Qu’en est-il de “l’autre” ?

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 30.10.2017

En 2006, Littell déclarait à propos des Bienveillantes : « J’aurais pu prendre des exemples plus récents que j’ai vécus de près, au Congo, au Rwanda, en Tchétchénie. Mais j’ai choisi les nazis pour prendre un cas de figure où le lecteur ne pourra pas se défausser en prétextant que “Ah ! ” ce sont des Noirs ou des Chinois. Il fallait ancrer ce récit chez des gens comme nous pour empêcher le lecteur de prendre de la distance1 ». Aujourd’hui, dans son récit cinématographique sur les violences perpétrées contre les civils par la LRA, cet « autre » trop lointain à l’écrit est  censé être devenu proche à l’oral : parce que sensiblement le même, victime ou bourreau selon la situation, en l’occurrence, les deux.

Mother_of_Massacre_Victims__c_2016_Veilleur_de_nuit_Zero_One_Film_Wrong_Men
Une mère de victime massacrées © Veilleur de nuit – Zero One Film Wrong Men 2016

Par quel biais les « frères humains » du film (Geoffrey, Nighty, Lapisa, Mike) ont-ils percé cet écran d’exotisme qui empêchait l’Européen de se reconnaître en eux ? Certainement pas en bousculant les attentes d’un spectateur déjà familier du personnage d’enfant soldat, ni en s’aventurant vers des zones d’opacité où la parole pourrait perdre pied ; plutôt en se fondant dans un discours globalisé sur la banalité du mal qui dédouane le spectateur de son désir d’exotisme. En effet, exotiques, ils le sont non parce que noirs, mais parce que tueurs et victimes à la fois, ce que le spectateur, si l’on suit  la logique de Max Aue (le narrateur des Bienveillantes) est aussi potentiellement, exotique en quelque sorte à lui-même. Si le lecteur des Bienveillantes était d’emblée renvoyé à son refus de reconnaître en lui cet « autre » irréductible – l’assassin –, le spectateur, lui, « veut savoir ». Mais le dispositif du film se passe d’un discours édifiant à la Aue : la caméra semble saisir l’urgence à l’œuvre  – une parole spontanée, une histoire qui cherche à être narrée –, sans que l’on sache vraiment la part de mise en scène et le rôle des processus de médiation, naturalisés en quelque sorte et rendus invisibles. Ainsi, la traduction (réalisée par de jeunes chercheurs ougandais) est cantonnée discrètement aux sous-titres (sauf pour Geoffrey qui parle anglais), donnant l’impression d’une communication directe, bien que plurilingue, entre le réalisateur et ses héros. On peut d’ailleurs se demander si ces récits émergent vraiment sous l’œil de la caméra, s’ils n’ont pas été élaborés en amont, au sein de la communauté ou encore à destination d’organisations chargées de la politique de réconciliation. Mais le dispositif exige de la spontanéité : « Je ne les mets pas en scène en leur disant ce qu’ils doivent faire, je leur demande de me montrer comment leur vie se déroulait, comment ils se cachaient, comment ils se battaient… J’interviens seulement pour poser le lieu et l’action, le reste vient d’eux2 ». Qu’en est-il de ce « reste » ? Le retour sur les lieux, procédé de documentaire  qui a fait ses preuves, ne contient-il pas déjà une dimension scénique, provoquant et faisant parler l’espace où aura lieu l’improvisation ? Ainsi, dans un ancien camp de la LRA au Soudan, pendant que Nighty fait la cuisine – comme à l’époque –, les hommes se livrent devant la caméra à un jeu de rôles, se cachant dans le feuillage ou se visant avec une vieille arme rouillée, trace matérielle des événements devenue un « jouet », qu’ils ont retrouvée – ou feint de retrouver – dans les fourrés. Le temps s’inverse : d’habitude, on joue à la guerre avant de la faire ; ici, le cinéaste offre à des adultes l’occasion de « faire l’enfant », ou de « faire place » en eux à cet enfant qu’ils n’ont pas pu être, en mimant des gestes jadis meurtriers et aujourd’hui inoffensifs (« même pas peur », dit Mike en détournant le fusil), une sorte de rite expiatoire et régénérateur.

Geofrey_at_Djebelin_01__c_2016_Veilleur_de_nuit_Zero_One_Film_Wrong_Men
Geoffrey à Djebelin © Veilleur de nuit – Zero One Film Wrong Men 2016

La scène paysagère – ces sites abandonnés habillés de terreur et de nostalgie à la fois – authentifie le clivage et ordonne le mouvement des corps et des mots, disant la fascination qu’exercent encore aujourd’hui les souvenirs de ce temps terrible mais tellement intense, un regret presque : Mike déclare dans un gros rire que si Kony le sollicitait, il n’hésiterait pas à le rejoindre.

Littell n’oublie pas de nous rappeler ainsi que la vie est un théâtre, mais un théâtre du réel à côté duquel les séquences tournées en direct par la LRA elle-même en 1998, lors d’une opération dans le nord de l’Ouganda, apparaissent comme factices, voire fantastiques. Tirées d’une caméra  retrouvée par l’armée ougandaise et utilisées à des fins de propagande à l’appui des politiques de la réconciliation, ces images nous disent que l’on n’approchera jamais complètement de l’événement. Aussi leur fonction n’est-elle pas de documenter les faits, mais plutôt de figurer la dissociation dont souffrent ces jeunes revenants de la LRA, qui peuvent ressentir leurs crimes comme ayant été commis par quelqu’un d’autre, miniaturisés en quelque sorte. Dès lors, le rôle du film de Littell, qui produit une image grandeur nature de ces jeunes, n’est-il pas de recomposer ces « moi » dissociés ? Le cinéma dispenserait-il le geste thérapeutique ou rédempteur grâce auquel le pardon prôné par les autorités légales deviendrait effectif, et la guérison accomplie ? Les « conditions de félicité » de ce jeu performatif étant réalisées précisément par la présence de la caméra ? Dire son histoire devant l’objectif serait un pas vers la réintégration dans une communauté blessée qui elle-même a besoin de la parole de ces jeunes – et de la parole de leurs victimes en retour – pour se ressouder, voire se refonder. C’est bien le sens qui pourrait se dégager du rituel d’exorcisme de Lapisa, hantée par l’esprit des victimes, et libérée une fois la chèvre sacrifiée, débitée, mangée (impossible de ne pas penser à ces autres corps dépecés, ceux d’humains, qui sont demeurés hors champ). Belle réussite cinématographique : la culture de l’autre capturée dans l’objectif de l’Européen. Un détail : c’est Littell lui-même qui a financé l’achat de la chèvre, bien trop chère pour la communauté, afin d’aider au retour de Lapisa parmi les siens. Les esprits vengeurs sont apaisés et les Érinyes se transforment immanquablement en Euménides – à condition d’être filmées.

1 Entretien de Jonathan Littell avec Guy Duplat, La Libre Belgique, 28 septembre 2006.

2 Entretien de Jonathan Littell avec Léo Pajon, Jeune Afrique, 29 mars 2017.

Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 8-9