Le silence des autres

Stéphane MichonneauIRHiS, UMR 8529, Université de Lille/CNRS
Paru le : 07.04.2020

Le documentaire Le Silence des autres d’Almudena Carracedo et Robert Bahar, couronné d’un prix Goya en 2018, illustre l’histoire du combat mené par un collectif de mémoire pour faire aboutir judiciairement la question des crimes impunis du franquisme. En effet, jusqu’à aujourd’hui, l’essor de la justice dite transitionnelle comme principal moyen de résolution des conflits mémoriels de par le monde n’a pas touché l’Espagne, en raison de la loi d’amnistie votée en 1977 : tel est le scandale que les documentaristes entendent dénoncer. Même si notre propos de s’attardera pas sur l’analyse filmique en tant que telle, signalons que Le Silence des autres est dominé par un montage d’entretiens suivis avec les protagonistes face à la caméra (majoritairement victimes du franquisme à diverses époques), tantôt dans le cadre quotidien tantôt sur fond noir, avec une trame d’enquête. L’ensemble s’avère extrêmement chargé en émotion, ce que renforcent des prises de vue proches d’un cinéma du réel.

Sur le fond, ce documentaire témoigne d’une judiciarisation des rapports au passé. En se voyant conférer un « mandat d’établissement de la vérité historique », cette « justice de paix », dont la vertu serait autant pénale que réparatrice, assurerait l’apaisement des victimes et la paix sociale. Elle procède en effet d’une sur- valorisation positive de la « mémoire historique » et de sa capacité à panser les maux sociaux qu’engendrerait l’oubli (Lefranc, p. 568).

Depuis les années 1980, les expériences de justice transitionnelle ont conduit malgré tout à une révision de l’articulation entre politique et justice : la loi d’amnistie inscrivait la question de la paix et de la réconciliation dans un registre politique qui excluait la question des poursuites judiciaires. La revendication de son abrogation relève d’une logique où la justice serait à la fois un vecteur de paix et de vérité historique sur le passé. La justice transitionnelle se propose alors de lier ce que la loi d’amnistie avait précisément délié, comme cela fut le cas dans de nombreux pays engagés dans un processus de démocratisation dans les années 1970 et 1980 aussi bien en Amérique latine qu’en Europe (ibid., p. 564). La recherche de la vérité par la justice est ici identifiée à un progrès démocratique.

Le film apporte par ailleurs un éclairage sur la stratégie d’internationalisation judiciaire qui prétend contourner par le droit international l’obstacle d’une amnistie qu’on tend désormais à identifier à une forme d’amnésie. Ainsi, en saisissant la justice argentine au nom de la compétence universelle et de l’imprescriptibilité des crimes contre l’Humanité, les militants espagnols de la cause mémorielle, sur lesquels le film se concentre, démontrent qu’aujourd’hui, une crise mémorielle nationale – celle de la guerre civile et de la répression franquiste – revêt aussi une dimension transnationale.

Les lois mémorielles espagnoles se voient ainsi opposer le droit inter- national. Le Silence des autres montre comment l’État espagnol se réfugie derrière la loi d’amnistie de 1977 pour ne pas appliquer les dispositions des conventions internationales que le pays a signées. Le recours à la justice internationale, couplée à plusieurs condamnations de la part de l’ONU ou du Conseil de l’Europe, force l’Espagne à réagir, ce qu’elle fit partiellement en 2002 et en 2007 lors du vote de la loi dite de la « mémoire historique ». Mais globalement, rien ne semble pouvoir forcer l’État espagnol à abroger la loi d’amnistie de 1977.

© Semilla Verde Productions Ltd / Almudena Carracedo

La vision que véhicule ce documentaire vaut pourtant la peine d’être critiquée. Il faut d’abord éclairer les conditions sociales et politiques qui furent à l’origine de la loi d’amnistie de 1977, sujette aujourd’hui à des interprétations anachroniques. Il s’agissait pour les partis démocratiques de solder les comptes de la guerre civile et de promouvoir une culture de la réconciliation nationale. Les partisans de la loi pensaient également pouvoir éteindre le feu du terrorisme dont l’intensité crût au cours des années 1970 et 1980. La loi s’inscrivait dans une série de grâces promues par Juan Carlos Ier dans les jours qui sui- virent le décès de Franco. Si elle ne fut pas aussi complète que le suggère le documentaire – les militaires en furent exclus –, elle fut effectivement accompagnée d’une série de mesures législatives rétablissant dans leurs droits diverses catégories de fonctionnaires victimes d’épuration et prévoyant des indemnisations : entre 1976 et 2005, ce sont un demi-million de personnes qui en bénéficièrent. Mais surtout, les auteurs du documentaire feignent d’ignorer que le vote de la loi d’amnistie, dont la cible était les prisonniers des geôles franquistes, fut très consensuelle, surtout à gauche. A contrario, le parti de droite, Alianza Popular, qui était susceptible de protéger les héritiers du franquisme, s’abstint.

Les débats parlementaires d’alors montrent que personne n’évoqua le risque que comprenait le vote de l’amnistie de protéger les criminels franquistes. Accuser les Cortes démocratiques installées depuis six mois de n’avoir pas appliqué une justice rétroactive pour les violations des droits de l’Homme commis pendant la dictature est donc un contre-sens : cela ne prend en compte ni l’état des forces en présence, ni l’incapacité de l’appareil judiciaire hérité du franquisme à mener une politique d’épuration. Notons également que certains dispositifs judiciaires aujourd’hui disponibles manquaient alors : celui sur les disparitions forcées datent des années 1990 par exemple. C’est aussi le cas des Commissions réconciliation et vérité qui virent seulement le jour au cours des années 1980.

Ainsi, la culture politique du moment privilégia l’oubli davantage que la mémoire ; de surcroît, elle ne favorisa pas une politique de réhabilitation totale des victimes. Le documentaire tend à interpréter la loi d’amnistie comme un « pacte d’oubli » qui aurait résulté d’un accord entre des élites politiques soucieuses de protéger leurs compromissions en promouvant une politique active d’oubli, contre un peuple espagnol unanimement favorable à une épuration. Or, comprise comme « un pacte de non-ingérence entre le champ judiciaire et le champ administrativo-politique » (Serrano Moreno, p. 196), la loi d’amnistie ne fut pas à son origine un pacte d’amnésie collective. À l’inverse, la théorie du « pacte d’oubli » soutenue par le documentaire tend à alimenter une vision complotiste et antiélitaire du passé bien actuelle.

En ce sens, ce documentaire est sur- tout intéressant pour ce qu’il révèle d’une méconnaissance de l’histoire de la transition démocratique telle qu’elle se manifeste au sein de la génération née dans les années 1970 – Almudena Carraceno est née en 1972 – celle des « petits-enfants ». Il est aussi représentatif d’une génération qui a érigé la mémoire comme une valeur sociale supérieure au prétendu oubli de la période précédente. En Espagne, comme dans beaucoup de pays affectés par de longues périodes dictatoriales où l’histoire fut manipulée, la mémoire a été investie d’une valeur de vérité supérieure. Les militants de la mémoire ont beau jeu de dénoncer le soi-disant « tabou social » qu’ils prétendent briser selon la stratégie éprouvée de la « scandalisation » de l’histoire. Ainsi, les auteurs croient utile d’ouvrir le procès rétrospectif de la transition démocratique selon des critères qui leur sont contemporains. Paradoxalement, ils ne prêtent que peu d’attention à la qualification juridique des crimes du franquisme dont la nature très diverse – crimes de guerre, crimes de la répression, tortures, disparitions d’enfants – pose des problèmes d’imprescriptibilité fort différents. Y compris dans sa politique criminelle, le franquisme n’est pas le bloc homogène qu’on croit.

© Semilla Verde Productions Ltd / Almudena Carracedo

Le documentaire témoigne finalement que la question du passé est captée par des militants de la mémoire en voie de professionnalisation, moins souvent dotés d’identité partisane qu’on ne le dit, mais opérant une reconversion militante du champ politique vers le champ mémoriel (ou identitaire). Comme le souligne Fred Constant, la mémoire victimaire est devenue une « ressource politique » qui a pris l’histoire en otage, et dont les acteurs se saisissent pour « défendre des intérêts, attirer des soutiens, revendiquer des places, consolider des positions », grâce à une surexposition médiatique (Constant, p. 107).

 

 

Le Silence des autres met en lumière la difficulté de juger les violations des droits de l’homme sous le franquisme, qui fait écho, du côté des victimes, à un impossible pardon. La figure de « l’irréconcilié », pour reprendre Sophie Wahnich, a fini par s’imposer au cœur de la société espagnole. Si la réconciliation prônée par la transition démocratique est bien un mythe, ce film montre que la revendication d’une justice transitionnelle n’en est pas moins un autre.

 

Œuvres citées

Lefranc, Sandrine, 2009, « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la justice transitionnelle », Droit et société, n° 73,
p. 561-589.

Serrano Moreno, Juan Enrique, 2017, « Conflits de mémoire et querelles parlementaires dans l’Espagne des années 2000 », Parlement(s), revue d’histoire politique, hors-série n° 12, p. 193-212.

Constant, Fred, 2007, « Pour une lecture sociale des revendications mémorielle “victimaires” », Esprit, n° 2, février, p. 105-116.

Almudena Carracedo, Robert Bahar, 2018, Le Silence des autres, Semilla Verde Productions, Lucernam Films, 1h35.