Les manipulations post mortem d’un grand criminel nazi

Paru le : 07.02.2022

On peut se demander, en ouvrant le nouveau livre de Philippe Sands, La Filière, en quoi la vie privée d’un nazi, bourreau des Juifs de Cracovie et de Lwów (l’actuelle Lviv), peut retenir notre attention. Certes, l’intimité des criminels a toujours fasciné un certain public, d’autant que dans ce cas, le lecteur apprend très vite que le fils de cet homme a hérité d’importantes archives personnelles (journaux intimes, correspondances, photographies, etc.) conservées religieusement par sa mère. Des milliers de pages minutieusement classées, de quoi faire rêver n’importe quel biographe !

Juriste international franco-britannique spécialisé dans les crimes de guerre, Philippe Sands procède autrement. Il aborde cette abondante documentation à la manière d’un juge d’instruction devant une énigme : de quoi est mort Otto von Wächter, criminel de guerre en fuite sous un faux nom, à l’hôpital Santo Spirito de Rome, en juillet 1949 ? Dans Retour à Lemberg, son livre précédent, il enquêtait sur les destins de deux grands juristes également originaires de Lemberg (Lviv). Son investigation révélait en particulier comment deux notions juridiques – « le crime contre l’humanité » forgé par Hertsch Lauterpacht et « le génocide » défini par Raphael Lemkin – avaient été opposées dans les coulisses du procès de Nuremberg en 1945, pour ensuite être intégrées dans le droit international. Il avait également ému en racontant l’histoire de son grand-père, Léon Buchholz, qui avait grandi dans la même ville. Et, emporté par les coïncidences, il leur avait adjoint un quatrième personnage, le nazi Hans Frank, également juriste, avocat de Hitler, devenu le « gouverneur général » de la Pologne occupée et donc de Lemberg, condamné à Nuremberg et pendu pour avoir ordonné l’assassinat de millions d’êtres humains. Cette partie d’un livre par ailleurs remarquable, qui évoquait le grand criminel et la haine de son fils, Niklas Frank, nous avait paru la plus faible1.

Ici, au contraire, Sands évite la tentation d’une biographie psychologique. À partir de sa documentation, il mobilise une équipe d’investigation et des moyens considérables pour établir les faits et observer la manière dont s’est fabriqué un nazi ; il décrit les comportements de Wächter (goût du luxe et des honneurs, coureur de jupons, pilleur de biens juifs, responsable d’exécutions et de déportations des élites polonaises, formation et liquidations des ghettos juifs, exécutions d’otages, etc.) et consacre la moitié du livre à ses tentatives de fuite en 1945-1949. En cherchant à comprendre la mystérieuse mort de 1949, il met au jour les réseaux et complicités du côté du Vatican et des Alliés vainqueurs, c’est-à-dire la filière qui a aidé une partie des élites nazies à disparaître en se refaisant une virginité.

Avec ses sources, miroir à multiples facettes, Philippe Sands examine en plus, et c’est une grande qualité du livre, les mécanismes de justification de l’homme et de son entourage (sa femme et sa famille) à l’œuvre dès les années trente, et démontre comment, quels que soient les crimes perpétrés, la fidélité au nazisme a pu devenir inaltérable.

Il conduit un récit riche en rebondissements, d’une écriture vive, tendue par un suspens, et l’organise autour de quatre personnages. D’abord le narrateur en dialogue continu avec Horst Wächter, le fils que lui avait présenté Niklas Frank. Leurs deux pères étaient proches, et les fils se fréquentaient depuis leur enfance, à Lemberg, quand Otto Wächter était un des adjoints de Hans Frank. Le dialogue est d’emblée contradictoire : Sands accumule les preuves de l’implication du SS-Obergruppenführer dans des crimes de guerre tandis que Horst ne cesse de penser que « son père était un homme convenable, un optimiste qui tentait de faire le bien, mais qui s’était trouvé pris dans les horreurs commises par d’autres » (p. 34). Doit-on discuter un tel déni ? L’auteur le croit, et son échange avec Horst, parfois interrompu par une fâcherie, devient un des moteurs du livre et le révélateur efficace de l’univers fantasmagorique dans lequel vivaient ces criminels et leurs familles. Malgré ses désaccords, note Sands, Horst a besoin de cette relation, pour lui-même. D’ailleurs deux autres personnages encadrent le récit : l’autre fils, Niklas Frank, qui finit par se brouiller avec son ami d’enfance, et Charlotte Wächter, la mère décédée en 1985. Sands les fait parler soit en organisant des rencontres entre les deux fils de nazis, soit en citant abondamment le journal intime et la correspondance conservée par Charlotte.

Le croisement de ces quatre regards– Sands, Horst, Niklas et Charlotte – sur l’action d’un homme et une époque donne un livre passionnant, dense, extrêmement précis (parfois trop), sous-tendu par le rythme et la tension d’une enquête. On découvre, par exemple, l’incontestable responsabilité de Wächter dans l’organisation du putsch manqué des nazis autrichiens en 1934. Il fuit en Allemagne après avoir été condamné,

abandonne sa femme et ses enfants à Vienne. « J’aime ce que tu fais », lui écrit Charlotte (p. 66). Elle finit par le rejoindre et par adhérer au parti nazi. Elle s’installe dans un château ayant appartenu à une riche famille juive, qu’elle pillera à son départ. Toute sa vie durant elle a conservé des tableaux, vaisselles et vases de prix de ce château, que son fils finit par rendre tardivement. Elle est à Vienne le jour de l’Anschluss, elle est aux premières loges avec son mari qui revient par la grande porte, et elle décrit dans son journal ses pâmoisons lorsqu’elle se trouve à quelques mètres d’Hitler, ou lorsqu’elle rencontre Hans Frank qui la trouble et la séduit physiquement.

À plusieurs reprises, Philippe Sands décrit les tensions entre les deux fils de nazis qui l’accompagnent dans son enquête. À Londres, en 2014, il organise une rencontre publique devant un auditoire nombreux, pour les besoins d’un film documentaire, et la conversation tourne au vinaigre2. Lorsque sont abordées les déportations des Juifs vers Bełżec, Horst affirme que son père n’était pas coupable des horreurs commises étant donné sa « personnalité intègre ». Niklas Frank, rapporte Sands, « réagit vivement : “Tu m’as dit un jour que je devrais faire la paix avec mon père”, déclara-t-il à Horst, “je suis en paix avec mon père car j’ai reconnu ses crimes”. Pause. “Et toi tu te bats contre quoi ? Les documents incriminent aussi ton père”. Pause. “Je suis désolé mon cher ami.” » Il faut voir ce film et écouter la réponse reproduite par Sands : « “Je considère la structure de toute cette destruction des Juifs autrement que vous”, répondit Horst, “confortablement installé dans son fauteuil.” “À Lemberg, après Vienne et Cracovie, mon père a pu être indépendant et proche des Ukrainiens. Il voulait faire quelque chose de positif dans cette province autrefois autrichienne.” » (p. 89) Un « positif » qui fâche définitivement les deux amis lorsqu’ils se rendent en 2014 en Ukraine à une commémoration de la Division SS Galicia, fondée par Wächter, avec des volontaires ukrainiens. Ils sont accueillis par des vétérans de la dite division et des militants de l’extrême droite ukrainienne, qui ne cessent de louer un Otto Wächter « bon et intègre ». Son fils rayonne et conclut devant tout le monde : « À partir de maintenant personne ne dira plus de mon père que c’est un criminel, pas en ma présence. » Ce voyage sépare les deux fils, et Niklas conclut par cette sentence : « Maintenant je dirais que [Horst] est un véritable nazi. » (p. 144)

Le fils Wächter, remarque Sands, est moins attaché à son père qu’il a peu connu, qu’à sa mère Charlotte, et à l’image qu’elle cultivait de son Otto. Elle a entretenu religieusement le culte de son époux qui, pourtant, la délaissait et la trompait. Horst « se souvenait qu’elle devenait “très énervée”, lorsqu’elle lisait les critiques concernant [Otto]. Les histoires qui affirmaient sa responsabilité dans la mort des Juifs l’agaçaient ainsi grandement. “C’est impossible, disait-elle. C’est faux, c’est un mensonge.” » (p. 257) Or, confronté aux recherches historiques, son journal est truffé de mensonges et d’omissions. Que ce soit sur la mise en œuvre des lois antijuives, la terreur contre les élites polonaises (Wächter est responsable de la fameuse arrestation des professeurs de l’Université de Cracovie en 1939 et de l’exécution publique de 50 Polonais à Bochnia près de Cracovie le 18 décembre 1939 – Sands trouve une photo qui le prouve), sur la formation des ghettos de Cracovie et Lwów, la construction du camp de Janowska et du centre de mise à mort à Bełżec fin 1941. Wächter dit à Frank, quelques jours après une réunion au château de Wawel à Cracovie, le 16 décembre 1941, réunion qui a préparé « l’élimination totale des Juifs » selon l’expression de Frank, et à laquelle il avait participé : « travailler loyalement pour votre projet dans la nouvelle année me procurera une grande joie et une fière satisfaction. » (p. 118) Ce fut l’année des Grosse Aktion qui conduisirent des millions de Juifs à la mort !

Charlotte sait à quoi s’en tenir. Lorsque l’Armée rouge approche de Lwów, on lui enjoint de partir si elle tient à la vie, et Otto est nommé par Himmler en Italie. Il devient « l’homme de liaison entre Hitler et la république de Salò ». Mais, le « Reich de mille ans » meurt trop tôt, note Charlotte dans son journal. Les Polonais cherchent son mari pour le juger de crimes de masse. Elle doit se réfugier dans une maison familiale en Autriche avec ses enfants et son butin d’œuvres volées. Le SS-Obergruppenführer disparaît, se cache ; il figure sur la liste des principaux dignitaires nazis recherchés par les Alliés. Il passe des mois dans une hutte des Alpes italiennes. Pris en charge par de mystérieux amis, il se retire dans un monastère, entretient des contacts, se baigne dans un lac, marche et rencontre de temps en temps Charlotte qui l’informe et le soutient, jusqu’au jour où il tombe subitement malade et meurt d’une fièvre imprévue. Est-ce un empoisonnement ? Son fils et Charlotte en sont persuadés.

Philippe Sands veut éclaircir l’affaire, et y parvient. Il passe au crible tous les contacts de Wächter, reconstitue minutieusement son trajet, ses rencontres durant les quatre années de sa cavale, vie cachée et traque. Et fait apparaître une filière, avec des évêques, des vieux camarades dont certains sont déjà sous contrôle de la CIA ou du KGB, des policiers italiens et une multitude de « bonnes volontés » plus ou moins corrompues. Sur fond de guerre froide naissante, les cadres nazis sont devenus des proies utiles, ils disposent d’excellentes compétences pour lutter contre le communisme, ce qui « a conduit des chasseurs de nazis à devenir des recruteurs, et a engendré une alliance improbable d’ecclésiastiques, d’espions, de fascistes et d’Américains » (p. 332). Sands cite en particulier l’évêque Hudal, national-socialiste de conviction, proche de Pie XII, qui, à la tête de la Commission pontificale d’assistance aux réfugiés, exfiltra vers l’Amérique latine des personnages comme Stangl (commandant de Bełżec, puis de Treblinka), Eichmann ou Mengele. C’était un ami de la famille de Charlotte et un obligé d’Otto, et il est probable qu’il préparait un départ pour l’Argentine, Wächter était en train d’établir les papiers d’identité nécessaire lorsqu’il mourut.

Ainsi le livre de Philippe Sands, en combinant les méthodes d’investigation d’un juge d’instruction avec celle d’un historien, fait plus que reconstituer l’existence d’un nazi. Sa carrière et ses promotions, son efficacité et son charme au milieu de l’horreur, sa manière de dire ou de ne pas dire, d’entretenir des réseaux, et sa déchéance jusqu’à sa mort lamentable témoignent du fonctionnement de la machine nazie, forte d’hommes et de femmes convaincus par le discours délirant de leur Führer. Une machine qui, avant de les emporter dans son désastre, a permis à ces personnages de s’épanouir, de conquérir, de gouverner et d’éliminer. Et qui, s’enrayant dans la défaite, a offert certains de ses meilleurs cadres à l’ennemi d’hier. ❚

La filière de Philippe Sands, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Paris, Albin Michel, 2020, 490 p.

1 Philippe Sands, Retour à Lemberg, trad. de l’anglais par Astrid von Busekist, Albin Michel, 2017, 540 p. Voir notre compte rendu in Mémoires en jeu, n° 6, mars 2018, p.138 sq.

2 What Our Fathers Did: A Nazi Legacy, 2015, où l’on suit cette rencontre ; le film est disponible sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=07X5MMgTJU4