L’histoire vécue. Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler de Jérôme Prieur

Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 07.04.2020

Été 1939. Gordon Allport, Sydney B. Fay et Edward Y. Hartshorne, trois pro- fesseurs de l’Université de Harvard aux États-Unis lancent une grande enquête auprès de toutes celles et  de tous ceux qui ont fui l’Allemagne devenue nazie pour savoir ce qui les a déterminés à quitter leur pays. Ils cherchaient ainsi à répondre à une autre enquête initiée, elle, par l’université rivale de Columbia qui avait posé la question suivante : comment devient-on national-socialiste ? Cette dernière démarche avait été fort bien reçue par le régime nazi en ce qu’elle servait parfaitement sa propagande. C’est pourquoi les trois chercheurs avaient cherché à montrer à l’opinion américaine, en particulier, et au pays de Charles Lindbergh, en général, que le nouveau régime allemand était en fait d’une brutalité inouïe, au point de conduire de nombreux ressortissants à l’exil. Or ces Allemands qui font le choix du départ viennent de tous horizons. Ils sont juifs croyants ou pas, mais aussi de confession catholique, protestante, ou sans appartenance communautaire. Ce sont des hommes ou des femmes exerçant des professions dans l’enseignement, la justice ou la santé… Elle est actrice ou secrétaire, il est pédiatre ou ouvrier. Tous ont pour point commun de ne pas reconnaître le pays qui les a vus grandir, tous sont horrifiés par cette servilité enthousiaste qui semble gagner l’ensemble de la population et qui les prive de tout avenir.

Ce sont ces voix que l’écrivain et documentariste Jérôme Prieur fait entendre avec son film. Mais en quoi un film peut-il être au service de ces voix ? Les deux parties de 52 minutes, « La conquête du pouvoir » et « La mise au pas », constituent une brillante démonstration de l’interaction possible entre des textes et des images a priori non synchronisés en même temps qu’un implacable réquisitoire contre l’ordre nazi naissant.

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LES IMAGES COMME ÉCHOS VISUELS

Les premières images font voir des arbres ployer sous le vent puis des pigeons picorer sur une place ; les dernières, des navires voguant sur l’océan. La séquence finale offre au spectateur la baie de New York comme pour marquer le point d’arrivée de nombre de migrants allemands et le point de départ de l’enquête à l’origine du film. Entre-temps, qu’aurons-nous vu ? Une population balayée par le vent des événements, des opportunistes de tous bords picorer les miettes distribuées par un nouveau régime au mépris des libertés collectives fonda- mentales. Ne restent plus alors que des individus fracassés, condamnés à l’exil (notamment transatlantique), dont les noms sont rappelés et les parcours relatés au moment du générique final.

Le travail de Jérôme Prieur a donc d’abord consisté à s’approprier une vaste documentation, celle des 281 réponses à l’enquête de Harvard. Ces réponses proviennent du monde entier, elles sont en général dactylographiées et certaines sont fortes de plusieurs centaines de pages (pour un total d’environ 20 000 pages). Toutes ont pour sujet « Ma vie en Allemagne avant et après le 30 janvier 1933 », date de l’accession de Hitler au poste de chancelier. Chaque contributeur commence par se présenter en indiquant son âge, ses origines, sa profession ou son statut. Puis il fait le récit de ce qu’il a vécu de façon intime et quotidienne dans l’Allemagne des années trente. Les passages choisis visent à faire comprendre de l’intérieur le basculement de tout un pays. Et force est de reconnaître que la lecture-interprétation d’Ute Lemper dans la version française vibre d’une émotion toujours contenue qui sait prendre les accents, selon les moments, de la désolation ou de l’ironie.

Mais alors que montrer au spectateur pour accompagner la lecture de ces morceaux choisis ? Il y a bien sûr les images des documents eux-mêmes où des pages noircies matérialisent les existences et constituent leurs traces de vie. Mais il y a surtout toutes les images filmées par des amateurs en Allemagne durant ces mêmes années trente et qui constituent la matière du film en tant que tel. Ces images ne visent surtout pas à illustrer ce qui est dit mais à offrir un point de vue complémentaire et pleinement signifiant. C’est incontestablement le tour de force du film de Jérôme Prieur que de montrer des images et de faire entendre des discours qui soient concordants tout en étant différents. Le meilleur exemple est certainement cette séquence qui arrive au terme du premier quart d’heure de la première partie où Edmund Heilpern évoque le premier nazi qu’il rencontre : Albert, un jeune homme de dix-neuf ans, membre du NSDAP. Un jeune homme tout à fait ordinaire que rien ne distingue particulièrement. Mais la force de cette séquence vient du fait que si le texte pose explicitement la question de savoir à quoi ressemble un nazi, les images répondent subtilement à une autre question concomitante qui est de savoir comment on façonne un nazi. Le spectateur assiste en effet à la fabrication d’une figure grotesque à partir d’une argile malaxée et pétrie. En deux minutes à peine, la séquence fait comprendre au spectateur comment le nazisme vide les esprits et réduit les individus à néant par un formatage grossier d’un simplisme extrême. Ce principe de convergence entre ce qui est dit et ce qui est montré structure remarquablement l’ensemble du film, comme lorsqu’il est question de la presse clandestine d’opposition circulant confidentiellement alors que l’on voit des plans de cours d’immeubles et de locataires faisant leur toilette ou aérant leur lit. Ou encore, à la fin de la première partie, ce passage évoquant le phénomène de falsification de soi où l’on renie ce qu’on a pu dire ou être pour fusionner avec l’idéologie dominante tandis que des images montrent des passants faisant le salut nazi devant un monument aux morts.

Cette disparition de l’individu et de son autonomie, au cœur du propos de Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler, culmine avec l’assassinat de la petite Elga, la fille d’un médecin juif, dans la cour de son école par ses camarades. L’individu ne s’appartient plus et on explique aux enfants qu’ils doivent tout à l’État. Cette allégeance radicale à l’État atrophie évidemment les intelligences et rend caduque toute véritable instruction. Commentant les grandes parades nazies, Rudolf von Linauer parle d’« hypnose de masse ».

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UN REGARD SUR L’HISTOIRE

C’est sur un espace individuel, écrasé par les nazis, que s’appuie Jérôme Prieur. Et c’est à ce même espace individuel que les trois professeurs de Harvard veulent donner la parole. La compréhension de l’histoire se fait aussi de l’intérieur par le biais de simples témoins qui n’aspiraient qu’à vivre une vie tranquille et dont le sort fut bouleversé par des événements contre lesquels ils ne pouvaient rien. En tant que film documentaire d’histoire, le travail de Jérôme Prieur est proche de celui d’un réalisateur comme Ken Burns qui prend soin d’articuler les « vies minuscules » aux aléas de l’histoire. Ce regard sur l’histoire est aussi le fruit d’une conception raisonnée de l’histoire. Ceux qui la subissent ont aussi part à son édification : on apprend la nomination de Hitler au poste de chancelier à la sortie d’un cinéma, l’incendie du Reichstag est commenté chez le laitier. À ce titre, Prieur ne recourt pas, intentionnellement, au docufiction, devenu un canon cinématographique, nous épargnant ainsi le jeu d’acteurs qui se font passer pour ceux qui ont vraiment vécu les événements entre deux séquences d’archives qui attesteraient de leur authenticité.

Cette conception est évidemment celle de la micro-histoire telle que l’a développée notamment Carlo Ginzburg. La démarche est d’autant plus pertinente pour Jérôme Prieur que ce regard implique une réciprocité. Il ne s’agit pas simplement de regarder l’histoire qui s’est faite, il faut aussi acter un point de vue sur ce qui advient pour que nous soyons collectivement à la hauteur des témoignages individuels du passé. Ce que nous vivons aujourd’hui se mesure à l’aune de ce qui a été vécu autrefois. C’est qu’en vérité le passé ne passe jamais vraiment, car à hauteur d’individu, ce sont les mêmes aspirations, les mêmes lâchetés et les mêmes bravoures qui entraînent les abandons ou les résiliences collectives.

 Jérôme Prieur, 2018, Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler, documentaire, Arte France, Roche production, 2 x 52 min.