Procès politique contre des historiens en Pologne

Paru le : 06.03.2022

Le procès intenté en Pologne, au début de cette année 2021, contre deux éminents historiens de la Shoah, fut sans conteste, un geste politique. Plus qu’à une volonté de réparer une injustice – ici une supposée calomnie – il répondait à une volonté du PiS, parti national- conservateur au pouvoir, de faire un exemple en défense de sa « politique historique ». Barbara Engelking, directrice du Centre de recherche sur la destruction des Juifs (Académie des sciences de Pologne) et Jan Grabowski, professeur d’histoire de l’université d’Ottawa, ont codirigé un ouvrage collectif, deux gros volumes parus en 2018, intitulé Dalej jest noc [Plus loin, c’est encore la nuit]1. Fruit du travail de plusieurs années d’un laboratoire de l’Académie des sciences, il a été accueilli très favorablement tant par les milieux académiques polonais que par la recherche internationale sur l’histoire de la Shoah. Le livre a d’ailleurs remporté un succès de librairie en Pologne même. Reconnus internationalement, auteurs de nombreux articles et ouvrages qui font autorité sur le sujet, partisans d’une nouvelle approche historique et auteurs de résultats essentiels, Barbara Engelking et Jan Grabowski, ont fait l’objet d’une campagne insultante des médias aux ordres du pouvoir, une campagne hystérique y compris à la télévision publique ; ils étaient menacés par une amende de 100 000 zlotys (25 000 €) avec l’obligation d’excuses publiques.

Quelle en est la cause ou le prétexte ? Un court passage de l’étude de Barbara Engelking, consacrée à la région de Bielsk Podlaski (non loin de Białystok), qui aurait présenté sous un jour « défavorable » l’action du maire d’un village, oncle de la plaignante. L’historienne cite plusieurs témoignages qui montrent un comportement contradictoire. L’homme a sauvé la vie d’une jeune femme juive en l’aidant à se faire passer pour une Ukrainienne auprès des Allemands et à partir travailler en Allemagne mais, au même moment, il a organisé à la demande de l’occupant, une battue dans la forêt à la recherche de Juifs dont un groupe a été rattrapé et assassiné par les Allemands. Ce paragraphe fait partie d’une réflexion plus générale sur l’ambiguïté des situations en ces temps troubles. L’auteure n’accuse personne. Elle mentionne même que la femme juive, en voulant exprimer sa gratitude au maire pour lui avoir sauvé la vie, a plaidé en sa faveur lors de son procès après la guerre où il a été acquitté.

La nièce de ce maire (décédé depuis longtemps), âgée de 79 ans, a été retrouvée et convaincue de porter plainte par la Ligue de défense du bon renom de la Pologne [Reduta dobrego imienia], une association nationaliste soutenue par les autorités, qui a financé ses frais de justice. La politisation du procès est l’objectif premier de cette Ligue qui s’est portée partie civile. En invoquant l’article 133 du code pénal, elle demandait « réparation » des atteintes aux droits de la plaignante. Comme nièce, pour le « culte du défunt », et comme Polonaise, pour la « fierté nationale ». Devant la cour, le 12 janvier 2021, ses avocats ont affirmé qu’à leur avis, un bien personnel a été violé, à savoir le « droit à l’identité et à la fierté nationales (fierté d’être nièce d’un héros qui a sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et la fierté d’être une Polonaise, membre de la nation qui a sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale) ». Difficile d’être plus ridicule !

Dès l’ouverture de l’instruction, en Pologne et dans le monde, les principales institutions liées à l’histoire et à la mémoire de la Shoah (par exemple, Yad Vashem en Israël, l’United States Holocaust Memorial Museum à Washington ou la Fondation pour la mémoire de la Shoah en France) ont publié des communiqués d’indignation contre cette atteinte à la liberté de la recherche scientifique. À Varsovie, l’un des organismes les plus importants de la communauté des historiens, le Comité des sciences historiques de l’Académie polonaise des sciences, a exprimé une position nette qui résume la plupart des protestations. Elle signale que « les passages du livre mis en cause dans le procès […] sont le résultat de recherches scientifiques. » Elle affirme inconcevable dans la culture universitaire, « de menacer de sanctions pénales et financières » une chercheuse et un chercheur pour avoir violé « le droit à l’identité et à la fierté nationales », ou « le droit à une histoire sans tache de la Seconde Guerre mondiale ». L’enjeu, insistent les historiens, va au-delà d’une personne. « Les actions de ce genre doivent susciter la plus grande préoccupation des milieux historiens. Elles visent à provoquer ce qu’on appelle « un effet de gel », c’est-à-dire à décourager la recherche et la discussion ouverte, et peuvent donc avoir un impact négatif sur le travail historique et la vulgarisation des connaissances historiques. »

Les protestations ont été telles, en Pologne et dans le monde, que le jugement du 9 février n’a pas retenu tous les chefs d’accusation. Dans ses attendus exprimés oralement, la juge Ewa Jończyk a concédé que « la décision du tribunal ne doit pas avoir un effet paralysant sur la recherche scientifique. De l’avis du tribunal, le montant demandé provoquerait précisément un tel effet ». Elle a même ajouté que le livre Dalej jest noc était « destiné à une noble cause » et que « l’explication de la vérité historique sur les attitudes des Polonais pendant l’occupation est une question importante ». Mais le tribunal s’est érigé en autorité académique en contestant la valeur des témoignages cités par Barbara Engelking. Il lui a reproché « des déclarations catégoriques sur la base de ragots, de rumeurs. » Ses thèses sont « trop audacieuses ». Ce qui est scandaleux, et porte atteinte à la liberté de recherche ! En revanche, les atteintes au « droit à l’identité et à la fierté nationales », au « souvenir des Polonais qui ont sauvé les Juifs », et même au « droit de ne pas déformer l’histoire de la Seconde Guerre mondiale », n’ont pas été retenues par la cour. La juge les a déclarées « discutables » ou « difficiles à reconnaître ». Elle n’a pas non plus accepté que le maire soit désigné dans les excuses comme un « héros qui a sauvé des Juifs » et que sa nièce reçoive 100 000 zlotys de réparation.

Selon le jugement, les chercheurs doivent publier une déclaration sur le site web de l’Institut de recherche sur l’Holocauste. Ils y présenteront des excuses à la nièce du maire pour avoir « porté atteinte à son honneur » en « fournissant des informations inexactes2 ». Les deux accusés ont dit respecter les arrêts de la cour, mais, ayant du mal à être d’accord avec cette décision, ils ont décidé de faire appel. Rien n’est acquis. ❚

1 https://www.academia.edu/37020664/Dalej_jest_noc_Losy_%C5%BByd%C3%B3w_w_wybranych_powiatach_okupowanej_Polski_Night_without_End_The_Fate_of_Jews_in_Selected_Counties_of_Occupied_Poland_2018_

2 Toutes les déclarations de la juge et des chercheurs sont reprises telles que reproduites dans la presse polonaise.