Le Fléau oublié

Jean-Marc MouraUniversité Paris-Nanterre
Paru le : 07.04.2020

Depuis l’automne 2018, nous commémorons la fin de la Première Guerre mondiale, mais nous avons perdu la mémoire d’un fléau autrement grave advenu à la même époque, voilà tout juste un siècle.

Au printemps 1918, une maladie étrange frappa des milliers de personnes en Amérique, en Chine et en Europe. Le mal parut d’abord bénin mais en quelques mois, d’octobre 1918 au début de 1919, plusieurs millions de soldats et de civils furent emportés par ce qu’on baptisa la grippe espagnole. L’humanité n’avait rien connu de comparable depuis la grande peste noire, au quatorzième siècle. Certains observateurs craignaient de voir approcher la fin du genre humain. Non sans raison : la grippe espagnole fut l’une des pires catastrophes du XXe siècle et l’épidémie la plus meurtrière de l’histoire. Elle tua entre quarante et cinquante millions de personnes à travers le monde (certaines estimations vont jusqu’à cent millions). En comparaison, les pertes humaines de la Première Guerre mondiale sont estimées à environ 18 millions de morts et celles de la Seconde à 60 millions. Comment avons-nous pu oublier ce fléau ?

UN PASSÉ ÉTRANGEMENT OUBLIÉ

Dans un ouvrage paru récemment, La Grande Tueuse (Albin Michel, 2018), Laura Spinney souligne le caractère énigmatique de cette pandémie. Tout d’abord, nous ignorons d’où elle est venue. Certainement pas d’Espagne, car ce pays neutre permit simplement à la presse d’évoquer la maladie, alors qu’il s’agissait d’un « secret-défense » dans les nations belligérantes. Il convenait en effet de ne pas renseigner l’ennemi sur les maux affectant l’armée. Ensuite, nous ne savons pas comment elle s’est répandue si vite ni pourquoi elle a disparu. Pourtant, elle a exercé une influence majeure dans bien des domaines : elle a redessiné les contours de la population mondiale, hâté la conclusion de la Grande Guerre et peut-être n’est-elle pas étrangère au déclenchement de la Seconde. Elle a contribué à engager l’Inde sur la voie de l’indépendance et a dynamisé la recherche d’un système de santé universel ainsi que le développement de médecines alternatives. Ce virus, qui a circulé si facilement dans presque tous les endroits de la planète, a compté dans la formation du monde contemporain. Mais curieusement, le plus grand catalogue de bibliothèque du monde, WorldCat, recense aujourd’hui 80 000 livres sur la Première Guerre mondiale (en plus de 40 langues) et seulement 400 sur la grippe espagnole. Nous la traitons comme un détail surgi à la fin de la Grande Guerre, alors qu’il conviendrait de corriger la perspective.

LITTÉRATURE ET MALADIE

Pour expliquer cet oubli, Laura Spinney souligne la difficulté de représenter une pandémie : une guerre a un vainqueur qui imposera sa version des faits à la postérité avec ses côtés sombres mais aussi ses exploits héroïques, alors que dans une épidémie, il n’y a que des vaincus. Aussi ni l’art ni la littérature ne s’y sont-ils vraiment intéressés bien qu’elle ait influé sur leur histoire. Le Cri d’Edvard Munch pourrait avoir été inspiré par l’état d’abattement dans lequel il se trouvait après avoir contracté la maladie. Elle a tué le peintre Egon Schiele (ainsi que sa famille), Arthur Conan Doyle, quant à lui, cessa d’écrire des fictions après avoir perdu son fils, victime de la grippe. En France, Guillaume Apollinaire et Edmond Rostand succombèrent à cette maladie, qui frappa les deux pôles de la scène littéraire française d’alors : l’avant-garde et la tradition pompière. De quoi justifier le propos de Virginia Woolf s’interrogeant, dans « On Being Ill » (1925), sur le fait que la littérature n’explorait guère le riche domaine de la maladie.

Dans mon roman consacré à ce fléau, La Guerre insaisissable (J.C. Lattès, 2018), je me suis posé la question, car quoi de plus passionnant que le récit des luttes grandioses et mystérieusement oubliées de notre histoire ? Cela supposait d’avancer des hypothèses sur les origines de la pandémie, non pas pour distordre les faits historiques comme dans un roman d’Alexandre Dumas, mais en vue de retrouver ce passé perdu et de mettre en lumière ses relations au présent. Quelle matière romanesque, en effet, que la stupeur des hommes de 1918 devant ce mal foudroyant et que leur effroi, presque sacré, devant le virus, ce microbe totalement invisible qu’aucun microscope ne pouvait traquer ! Quel remarquable exemple de courage aussi fut donné par ceux qui tentèrent en vain de comprendre et de soigner. Il y a là sans doute l’une des voies possibles pour le roman aujourd’hui : explorer les énigmes du passé et leur puissance intacte de suggestion, raviver une flamme plutôt que vénérer des cendres.

Désormais, la question à se poser est moins comment cette pandémie est-elle née que quand reviendra-t-elle ? Non parce que le virus, identifié comme « H1N1 », a été reconstitué et qu’il est maintenu à l’abri dans quelques laboratoires hautement sécurisés. Quoique cela ne soit guère rassurant. Mais plutôt parce qu’en ces temps de circulations mondialisées, beaucoup d’experts estiment qu’une nouvelle pandémie est inévitable et qu’il y a de fortes probabilités que ce soit une grippe, espagnole ou pas.

Il est important, bien sûr, de commémorer la fin de la Grande Guerre, mais il serait judicieux de se rappeler une devise des bactériologistes du début du XXe siècle : la guerre est un incident que l’homme introduit bêtement au milieu du combat, autrement meurtrier, qu’il mène depuis toujours contre les microbes. Il faudrait garder la mémoire de cette guerre éternelle et insaisissable.