Phénomènes d’écho. Antisémitisme, antisionisme et/ou mémoires.
Entretien avec Meïr Waintrater mené par Philippe Mesnard le 3 juillet 2018 à Paris

Paru le : 07.04.2020

Récentes victoires de partis populistes en Europe, et de par le monde, et accointances de ceux-ci avec les extrêmes droites, défenseurs invétérés de la « race blanche », appels chroniques à boycotter Israël, caricatures ou affiches antisémites à l’effigie d’Emmanuel Macron – avant qu’un mannequin à son nom ne soit quelques mois plus tard passé à la guillotine – ; alerte, comme une triste antienne, à l’émergence d’un « nouvel antisémitisme »… Comment expliquer cette actualité, alors que la mémoire du génocide des Juifs par les nazis et leurs collaborateurs durant la Seconde Guerre mondiale est devenue, en trente ans, un des piliers de la culture européenne contemporaine. Il était important de s’entretenir sur ces sujets avec Meïr Waintrater, ancien directeur de la revue juive L’Arche, président de la section française de JCall1 et membre de notre comité de rédaction.

Après tout le travail de mémoire qui a été fait depuis plus de vingt ans et la mobilisation de la machine institutionnelle, que penser de la montée de l’antisémitisme ? Y a-t-il un raté mémoriel ?

Meïr Waintrater : Dans Le Monde daté du 21 juin 2003, un article consacré à une conférence internationale sur l’antisémitisme était illustré par un dessin de Pessin mettant en scène un dialogue entre deux hommes. L’un des deux hommes dit : « L’antisémitisme revient ! », et l’autre lui répond : « Je savais même pas qu’il était parti ». Le dessin n’était pas seulement drôle ; il était juste. En effet, l’antisémitisme, comme le Chat du Cheshire chez Lewis Carroll, apparaît ou disparaît sans que nous sachions pourquoi. Ne cessant de changer, tant dans ses modalités que dans l’identité de ses acteurs, il nous prend toujours au dépourvu.

Nous disons couramment « l’antisémitisme », comme s’il s’agissait d’un phénomène homogène. Or il n’en est rien. On ne peut pas parler d’un antisémitisme unique, ni même de plusieurs « antisémitismes » concurrents. L’antisémitisme est plutôt une galaxie, composée d’actes (discriminations, agressions, massacres, etc.) et de discours (stéréotypes, mythes, idéologies, etc.) reliés les uns aux autres par des liens plus ou moins forts et en perpétuelle transformation.

Dans la période récente, on a surtout mis l’accent sur les agressions antisémites les plus meurtrières, qui ont été commises par des hommes aux profils apparemment. bien définis : l’auteur du massacre à la synagogue de Pittsburgh (onze morts, octobre 2018) était engagé à l’extrême droite ; l’auteur du massacre à l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse (quatre morts, mars 2012) et l’auteur du massacre au magasin Hyper Cacher de Paris (quatre morts, janvier 2015) appartenaient à des mouvances islamistes.

Nous ne disposons pas de données aussi précises pour les auteurs de l’ensemble des agressions antisémites. Mais nous savons qu’en France, sur la totalité des actions violentes à caractère raciste enregistrées en 2017 par le ministère de l’Intérieur, 38% visaient des Juifs. Le pourcentage des victimes juives est donc très supérieur, non seulement à la part des Juifs dans la population globale, mais aussi à leur part dans la sous-population formée des victimes potentielles du racisme. Cette polarisation de la violence raciste sur les Juifs, que l’on retrouve dans d’autres pays occidentaux, est constante depuis le début des années 2000. Or les années 2000 sont marquées par la diffusion massive des discours conspirationnistes, et l’histoire de l’antisémitisme nous enseigne que les deux phénomènes sont étroitement liés.

Les discours conspirationnistes antisémites contemporains sont issus, plus ou moins directement, des Protocoles des Sages de Sion (un faux rédigé en 1901 sur commande de la police tsariste, et largement diffusé hors de Russie à partir de 1920). Reformulant les vieux stéréotypes attribuant aux Juifs une « mauvaise nature », les Protocoles sont censés être le compte rendu d’une réunion secrète où les dirigeants du judaïsme universel détaillent leur complot visant à s’assurer la domination du monde. Ce pamphlet indigent2 forme aujourd’hui encore la base du conspirationnisme antisémite. Dûment « relooké », le contenu des Protocoles est devenu un produit de grande consommation, disponible dans tous les supermarchés virtuels de la médiasphère. Chacun peut en intégrer les éléments à son propre discours politique ; les discours ainsi nourris d’éléments antisémites demeurent distincts, et cependant ils ont un air de famille. Les images répulsives de Soros et Rothschild y jouent un rôle important : plutôt Soros lorsque l’on penche à droite, plutôt Rothschild lorsque l’on penche à gauche, et très souvent les deux en même temps.

Un meilleur travail mémoriel aurait-il permis d’édifier une digue face à l’antisémitisme ? Je n’en suis pas certain. On ne fait pas évoluer les esprits avec quelques bonnes paroles, et l’argument mémoriel est d’une efficacité limitée. Cela tient, en premier lieu, à la nature cyclique du travail de mémoire pour les événements dans lesquels une collectivité a été impliquée. Chaque génération doit redécouvrir, à son tour, les phases classiques de l’ignorance, de l’apprentissage, de la sidération, de la reconnaissance, du refus (« on veut nous culpabiliser ») et de la dénégation. Pour les personnes et les organismes qui en assument la charge, le travail de mémoire est un travail de Sisyphe.

S’agissant du rapport à l’antisémitisme, quelques événements extérieurs sont arrivés comme à point nommé pour désamorcer ce travail. L’Intifada palestinienne des années 2000 et sa répression par les autorités israéliennes ont joué un tel rôle. Françoise Giroud écrivait en 2002, dans un article du Monde intitulé « Cette Shoah qui ne passe pas », que des gens ont saisi l’occasion des affrontements israélo-palestiniens pour « transformer la figure du Juif martyr en Juif bourreau », afin « d’évacuer cette culpabilité récurrente » et, par la même occasion, « libérer le petit fond d’antisémitisme que tout le monde trouve dans son berceau »3.

Là-dessus se greffe le discours conspirationniste, qui crée un mouvement de recul devant le travail de mémoire relatif aux persécutions antijuives : puisque rien de ce qui vient des Juifs ne doit être accepté pour vrai, les récits des victimes sont suspects. Bien que le négationnisme n’occupe à temps plein que quelques marginaux, il est omniprésent à l’arrière-plan du conspirationnisme antisémite. Ce dernier est, en quelque sorte, blindé contre le travail mémoriel, tout ce qui se rapporte à la mémoire juive étant associé, plus ou moins explicitement, à un mystérieux « lobby juif ». Dieudonné M’Bala M’Bala s’est vanté d’avoir déchiré, dans les livres de classe de ses enfants, les pages où il était question de la Shoah.

Le fameux antisionisme de gauche est-il un nouvel antisémitisme, ou un antisémitisme qui n’est plus étouffé par une sorte de censure morale ?

M. W. : Des gens pensent, de bonne foi, que l’antisionisme est la critique de la politique du gouvernement israélien. Si tel était le cas, il n’y aurait pas de problème car une telle critique est évidemment légitime. Mais on peut condamner la politique du gouvernement israélien sans avoir recours au vocabulaire antisioniste – et le fait est qu’à l’intérieur d’Israël et du monde juif, les critiques les plus virulentes du gouvernement israélien actuel sont exprimées par des gens qui se réclament du sionisme.

La plupart de ceux qui vitupèrent le sionisme ignorent de quoi il s’agit. Le mouvement sioniste, quand il est apparu en Europe à la fin du XIXe siècle, avait pour objectif de créer en Terre d’Israël (Palestine) un foyer national juif ou un État juif. Au-delà de cet objectif, le sionisme était composé d’un grand nombre d’organisations qui n’ont jamais eu en commun une « idéologie » au vrai sens du terme, et encore moins une ligne politique ou des modes d’action. La plupart des personnes qui se réclament actuellement du sionisme vivent cela comme un attachement au droit à l’existence de l’État d’Israël, avec souvent un brin de nostalgie pour les valeurs des Pères fondateurs (le texte de la Déclaration d’Indépendance, lue par David Ben-Gourion le 14 mai 1948, sert d’étendard à la gauche israélienne afin de défendre l’égalité civique entre Juifs et Arabes). Dans la réalité, un sioniste peut être religieux ou athée, de gauche ou de droite, partisan de l’annexion par Israël des territoires de Cisjordanie ou au contraire favorable à un retrait d’Israël de ces territoires dans le cadre d’un accord de paix avec un État palestinien.

On doit donc se demander à quoi servent, dans certains discours politiques, le mot « sionisme » et ses dérivés. Logiquement, ils ne servent à rien. Mais, en politique, rien n’est inutile. L’antisionisme sert à quelque chose, et c’est cela qu’il faut élucider.

La gauche n’a pas l’exclusivité de l’antisionisme. En fait, l’antisionisme est né à droite, et plus précisément à l’extrême droite. Le texte des Protocoles des Sages de Sion, qui est devenu la bible de l’antisémitisme du vingtième siècle, a été très tôt présenté dans ces milieux – sans doute à partir d’un article paru dans la revue jésuite La Civiltà Cattolica – comme le compte rendu secret du Congrès sioniste qui s’est tenu à Bâle en 1897. Les antisémites d’extrême droite ont ainsi été les premiers à présenter l’Organisation sioniste mondiale comme le centre d’une conspiration juive pour asservir l’humanité. Adolf Hitler affirmait déjà dans Mein Kampf que si le sionisme projette d’« édifier en Palestine un État juif », c’est parce que les Juifs veulent « y établir l’organisation centrale de leur entreprise4 ». Le discours antisioniste développé à partir de là désigne un double ennemi, ou plutôt un ennemi unique ayant un double visage : l’État d’Israël, incarnation de la malfaisance juive, et le sionisme, organisation centrale de l’internationale juive. Tantôt l’antisioniste s’en prend à l’État d’Israël et aux sionistes qui le soutiennent, tantôt il utilise le mot « sioniste » comme substitut commode au mot « juif »

Aujourd’hui, on ne peut pas parler sérieusement de l’« antisionisme de gauche » (il serait plus juste de dire : d’extrême gauche, et d’y ajouter divers courants qui ne relèvent pas de l’axe traditionnel gauche-droite) si l’on ignore l’antisionisme d’extrême droite. Les « éléments de langage » antisionistes créés par celui-ci ont acquis une existence autonome dans les médias et les réseaux sociaux, où ils sont offerts au grand public sans que leur origine politique soit clairement identifiée. L’adhésion d’une personne à un discours antisioniste diffusé par l’extrême gauche peut ainsi masquer – sciemment ou non – son adhésion à des thématiques provenant de l’extrême droite.

Il est vrai que l’extrême gauche communiste a été traditionnellement hostile au mouvement sioniste – à la différence de la gauche social-démocrate, plutôt favorable. Mais cela tenait moins à la problématique judéo-arabe en Palestine qu’à la réalité pluri-nationale est-européenne, où le sionisme était un des mouvements « nationalitaires » faisant concurrence au communisme dans les milieux populaires juifs. Et, en dépit de cette hostilité de principe, l’URSS joua un rôle décisif dans le processus international qui aboutit à la création d’un État juif ; elle fut ensuite le premier État à reconnaître de jure l’État d’Israël, et elle lui fit fournir des armes par son satellite tchécoslovaque.

Les relations israélo-soviétiques se refroidissent bientôt, pour des raisons tenant essentiellement à la politique internationale de l’URSS. Rien à voir, donc, avec le projet politique sioniste, lequel n’a pas changé depuis le soutien soviétique à la création d’Israël deux ou trois ans plus tôt. C’est à ce moment, cependant, que le discours antisioniste prend de l’ampleur en URSS, dans les « pays socialistes », et dans les partis communistes à travers le monde.

La dénonciation du sionisme a notamment pour cadre les grands procès, dont le plus célèbre est le procès de Prague (1952). Artur London, militant communiste de longue date, qui au terme de ce procès est condamné à la prison à perpétuité, racontera par la suite dans son livre L’Aveu comment se déroulent les interrogatoires : « Dès qu’un nom nouveau apparaît, les référents insistent pour savoir s’il ne s’agit pas d’un Juif. […] Mais chaque fois, le référent dans sa transcription remplace la désignation de Juif par celle de sioniste. “Nous sommes dans l’appareil de sécurité d’une Démocratie populaire. Le mot Juif est une injure. C’est pourquoi nous écrivons : ‘sioniste’.” Je lui fais remarquer que “sioniste” est un qualificatif politique. Il me répond que ce n’est pas vrai et que ce sont les ordres qu’il a reçus5. »

Dans cette procédure inquisitoriale, le sionisme revêt la forme d’une conspiration internationale dont tout individu d’origine juive est potentiellement un agent. L’antisionisme est ici clairement déconnecté de l’actualité proche-orientale. Le mot « sioniste » dissimule le mot « juif » – en d’autres termes : l’antisionisme dissimule l’antisémitisme. Le nouveau régime flatte ainsi les sentiments antisémites d’une partie de la population, et s’attire la sympathie des cadres qui aspirent à remplacer les cadres juifs éliminés. Ce schéma est reproduit dans divers procès en Europe de l’Est, puis lors de l’affaire des Blouses Blanches. La mort de Staline marque une pause, qui n’est que provisoire. Dans la Pologne de 1967-68, une épuration massive visera des Juifs, hier fervents communistes et soudain qualifiés de sionistes.

De nos jours, le discours antisioniste s’est apparemment repositionné au plan géopolitique, et il se présente d’abord comme une critique systématique de l’État d’Israël. Mais ce discours se distingue de la critique ordinaire que vous et moi pouvons exprimer sur la politique israélienne envers les Palestiniens. Là où nous pouvons dire que telle ou telle mesure prise par le gouvernement israélien est erronée, injuste, voire criminelle, on affirme que toute mesure prise par n’importe quel gouvernement israélien est nécessairement mauvaise, parce qu’elle reflète la mauvaise nature d’Israël. Ce passage du relatif à l’absolu correspond à un changement de vocabulaire. La critique d’Israël devient une dénonciation du « sionisme », le mot « sionisme » étant censé résumer tout ce qui rend Israël intrinsèquement haïssable. L’antisionisme ainsi conçu ne vise pas plus le sionisme que l’antisémitisme ne vise les sémites ; il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, d’une opération lexicale visant à faire passer une pulsion agressive pour un réflexe de défense.

Ceux qui se disent opposés au « sionisme » seraient-ils tous antisémites ? La vérité est bien plus complexe, et bien plus inquiétante. Les thématiques antijuives ne sont jamais aussi pernicieuses que lorsqu’elles sont véhiculées par des personnes qui, en toute sincérité, se croient immunisées contre ce fléau. Par le recours au mot « sionisme » (ou à ses dérivés, ou à ses substituts), la légitime critique d’Israël introduit dans un discours de gauche – ou prétendu tel – une dimension conspirationniste. Et le centre de la conspiration ainsi démasquée n’est pas à Jérusalem ou à Tel-Aviv : il se trouve dans les capitales occidentales. Le danger ne vient pas de l’État juif rêvé par Herzl et proclamé par Ben-Gourion, ni de l’Israël droitier dirigé par Begin, Sharon ou Netanyahou. Le danger vient des Juifs de Wall Street et de leurs agents dispersés sur les cinq continents.

La boucle est ainsi bouclée. L’antisionisme contemporain retrouve les accents de l’antisionisme des origines, une idéologie née quelque part entre Saint-Pétersbourg et Munich. Tapez dans Google les mots « sionisme » ou « sioniste », et vous verrez aussitôt apparaître en grand nombre des énoncés tels que « Barack Obama : une imposture du système sioniste », « Daech est une création sioniste » ou « Derrière chaque divorce, il y a un sioniste » (la dernière citation est de Yahia Gouasmi, président du Parti Antisioniste français). Cet antisionisme-là n’est ni de gauche ni de droite ; il mange à tous les râteliers idéologiques, car sa nourriture véritable est l’obsession conspirationniste.

Malgré sa plus grande visibilité, l’antisémitisme de gauche n’est-il pas politiquement « moins dangereux »  que celui d’extrême droite, dans la mesure où celle-ci a plus de possibilités d’accéder au pouvoir que celle-là ?

M. W. : Je ne crois pas que, dans un avenir prévisible, la question de l’antisémitisme se pose en termes d’accession au pouvoir d’un parti ouvertement antisémite – au sens où le parti nazi, ou le parti fasciste italien à partir de 1938, étaient antisémites. En revanche, la question se pose aujourd’hui en termes de diffusion de discours antijuifs, et de multiplication d’actes antijuifs, au sein de pays démocratiques.

Des préjugés envers les Juifs sont inscrits dans la plupart des héritages culturels. On peut ne pas être un antisémite à part entière, et adhérer en toute innocence à des thèmes antisémites que l’on a trouvés dans son milieu d’origine. C’est pourquoi une personne non engagée à l’extrême droite, ou même une personne habituellement sensible aux argumentaires marqués « à gauche », peut être réceptive à l’antisémitisme conspirationniste et à son frère jumeau, l’antisionisme.

Il n’est pas besoin d’un chef d’orchestre clandestin pour gérer la circulation des éléments ainsi véhiculés. Les pentes naturelles des réseaux sociaux suffisent à assurer leur ruissellement vers l’extrême gauche militante, vers les porteurs d’une idéologie « indigéniste », vers les altermondialistes et les pro-palestiniens, vers les islamistes et les « rougesbruns ». Ils n’y succombent pas tous, mais tous en sont frappés. À l’intérieur de chacun de ces courants s’opère une sorte de reconditionnement politique des produits importés, de sorte que les militants et les sympathisants s’y reconnaissent. On peut alors grapiller ici ou là, sans être trop regardant sur l’origine des paroles ou des images.

Le 17 novembre 2017 au soir, le compte Twitter de Gérard Filoche, membre du bureau national du Parti socialiste, relaie un photomontage représentant Emmanuel Macron, porteur d’un brassard de type nazi où la croix gammée est remplacée par le signe du dollar. Ce photomontage est apparu pour la première fois le 12 février 2017 sur « Égalité et Réconciliation », le site Internet du conspirationniste d’extrême droite Alain Soral. On y voit, derrière Macron, trois hommes dont on comprend qu’ils sont les véritables maîtres du jeu. Il s’agit de trois Juifs : Patrick Drahi, Jacob Rothschild et Jacques Attali. Des billets de banque, un drapeau américain et un drapeau israélien complètent le dispositif.

Dans la nuit du 17 au 18 novembre, les critiques dénonçant le caractère antisémite du photomontage sont d’abord rejetées. Puis M. Filoche retire l’image et tweete : « À l’examen, ce montage et sa source sont bad. Dès que j’ai su je l’ai retiré. Tout à fait désolé ! ». Confronté à l’ampleur du scandale, qui conduira à son exclusion du Parti socialiste, M. Filoche traite l’affaire comme une peccadille (« J’ai retiré ce message et je me suis excusé, c’était une connerie. Où est le problème ? »), proteste de la pureté de ses intentions, et dénonce une « cabale en meute » dont il serait victime.

Je ne ferai pas à Gérard Filoche l’injure de croire qu’il s’est lui-même rendu sur le site d’Alain Soral pour y pêcher l’objet du scandale. Et peut-être n’a-t-il pas vu, quand le photomontage lui est tombé sous les yeux, ce qui le rend évidemment antisémite : trois Juifs notoires, et un drapeau israélien. Mais la vraie question est ailleurs : par quelle voie ce photomontage lui est-il parvenu ? Quel est le fi l d’Ariane qui relie le compte Twitter de Gérard Filoche aux auteurs et aux diffuseurs d’un visuel relevant de l’antisémitisme le plus primaire ? Bien plus que le cas Filoche, ce qui doit nous inquiéter est le caractère ductile d’un message passant de l’extrême droite la plus virulente à une certaine gauche radicale. Pour un Filoche qui a été pris en flagrant délit et contraint de s’excuser, des milliers de militants relaient chaque jour des contenus de la même origine.

Il existe un antisémitisme de gauche et un antisémitisme de droite – tout comme il existe un antisémitisme chrétien, un antisémitisme musulman, etc. Chacun de ces antisémitismes a une coloration particulière provenant de la population qui lui est associée. Tous ont recours à des représentations issues d’un espace virtuel commun, où les principaux thèmes antisémites ont de longue date acquis suffisamment d’autonomie pour être utilisables par les uns ou les autres. L’auteur du massacre à la synagogue de Pittsburgh, un fanatique d’extrême droite nommé Robert Bowers, a écrit dans son profil Internet6 que « les Juifs sont les fils de Satan » ; Louis Farrakhan, le prophète de la secte afro-américaine « Nation of Islam », affirme avoir démasqué « le Juif satanique et la synagogue de Satan »7 ; chacun est persuadé que sa parole lui appartient en propre.

Au printemps 1993, le mouvement d’extrême droite GUD colle dans tout Paris des affiches portant un mot d’ordre provocateur : « À Paris comme à Gaza, Intifada ». Un document ultérieur, présenté comme l’histoire officieuse de ce mouvement, résumera ainsi la signification politique de l’affiche : la « défense des combattants palestiniens » et l’action du GUD relèvent « du même combat identitaire », à un moment où « côte à côte, les marxistes, les sionistes et les libéraux » sont « alliés contre les défenseurs de l’identité nationale8 ». Il ne s’agit donc pas d’une dérive tiers-mondiste du GUD, mais de l’intégration d’un discours « antisioniste » à un discours « identitaire ». Ce qu’est l’Intifada à Gaza, chacun le comprend plus ou moins. En quoi pourrait consister une « Intifada à Paris » ? Cela est laissé à l’imagination des gens qui ont vu les affi ches, et ils ne sont pas tous d’extrême droite.

La question de la paix est aussi un horizon de la mémoire telle qu’elle est conçue aujourd’hui – et, telle qu’elle est défendue aujourd’hui, comme un élément incontournable de la démocratie. Israël est un cas à part, menacé par des puissances qui souhaiteraient le détruire et gouverné par une équipe déplorable. À quelles conditions la mémoire, dans ce contexte ? À quelles conditions la paix ?

M. W. : On dit généralement qu’afi n d’aborder la question de la paix entre Israël et les Arabes palestiniens, il faut remonter à l’histoire des parties concernées. Une longue familiarité avec ce sujet m’a convaincu du contraire. Nous devons d’abord énoncer et faire accepter le fait fondamental que se trouvent en présence deux groupes de taille comparable, le peuple juif israélien et le peuple arabe palestinien, et que chacun de ces deux peuples a droit à l’indépendance, à la sécurité, à la paix.

Je rencontre tous les jours des personnes qui défendent les « droits inaliénables » de l’un des deux peuples et qui, dans le même temps, se lancent dans des eff orts extraordinaires pour nier l’existence du peuple d’en face. Que des gens qui sont immergés dans le conflit et qui en souffrent au quotidien soient portés à nier sinon l’existence de l’autre du moins sa légitimité, cela peut se comprendre ; l’expérience montre d’ailleurs qu’une telle dénégation, nourrie par des idéologies politico-religieuses, s’effrite souvent devant des perspectives de paix et de rencontre entre Israéliens et Palestiniens. Mais comment accepter que des individus qui vivent le conflit à distance, par procuration en quelque sorte, jouent les boutefeux et les pousse-au-crime ?

La légitimité de l’État israélien et la légitimité du futur État palestinien résultent toutes deux du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Palestiniens ont le droit d’être libérés de l’occupation israélienne et d’exercer leur souveraineté nationale dans un État indépendant et viable. Les Israéliens ont le droit de vivre en sécurité dans leur État, à l’abri des attentats terroristes et de la menace des armes de destruction massive. Il s’agit, dans les deux cas, de droits humains qui sont, par nature, non négociables. La négociation doit porter sur les conditions de leur mise en oeuvre. Le travail de mémoire – et il est essentiel, pour préserver les chances de l’avenir – ne peut s’exercer qu’à partir de là.

L’acceptation pleine et entière du principe « deux États pour deux peuples » implique d’abord que chacune des deux parties reconnaisse l’existence, non pas d’un Autre imaginaire, construit sur mesure pour justifier des fantasmes de vengeance ou de domination, mais d’un Autre bien réel, avec ses traditions, ses croyances et ses désirs propres ; on n’est pas contraint de l’aimer ni de le comprendre, mais on doit admettre qu’il est là et que l’avenir ne se construira pas sans lui. Cet Autre existe dans la réalité quotidienne, aussi violente soit-elle, plutôt que dans une mémoire commune. En effet, les Juifs israéliens comme les Arabes palestiniens ont des récits nationaux complexes où se mêlent histoire, culture, identité et religion, et qui sont parfois contradictoires.

Le Mur de Jérusalem offre un exemple d’une telle contradiction. Pour les historiens, il s’agit d’un élément de la muraille qui entourait le parvis du Temple, avant la destruction du Temple par l’armée romaine en l’an 70 de l’ère chrétienne. Pour les Juifs religieux, c’est un lieu de prière en tant que vestige du Temple (en hébreu, on l’appelle le Mur occidental et non le Mur des Lamentations). Pour les Musulmans, ce mur s’appelle El-Bourak, du nom de la monture sur laquelle Mahomet aurait fait un voyage nocturne de La Mecque à Jérusalem

Ces trois lectures ne sont pas inconciliables, et elles pourraient coexister dans un pays apaisé. Mais dans la Palestine de l’entre-deux-guerres contrôlée par la Grande-Bretagne, où les tensions intercommunautaires associaient nationalisme et religion, le Mur et le Temple ont été le sujet ou le prétexte d’attaques contre les Juifs, à l’instigation notamment du Grand Mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini. Ces attaques sanglantes – dont la plus connue est celle de 1929, qui fit 67 morts juifs dans la ville de Hébron – sont entrées dans les mémoires, et elles contribuent à y ancrer l’antagonisme judéo-arabe.

Est-il possible de parvenir aujourd’hui sur le Mur, sur le Temple, voire sur Jérusalem tout entière, à un récit consensuel israélo-palestinien, ou judéo-musulman ? Théoriquement, oui. Cependant, l’opération est délicate. Lorsque Yasser Arafat prétendait que le Temple des Juifs ne se trouvait pas à Jérusalem mais à Naplouse ou au Yémen, il se référait à une version toute instrumentale de la vérité historique. Il en allait de même lorsque Mahmoud Abbas publiait un livre négationniste sur la Shoah. La mémoire est prisonnière du conflit, autant que le conflit est prisonnier de la mémoire. Et les Arabes palestiniens, comme les Juifs israéliens, ne peuvent s’affranchir totalement d’une pensée magique qui est la possible disparition de l’Autre : lorsque l’esprit remonte trop avant dans le temps, il y recherche un univers idéal où l’on est seul avec ses semblables.

La paix ne peut s’établir sur une hypermnésie qui serait porteuse de haines et de frustrations. En revanche, elle peut reposer sur un apprentissage réciproque faisant alterner l’entretien de la mémoire qu’on a de soi, ce qu’on a appris de la mémoire de l’Autre, et la mémoire partagée des rencontres, bonnes et mauvaises.

Un cas remarquable de partage des mémoires est la création du Forum des familles endeuillées, une organisation regroupant des Israéliens et des Palestiniens ayant en commun d’avoir perdu l’un de leurs proches dans le conflit israélo-palestinien. Un homme est à l’origine de cette organisation : Yitzhak Frankenthal, né en Israël dans une famille juive religieuse originaire d’Allemagne, et dont le fils fut enlevé en 1994 alors qu’il faisait du stop durant son service militaire, puis assassiné par des membres du Hamas.

Le Forum des familles endeuillées, qui a pour objet de promouvoir la réconciliation entre les deux peuples, rassemble aujourd’hui plus de 600 familles. Il organise notamment des rencontres entre des Israéliens et des Palestiniens, dans des groupes de parole comprenant chacun quinze Israéliens et quinze Palestiniens (37 groupes ont été déjà constitués ; le trente-huitième groupe, qui est en cours de formation, est destiné plus particulièrement aux parents de jeunes victimes).

Le Forum organise également chaque année, à la veille de la fête nationale israélienne, une cérémonie « alternative » d’hommage aux morts des deux peuples victimes du conflit. Cette cérémonie se tient peu après la cérémonie officielle consacrée aux soldats israéliens morts pour leur pays. Elle représente un partage mémoriel non mortifère, ce dont témoigne le nom donné par ses organisateurs : « Se souvenir de notre avenir partagé ». La dernière commémoration en date a eu lieu le 17 avril 2018 dans le grand parc public de Tel-Aviv, avec plus de 7 000 participants. Le principal orateur était l’écrivain israélien David Grossman, qui a perdu un fils au combat en 2006. Voici un extrait de son intervention : « Se souvenir fait mal, oublier fait encore plus peur. Et dans cette situation, comme il est facile de s’abandonner à la haine, à la colère, au désir de vengeance. Mais j’ai découvert que chaque fois que je suis tenté par la colère et la haine, je sens aussitôt que je perds le contact vivant avec mon fils. Quelque chose devient soudain opaque là-bas. Alors j’ai pris ma décision et j’ai fait mon choix. Il me semble que ceux qui sont ici, ce soir, ont fait le même choix. »9

En Europe, le travail pour entretenir la mémoire des crimes, en général, et de la Shoah est-il en lien avec le militantisme pour la paix entre Israël et Palestine ?

M. W. : Le lien entre la mémoire de la Shoah et le conflit israélo-palestinien est évident. Trop évident même, et cela peut conduire à des erreurs d’interprétation. Il est vrai que la réalité toute récente de la Shoah, ainsi que les centaines de milliers de survivants juifs, parqués en Europe et que la Royal Navy empêchait de rejoindre leurs frères en Palestine, étaient à l’arrière-plan des décisions internationales qui conduisirent à la création de l’État juif. Cependant, le sionisme, en tant que revendication politique et mouvement populaire, est né bien avant la Shoah. Il résulte de deux facteurs : une aspiration historique au « retour à Sion », et une aggravation de l’antisémitisme européen dont témoignaient tant les pogromes dans l’Empire russe que l’Affaire Dreyfus en France et le développement d’une « judéophobie raciale » dans l’aire germanique. Et si le sionisme a réussi, si l’État d’Israël existe, c’est parce que des Juifs de toutes origines sont venus en Palestine / Terre d’Israël pour y édifier une société nouvelle.

On ne doit pas pour autant méconnaître la place qu’occupe la mémoire des persécutions antisémites, dont la Shoah est le point culminant, dans l’identité des Juifs israéliens : le sentiment d’une essentielle vulnérabilité, parce que l’on a été destiné à la mort et qu’on y a échappé par hasard, demeure prégnant pour les générations futures. Par ailleurs, la question de la responsabilité du reste du monde envers l’État des Juifs continue de se poser – qu’elle soit assumée comme une dette morale, ou qu’au contraire son déni engendre des comportements agressifs.

Pour un Européen désireux de contribuer à un avenir de paix au Proche-Orient, la Shoah ne peut donc être ignorée. Une démarche en ce sens a été insuffisamment explorée : il s’agit d’aider Juifs et Arabes à partager, avec leurs propres mots et selon les modalités de leur choix, la mémoire de la Shoah. Il faut signaler à ce sujet l’initiative d’un prêtre palestinien-israélien, le Père Émile Shoufani, qui avec l’aide de son éditeur français, Jean Mouttapa, a organisé un voyage commun à Auschwitz-Birkenau en mai 2003. Ils étaient cinq cents Juifs, Musulmans et Chrétiens, venus pour la plupart d’Israël et de France, réunis dans un « partage de mémoire ». Une seule règle s’imposait à tous : on ne tente pas d’utiliser ce voyage à des fins partisanes. Il en résulta des rencontres de grande qualité, dont le souvenir continue de faire ses effets. Des rencontres semblables ont lieu de manière sporadique, généralement dans des cadres – militants, professionnels ou associatifs – préexistants. L’un de leurs enseignements constants est que la reconnaissance réciproque des souffrances juives et palestiniennes sera d’autant plus spontanée et sincère qu’elle ne sera pas vécue comme un tribut pour une reconnaissance symétrique.

Les Européens engagés dans le soutien à un dialogue israélo-palestinien partagent souvent d’autres engagements, contre tous les racismes et contre la négation de tous les génocides. Ces combats communs pourraient offrir l’occasion de rencontres avec des militants de la paix, israéliens et palestiniens. Malheureusement, on constate depuis quelques années une fermeture au dialogue du côté européen, sous l’influence de courants extrémistes qui veulent s’arroger le droit de désigner les « bons » Israéliens et les « bons » Palestiniens, les « bons » Juifs et les « bons » Arabes.

Un tel refus du dialogue se traduit également par des appels à boycotter, non seulement les produits israéliens (sans distinguer ce qui provient de l’État d’Israël et ce qui provient des territoires occupés), mais aussi les chercheurs israéliens, les enseignants israéliens et les créateurs israéliens, dont la plupart se trouvent être opposés à la politique de leur gouvernement. Ces appels au boycott reproduisent dans le langage contemporain les vieux discours d’exclusion. Lorsqu’on se refuse à reconnaître les droits politiques d’un groupe, et qu’on s’affirme par ailleurs attaché aux principes de liberté et de démocratie, on est amené à nier l’existence du groupe concerné : pas de peuple, donc pas de droits. Il y a là une certaine logique, mais une logique perverse et porteuse de violence.

Cette logique a son aboutissement dans la formule qu’on entend aujourd’hui un peu partout : « Israël fait aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux Juifs ». Une telle affirmation peut être comprise soit au sens propre, soit au sens figuré. Au sens propre, cela revient à dire : « Les nazis ont fait aux Juifs la même chose que ce qu’Israël fait aux Palestiniens », ce qui est du négationnisme pur et simple. Au sens figuré, cela veut dire : peu importe ce qu’Israël fait réellement, l’important est la nazification collective des Juifs israéliens, prélude fantasmatique à leur élimination totale.

Les militants européens de la paix sont ainsi contraints de combattre sur deux fronts : contre des fanatiques qui entretiennent le cycle de la guerre au Proche-Orient, et contre des fanatiques qui importent cette guerre en terre d’Europe. Combattre, donc, mais sans cesser un seul instant de croire en la paix, parce qu’aucun autre avenir n’est humainement envisageable.

Sources citées

Giroud, Françoise, 2002, « Cette Shoah qui ne passe pas », Le Monde,13/06/2002.

Grossman, David, 2018, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, discours intégralement reproduit dans Libération, 19/04/2018.

Hitler, Adolf, Mein Kampf, 1934, Nouvelles éditions latines.

JCall : https://fr.jcall.eu

Les Rats maudits, Histoire des étudiants nationalistes, 1965-1995, 1995, Paris, Éditions des Monts d’Arrée.

London, Artur, 1972, L’Aveu [1968], Paris, Gallimard, « Folio ».

Taguieff, Pierre-André, 2004, Les « Protocoles des Sages de Sion ». Faux et usages d’un faux, Paris, Berg-International & Fayard.

Turkewitz, Julie & Roose, Kevin, « Who Is Robert Bowers, the Suspect in the Pittsburgh Synagogue Shooting? », The New York Times, 27 octobre 2018

https://www.nytimes.com/2018/10/27/us/robert-bowers-pittsburgh-synagogue-shooter.html

1 Réseau juif européen pour Israël et pour la paix israélo-palestinienne : https://fr.jcall.eu.

2 Sur ce sujet, voir Pierre-André Taguieff, Les « Protocoles des Sages de Sion ». Faux et usages d’un faux, Paris, Berg-International & Fayard, 2004.

3 Françoise Giroud, « Cette Shoah qui ne passe pas », Le Monde daté du jeudi 13 juin 2002.

4 Adolf Hitler, Mein Kampf, p. 356 de l’édition allemande de 1943 (j’utilise ici la traduction française de J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, parue en 1934 aux Nouvelles éditions latines).

5 Artur London, L’Aveu, Paris, Gallimard, « Folio », 1968, p. 292.

6 Il s’agit du réseau Internet Gab, que le New York Times décrit comme « populaire au sein de l’extrême droite » (voir Turkewitz, Julie & Roose, Kevin, « Who Is Robert Bowers, the Suspect in the Pittsburgh Synagogue Shooting? », The New York Times, 27 octobre 2018).

7 Extrait d’un discours prononcé par Louis Farrakhan le 27 mai 2018, dont la vidéo a été postée sur son compte Twitter le 7 juin 2018 (voir capture d’écran).

8 Les Rats maudits, Histoire des étudiants nationalistes, 1965-1995, Paris, Éditions des Monts d’Arrée, 1995, p. 136.

9 Le discours de David Grossman, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, a été intégralement reproduit dans le quotidien Libération du 19 avril 2018.