’autre part, le soutien officiel en France de la Loi qui a autorisé, en les encadrant, ces transactions forcées et ces tractations sordides. C’est en ce sens que l’éminent juriste Gérard Lyon-Caen avait pu opérer dès 1945 une distinction cruciale entre les pillages de l’Occupant et la spoliation voulue par Vichy, définissant celle-ci comme un « vol légal ». Le mot n’est pas anodin, puisque « spolier » est étymologiquement parent de « dépouiller », et les « vols légaux » constituent bien à ce titre une partie de la phase d’expropriation dont Hilberg a là aussi montré qu’elle préparait et accompagnait la destruction physique des personnes. Autrement dit, la spoliation est l’une des conditions de l’extermination, dans ses moyens comme dans ses fins.

Si l’on se permet de tels rappels, c’est que l’exposition comme le livre-catalogue de sa commissaire, l’historienne de l’art Emmanuelle Polack, en font pour partie l’économie. Comme si la restitution scrupuleuse et nécessaire des faits (restitution à laquelle pas une date ni un nom ne manquent) devait fatalement se payer d’une absence de réflexion critique sur les structures et le sens des pillages et des spoliations d’un point de vue historique et idéologique. On souhaiterait par exemple comprendre plus précisément comment le marché de l’art, en tant qu’il est un marché, ne s’est pas accommodé mais a bel et bien tiré profit – d’énormes profits – de la prévarication organisée.

Corrélativement se pose une autre question, à laquelle l’exposition four- nit là encore des pièces mais pas une démonstration : comment l’exclusion par les nazis de l’art moderne considéré globalement comme un art « dégénéré » a-t-il alimenté ce marché tout en occupant une place centrale dans la constitution idéologique du national-socialisme ? Double processus auquel ont largement contribué les protagonistes du monde de l’art, au premier rang desquels figurent certes les marchands, mais aussi les critiques et les historiens, apportant leur expertise et leur caution aux spoliations.

Le principal échappe ainsi aux visiteurs en ne leur offrant pas la possibilité d’entrevoir que l’avidité individuelle, l’idéologie et une certaine histoire de l’art alliée au marché ont ici comme dans le cas du génocide proprement dit conspiré dans un même but : détruire.

Il convient de signaler à ce propos une photographie reproduite semble-t-il pour la première fois dans son intégrité par E. Polack montrant la visite d’Alfred Rosenberg au Jeu de Paume le 4 novembre 1944, accueilli par René Huyghe, conservateur des peintures du Louvre. À côté d’eux on reconnaît le trafiquant Bruno Lohse et l’adjoint de conservation du musée du Louvre Germain Bazin, faisant tous deux le salut hitlérien. La photographie a ceci d’insolite qu’on y devine la silhouette de l’attachée de conser- vation Rose Valland, future capitaine du Comité de Récupération Artistique (CRA), croisant quant à elle ostensible- ment les mains sur sa jupe. Or, dans les différentes éditions du témoignage de Valland sur ses activités sous l’Occupation, Le Front de l’art, paru en 1961, la photographie a toujours été reproduite coupée, préservant ainsi la réputation de l’un des plus éminents historiens de l’art français, dont la carrière fut couronnée en 1986 par une Histoire de l’histoire de l’art que tous les étudiants en la matière ont un jour ou l’autre parcourue. Dans ces conditions, il est tout simplement regrettable que la photographie de couverture de l’ouvrage d’E. Polack soit elle aussi coupée, précisément là où devrait figurer (comme l’indique d’ailleurs la légende en quatrième de couverture) René Bouffet, préfet de la Seine, assistant à une vente aux enchères de Me Ader, l’un des commissaires-priseurs les plus actifs sur la place parisienne en 1940-1945…

Un tel acte manqué n’a cependant rien à voir, il faut le souligner, avec la mode des petites omissions historiques à laquelle vient de succomber à son tour le musée Maillol de Paris, qui évoque à peine les conditions dans lesquelles Emil Bürhle a fait fortune et acquis sa collection. Lorsque l’on sait que le même musée Maillol, en 2017, consacrait une exposition à l’histoire de la galerie Paul Rosenberg en s’efforçant précisément de mettre en perspective le pillage de son fonds dans le cadre de la dichotomie entre art nazi et art « dégénéré », on ne peut qu’être surpris de cette prudence nouvelle, d’autant que Bührle acquit des œuvres provenant de ce fonds. Mais il faut dire qu’avec un même tact, le musée d’art moderne de la ville de Paris avait suggéré l’année dernière qu’André Derain avait fait le voyage en Allemagne sur l’invitation de Joseph Goebbels de bonne foi, et que dans un récent ouvrage qui se veut une référence, l’historienne Béatrice Joyeux-Prunel mettait la collaboration des artistes français avec la propagande nazie sur le compte d’« un conservatisme idiot et de l’opportunisme » (Joyeux-Prunel, p. 818).

Restent les victimes de ces spoliations, et parfois de la destruction elle-même. Outre le cas désormais mieux connu de P. Rosenberg, l’exposition du Mémorial revient sur les trajectoires d’autres illustres galeristes d’art moderne : Berthe Weill, découvreuse atypique oubliée pendant longtemps, qui fit faillite en 1939 et vécut dans la misère jusqu’à sa mort douze ans plus tard ; René Gimpel, entré en résistance dès 1940 et qui le paya de sa vie en 1945 ; Pierre Loeb, enfin, qui s’exila à Cuba avant de récupérer sa galerie que Vichy avait  « aryanisée ». En 1964, l’année de sa mort et de la fermeture de la Galerie Pierre ouverte quarante ans auparavant, Loeb accorde un entretien à Madeleine Chapsal reproduit dans l’exposition. Il y explique son métier, ce qu’il a été et ce qu’il n’est plus, ses regrets d’être passé à côté de Nicolas de Staël, au contraire de P. Rosenberg, et le fait qu’il a été « marqué par la guerre » et ne veut pas oublier.

À intervalles plus ou moins réguliers, des œuvres d’art que l’on croyait disparues ou bien dont on imaginait que leur destin fût indemne de cette histoire-là en ce qu’il appartenait tout entier au domaine de l’histoire de l’art – reparaissent, convoyant avec elles ce passé à parts égales avec le leur propre. Dans le fait de connaître cette double mémoire de l’œuvre elle-même, mémoire qui la fait œuvre et celle qui la ramène à son statut d’objet – d’objet de convoitise –, dans ce fait en tant que tel se situe naturellement quelque chose d’impensable.

Il faut pourtant que l’histoire de l’art ménage à cet impensable un espace afin de penser, justement, comment la beauté du monde a pu faire l’objet d’une tentative d’appropriation, par tous les moyens, et avec toute la violence induite par l’expropriation qui en découlait. Sans doute importe- t-il aussi que la discipline ménage une place plus grande et une reconnaissance accrue à la relation intime qu’une personne entretient avec une œuvre, quelle que soit sa valeur historique ou son prix, la restitution dût-elle primer sur la conservation, et le Droit obliger en ce sens.

Œuvre citée

Joyeux-Prunel, Béatrice, 2017, Les Avant- gardes artistiques. 1918-1945. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, p. 818.

« Le marché de l’art sous l’Occupation. 1940-1944 », Paris, Mémorial de la Shoah, 20 mars – 3 novembre 2019.