L’homme de la cave de Philippe Le Guay : les nouveaux carnets du sous-sol

Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 15.01.2023

Les caves ne servent pas qu’à conserver le bon vin. Elles peuvent aussi servir de cachettes. Par exemple pour le personnage de Lucas Steiner, joué par Heinz Bennent, dans Le Dernier Métro (1980) de François Truffaut. Or le vin, c’est la passion de Simon Sandberg (Jérémie Rénier) dans le film de Philippe Le Guay L’Homme de la cave, sorti sur les écrans à l’automne 2021 désormais disponible en DVD et en ligne, dans lequel un des personnages s’appelle aussi Luka Steiner. Il s’agit d’un avocat, ami de jeunesse de Simon, qui va tenter de l’aider à régler son problème. Mais si ce problème a un nom et un visage, il renvoie en fait à un phénomène protéiforme qui concerne l’ensemble de la société.

Simon Sandberg est architecte. Il vit avec sa femme Hélène (Bérénice Béjo) et leur fille Justine (Victoria Eber) dans un bel appartement. Hélène travaille dans un laboratoire d’analyse médicale et Justine est lycéenne. Simon est Juif tandis qu’Hélène est catholique. Ils décident un jour de vendre leur cave pour financer les travaux de réfection de leur cuisine. Un acheteur se présente. C’est un homme d’allure respectable. « Il a l’air très calme et il cherche un endroit pour poser ses affaires », dit Simon à Hélène et à Justine au début du film. Mais loin de se contenter d’entreposer ses affaires (notamment celles de sa mère morte peu avant), cet homme s’installe dans la cave pour y vivre. On apprendra vite (à la fin du premier quart du film) que la mère de ce dernier est morte dix ans auparavant, et que lui, professeur d’histoire en lycée, a été radié de l’Éducation nationale pour négationnisme. Il se nomme Jacques Fonzic.

« Poser des questions »

La révélation de qui est véritablement Fonzic intervient donc assez tôt dans un film dont l’essentiel ne sera pas seulement consacré aux moyens de se débarrasser d’un importun mais surtout à mesurer les effets délétères de sa présence.

Comment récupérer la cave, comment casser la vente et ce, alors même que l’acte de vente notarié n’a pas été signé ? C’est que la loi française stipule, et Fonzic ne manque pas de le faire valoir, qu’à partir du moment où il y a accord sur la chose et sur le prix, la vente est conclue. Or Simon a commis une triple faute : il a signé un accord de vente, il a encaissé le chèque remis par Fonzic et il a donné les clés de la cave. Trois avocats vont ainsi se succéder pour tenter de casser la vente et expulser Fonzic. Chacun adoptera une stratégie différente. Le premier s’efforcera d’attaquer la légalité de la transaction, la seconde privilégiera l’angle de l’antisémitisme et de l’activisme de Fonzic tandis que le troisième (Luka Steiner) va chercher à construire sa plaidoirie sur le détournement du lieu (une cave n’est pas un lieu d’habitation).

Mais même si l’approche juridique de chaque avocat est différente, chacun est évidemment parfaitement conscient de la personnalité de Fonzic. Aussi leurs discours mettent-ils en évidence le fonctionnement d’un système auquel Fonzic est rattaché. C’est particulièrement le deuxième avocat, une femme, qui décortique le mieux la stratégie de victimisation de Fonzic et la façon insidieuse, et même perverse, de distiller la peur chez Simon en l’abreuvant quotidiennement de courriels.

Mais Fonzic va aussi s’en prendre à Hélène à qui il va essayer de parler car avec elle, « on peut s’entendre ». Sous-entendu, elle n’est pas Juive comme son mari. Cependant, Hélène se montrera inflexible envers Fonzic et ne transigera jamais. Mieux même, elle va essayer d’aller plus loin en s’efforçant de comprendre la mécanique d’une logique qui s’apparente à une forme de complotisme. Elle consulte le blog de Fonzic et se procure des ouvrages. Alors que Simon taxe les propos de Fonzic de délires et d’aberrations, Hélène veut comprendre la logique d’une pensée dévoyée. La scène de confrontation entre les deux époux à ce propos est l’occasion d’un aperçu de la rhétorique de Fonzic avec le recours massif aux guillemets ou à l’adverbe « soi-disant » pour minorer voire ruiner le crédit de la parole des témoins de la Shoah lorsqu’il pointe, par exemple, une possible contradiction chronologique.

C’est que l’installation du doute est l’arme préférée de Fonzic et c’est aussi pourquoi, sa véritable cible, c’est Justine, la fille de Simon et Hélène. La relation de Justine à Fonzic est ambivalente : elle le rejette violemment dans un premier temps avant de céder à une forme d’attirance lorsqu’elle constate le pouvoir corrosif du négationniste sur le couple formé par ses parents. Fonzic agit par petites touches. Il parle d’abord à Justine du massacre des Indiens d’Amérique du Nord en avançant le chiffre de douze millions de morts : « personne n’en parle », assène-t-il. Il faut comprendre : c’est deux fois plus que le chiffre de six millions de Juifs tués pendant la Seconde Guerre mondiale et pourtant ces deux génocides ne bénéficient pas du même traitement dans l’historiographie ou les médias. Justine n’en est certes pas encore là dans son cheminement mais elle retrouve ce chiffre sur internet. Le but est évidemment que Justine en vienne à se poser la question de cette différence de traitement. Or poser des questions, c’est l’argument récurrent de Fonzic, son fonds de commerce. C’est ainsi qu’il se justifie, il ne fait que « poser des questions ». Ce faisant, il revendique une démarche de chercheur, l’attitude d’un homme qui, en esprit libre, ne se contente pas des vérités officielles.

© Caroline Bottaro

Mais cet argument, d’autant plus fallacieux qu’il semble a priori inattaquable, n’est pas seulement le bouclier de Fonzic, c’est aussi son épée. En effet, en invitant les autres, ses élèves ou Justine, à penser par eux-mêmes, il les jette en pâture à tous les « esprits libres » complotistes ou négationnistes et les plonge dans l’acide d’un doute structurel qui devient un vice de pensée. Comment se prémunir face à une telle hypocrisie intellectuelle ? Hélène montre la voie : elle demeure infaillible moralement et exigeante intellectuellement. Mais pour une lycéenne qui en pince pour son cousin, qui souffre de l’image qu’elle renvoie avec son appareil dentaire et qui se confronte à ses parents, c’est plus difficile et Fonzic, lui, a parfaitement compris à qui il a affaire. Il se montre perpétuellement attentif et bienveillant tout en surjouant la victime. De telle sorte que Justine, lorsqu’elle s’adresse à Fonzic va passer du « tu » au « vous ». Finalement, c’est une réplique de la jeune fille qui défend Fonzic face à son père qui va provoquer le dénouement.

La famille Sandberg : une montagne de sable ?

L’évolution du personnage de Simon n’est pas inintéressante. Il semble de prime abord un peu inconsistant, cultivant une forme de bonté qui confine à la naïveté. Ses rapports sociaux sont empreints d’une forme de superficialité et même, d’une certaine légèreté. Et ce, que ce soit avec sa famille, avec ses voisins ou avec Fonzic avec qui il se montre très conciliant. La visite de la cave, qui est la séquence d’ouverture du film, et la négociation qui s’en suit en sont un bon exemple. Simon dira plus tard à son frère que l’acheteur de la cave « a négocié ». En guise de négociation, c’est une discussion très brève en remontant les escaliers pour regagner la cour de l’immeuble. Simon laisse ensuite les clés à Fonzic avec l’autorisation d’entreposer ses affaires dans la cave avant la signature de l’acte notarié. C’est juste avant cette officialisation que Simon s’inquiète de savoir à qui il a affaire et lorsqu’il prend la mesure de ce qui est en train de se passer et de ce qu’il a fait, il est trop tard. Fonzic a beau jeu de lui rappeler au moment de la signature, avortée, de l’acte notarié : « Les choses, elles ont des conséquences ». Oui, Simon est inconséquent, pensant que tout peut toujours s’arranger, que la réalité est souple et malléable. Il va ainsi faire l’expérience d’un temps présent qui, loin d’être une réinvention permanente, est informé par le passé.

© Caroline Bottaro

Or le spectateur apprend de la bouche de Simon (toujours lors de cette séquence d’ouverture) qu’il est passionné par le vin et qu’il est architecte. Ces deux caractéristiques présentent l’intérêt d’inscrire le personnage dans un rapport au temps permettant de problématiser la personnalité de Simon. En effet, le vin, c’est le passé et le temps long, le résultat d’un processus ; l’architecture, c’est l’avenir avec l’anticipation et la projection de ce qui va advenir, c’est à proprement parler une construction. Entre les deux, Simon semble flotter au présent en refusant d’être, selon ses dires, « bloqué dans le passé ». À ce moment-là du film, cela signifie ne pas se reconnaître comme Juif, ne pas s’identifier à l’histoire de sa famille. Ce que lui reproche amèrement David, son frère aîné, pour qui Simon ne prend pas assez sa judéité à cœur. Simon est un grain de sable vagabond qui s’est émancipé de la montagne des Sandberg. Mais si le sable peut être une allégorie de la communauté, c’est aussi une allégorie de la mémoire qui doit se sédimenter pour exister. Simon se rappellera alors que cette cave qu’il a vendue à un négationniste a une histoire. C’est en effet dans cette même cave que son oncle Samuel s’était caché durant la guerre avant d’être arrêté, déporté et assassiné à Auschwitz en 1942. Ce qui signifie que Simon vit dans l’appartement de Samuel Sandberg.

Or le film achoppe, non pas sur la mémoire juive en elle-même, mais sur sa contemporanéité, sur ce qu’est être Juif en France aujourd’hui et sur la façon d’assumer l’histoire de la communauté à laquelle on appartient, de près ou de loin. Et cela, avec deux personnages, Hélène et David, l’épouse et le frère. Deux personnages qui, quelque part, infantilisent la communauté juive, la réduisent à une communauté incapable de penser sa propre histoire et d’en assumer la mémoire. Pourquoi ? Parce que d’une part, nous avons Hélène qui cherche à reconstituer les événements passés (notamment avec sa belle-mère) et à comprendre la logique négationniste présente en se documentant. Mais Hélène est catholique renvoyant ainsi les Juifs à une forme d’immaturité. L’autre Juif de cette histoire, c’est David dont l’impulsivité et l’agressivité, si elles contrastent avec Simon, en font une figure de l’hybris et du ressentiment. Il propose ainsi à Simon d’intimider Fonzic avec des hommes de main comme auraient pu le faire de vulgaires chemises brunes. La fin du film est à cet égard éloquente : alors que Simon a cédé à cette hybris, ruinant par là même tous les efforts légaux qui devaient aboutir à une expulsion de Fonzic, David l’étreint en susurrant « mon frère », signifiant implicitement : voilà comment doit réagir un bon Juif.

Le poison Fonzic

C’est là le seul vrai point faible d’un film pourtant réussi dont l’un des grands mérites est de présenter une déconstruction de la logique négationniste et complotiste. Pour cela, Philippe Le Guay a eu recours à François Cluzet pour incarner Fonzic. Choix d’autant plus heureux que l’acteur offre une palette de nuances dans l’interprétation d’un personnage digne d’un Tartuffe contemporain : tour à tour affable, mielleux, déterminé, pondéré, plaintif ; bref toujours manipulateur jusqu’à ce qu’éclate sa haine antisémite. Cluzet travaille l’aspect de son personnage pour en faire un homme respectable avec des cheveux gris et longs plaqués, une barbe drue, portant souvent un manteau serré et une chemise fermée jusqu’au col. Mais là où Cluzet est le plus impressionnant, c’est dans le jeu de sa voix et de sa diction. Il parle bas, sur un ton toujours pondéré et surtout, l’acteur parvient à trouver une vérité du personnage dans une diction légèrement traînante, comme s’il nous parlait à l’oreille. Mais si le film doit beaucoup à la présence de François Cluzet, il faut aussi souligner les choix du metteur en scène. Philippe Le Guay parvient à conférer au personnage de Jacques Fonzic une aura inquiétante quand bien même ce dernier n’apparaît pas à l’écran comme lors de ces travellings avant à mi-hauteur dans les allées des caves de l’immeuble pour suggérer un mal rampant et contaminant. Le Guay explique ainsi dans le dossier de presse s’être interdit d’épouser à quelque moment que ce soit le point de vue de Fonzic. Ce dernier est toujours vu par les autres protagonistes car la vérité narrative du film est moins dans Fonzic lui-même que dans la réaction des autres à son contact. Fonzic est l’astre noir autour duquel tournent tous les autres personnages. Les plans d’ouverture et de clôture sont à cet égard d’une remarquable efficacité. Le premier est un intérieur sombre percé d’un rai de lumière où l’on voit des affaires s’accumuler. C’est évidemment l’intérieur de la cave, des voix se font entendre en hors-champ, une porte qu’on entend être déverrouillée et une lumière qui s’allume et l’on découvre Simon et Fonzic. L’ultime plan est un extérieur, un travelling avant dans la cour de l’immeuble avec une caméra qui se rapproche de l’endroit où se terre Fonzic qui semble avoir pris racine.

Double communauté

L’intelligence du film est là : dans sa capacité à proposer une histoire pour confronter le spectateur à la réalité d’un négationnisme effectif. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas simplement de montrer une posture singulière qui viserait à relativiser, voire nier, le déroulement d’un événement passé (la Shoah) mais d’insister sur une dérive collective contemporaine avec des repères sociaux et moraux rongés par l’acide d’un doute qui serait légitimé par un questionnement critique (« poser des questions »).

Une double communauté se voit rongée par ce mal : la famille Sandberg et la copropriété. Or les deux sont intimement liées puisque l’appartement où vit Simon ne lui appartient pas mais appartient aussi à sa mère et à son frère. Aussi, lorsque Simon et Hélène décident de céder leur cave, Simon reverse la moitié de la somme perçue à son frère David. Autrement dit, le film est construit sur une intrication communautaire : Simon appartient à une famille qui elle-même fait partie de la copropriété. Mais cet ensemble n’est évidemment pas homogène face à Fonzic. La famille Sandberg aura tendance à se replier sur elle-même (exhumation de souvenirs de la mère avec Hélène, la belle-fille, ou agressivité du frère aîné) tandis que certains voisins se montreront perméables à la présence de Fonzic. La séquence la plus réussie du film est certainement la réunion de copropriété dont Simon a réussi à obtenir la convocation pour entamer une démarche d’expulsion de Fonzic. Non seulement, l’unanimité n’est pas au rendez-vous (« il ne me dérange pas ») mais Fonzic a pris soin de faire parvenir à tous les copropriétaires un document remettant en cause la légitimité des Sandberg en tant que possédants. De fait, ils avaient été expropriés pendant la guerre (peut-être au profit de celui qui aurait dénoncé Samuel Sandberg). On en vient alors à demander à Simon de produire… un acte de propriété. Les normes et les rôles sont inversés, la perversité négationniste a fait son œuvre : et si Fonzic avait raison ? Et si les Sandberg n’étaient pas les « vrais » propriétaires ?

Le phénomène de contamination à l’œuvre dans le film est symbolisé visuellement par une tache d’humidité qui se développe dans un angle du plafond de la salle de bains de Simon et Hélène. L’appartement du haut, d’où viendrait ce dégât des eaux, est occupé par monsieur Leroux, qui n’a pas l’air hostile aux « questions » posées par Fonzic. Est-ce ce dernier ou Leroux (ou quelqu’un d’autre) qui a inscrit « Juden » sur la porte de l’appartement de Simon et Hélène ?