En règle générale, les films occidentaux sur la Russie, notamment ceux qui réfèrent à la période soviétique, souffrent de nombreuses inexactitudes : il s’agit en effet d’une réalité très spécifique, hétérogène, difficile à cerner et à montrer. C’était le cas dans les années trente comme dans les années soixante, ainsi qu’en témoignent des films pourtant très populaires comme L’impératrice rouge de Josef von Sternberg (1934) ou Le Docteur Jivago de David Lean (1965). C’est également le cas de nos jours. Pour s’en convaincre, il suffit de voir Enfant 44 de Daniel Espinosa (2015) ou Die Hard : Belle journée pour mourir de John Moore (2013), par ailleurs non dénués d’intérêt.
On est d’autant plus surpris de constater que Tchernobyl, la mini-série américaine en cinq épisodes conçue et écrite par Craig Mazin pour HBO et Sky Atlantic, qui vient de sortir en DVD en France, a su saisir non seulement la lettre, mais aussi et surtout l’esprit de cette immense catastrophe, y compris dans ses conséquences, en mettant en scène, de façon très véridique, ceux qui l’ont causée, ceux qui l’ont vécue et ceux qui l’ont combattue, parfois au prix de leur vie.
Craig Mazin a accompli un véritable exploit en étudiant, durant cinq ans, l’immense littérature « tchernobylienne » et le matériau visuel, notamment photographique, pour reconstituer le déroulement de la catastrophe, en commençant par la nuit fatidique du 26 avril 1986, date de l’explosion, et jusqu’au procès des responsables de la centrale qui se tint à huis clos dans la ville de Tchernobyl en juin 1987.
Il va de soi que les besoins de la narration cinématographique ne coïncident pas nécessairement avec le déroulement réel des événements. Ainsi, les deux personnages centraux, à savoir l’académicien Valeri Legas- sov (interprété par Jared Harris) et le vice-président du Conseil des ministres de l’URSS, Boris Chtcherbina (inter- prété par Stellan Skarsgård), furent présentés par Mazin comme étant les seuls responsables de toutes les décisions portant sur les « travaux de liquidation » (l’ensemble des travaux herculéens visant à décontaminer le site de la centrale et ses abords). Certes, ces deux hommes en furent les acteurs principaux et ce, dès le début. Cependant, la Commission gouverne- mentale, créée le jour même de l’accident sur l’ordre de Gorbatchev et dépêchée aussitôt sur place, comptait en réalité une vingtaine de chercheurs et de hauts responsables de différents ministères. Chtcherbina, qui représentait le Parti et l’État, en était le président et Legassov – le primus inter pares parmi les scientifiques présents sur place, en quelque sorte – un des membres.
Pourtant, dans le témoignage qu’il a dicté avant de se suicider le 27 avril 1988, enregistré sur cinq cassettes, Legassov raconte que les décisions étaient adoptées collectivement, souvent à l’issue d’âpres discussions, avant d’être validées par le Comité central1. Les procès-verbaux des séances du Comité central furent publiés par la journaliste ukrainienne Alla Yarochinskaya.
C’est également la nécessité cinématographique qui a donné à Mazin l’idée d’introduire une héroïne fictive, Ulana Khomyuk (interprétée par Emily Watson), dans un univers exclusivement masculin. Selon Mazin lui-même, pour créer сe personnage, il s’est inspiré de personnes réelles appartenant à la communauté scientifique soviétique de l’époque. Je suis persuadée que le principal prototype pour la belle Ulana aux yeux bleus qui représente le type même de la chercheuse intègre, préoccupée par la radioprotection de la population civile, fut l’académicien Vassili Nesterenko que l’on appelle parfois « le Sakharov biélorusse ». Comme Ulana dans le film, il dirigeait, au moment de l’accident, l’Institut de l’énergie nucléaire en Biélorussie. Cet Institut, au service de l’industrie militaire soviétique, était chargé de construire des centrales nucléaires mobiles, afin de produire l’énergie nécessaire pour le lancement de missiles à têtes nucléaires depuis n’importe quel site du territoire soviétique, de façon à prendre au dépourvu l’ennemi américain. Vassili Nesterenko m’a expliqué qu’au lendemain de la catastrophe, il est allé voir le premier secrétaire du PC biélorusse, Nikolaï Sliounkov, pour obtenir l’autorisation de distribuer des pastilles d’iode à la population : le nuage radioactif venait alors de survoler le territoire biélorusse qui en fut lourdement contaminé. Comme dans la série américaine, il a essuyé un refus : il ne fallait surtout pas semer la panique ! Au moment de l’accident, Nesterenko se trouvait à Moscou, retenu par son projet ; il est aussitôt parti pour Tchernobyl en compagnie de Legassov et de quelques autres physiciens. Il était à bord de l’hélicoptère qui a réalisé le premier survol du réacteur éventré, et il m’a confié dans un entretien : « Lorsque je suis monté en hélicoptère avec Legassov et deux membres de l’équipage pour observer l’incendie, j’ai vu le réacteur détruit, béant, son couvercle soulevé et déformé, en position inclinée à 60°, le feu et la fumée fétide montant vers le ciel. Si l’enfer existe, je pense que je l’ai déjà visité » (Nesterenko, p. 25). À la différence d’Ulana, Nesterenko n’a pas fait d’enquête en solo pour rétablir la vérité sur l’accident (celle-ci fut réalisée par une équipe scientifique de l’Institut de la physique nucléaire de Moscou), mais il a décidé d’abandonner les recherches militaires afin de se consacrer à la radioprotection de la population biélorusse.
Un autre point important où l’au- thenticité des faits n’est pas respectée à la lettre – sans que la véridicité de l’ensemble ne soit remise en cause – concerne Valeri Legassov. Tout comme Chtcherbina, il a fait preuve d’abnégation totale en restant à Tchernobyl, dans un environnement très contaminé, bien plus longtemps qu’un humain ne peut le supporter. Le film le montre aux prises avec le KGB : pendant le procès de Tchernobyl, il aurait dévoilé les vices du réacteur RBMK au lieu de mettre la catastrophe entièrement sur le compte d’une expérience ratée et d’une direction trop ambitieuse et insuffisamment compétente. En réalité, Legassov a présenté ses conclusions concernant ce réacteur au Comité central quelques mois seulement après l’accident et bien avant le procès, à la suite de quoi, d’ailleurs, des mesures ont été prises pour rendre ces réacteurs moins vulnérables. Le film donne trop dans les clichés de la guerre froide, avec de grands méchants du KGB qui menacent Legassov et semblent l’emmener pour un interrogatoire, ou pire. On ignore si un tel épisode a réellement eu lieu. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’à son retour de Tchernobyl, gravement irradié, Legassov a été boudé par ses collègues de l’Institut Kourtchatov, blackboulé lors de l’élection du Conseil scientifique de l’Institut, et que Gorbatchev l’a rayé de la liste des personnes décorées pour la liquida- tion des conséquences de Tchernobyl. Tant que les archives du KGB ne sont pas ouvertes, on ne connaîtra pas les dessous de cette mise au ban d’une personnalité héroïque qui, désespéré, finit par se suicider.
Natalia Manzourova, ancienne liquidatrice à Tchernobyl et spécialiste de radioprotection, qui avait travaillé au combinat Maïak où l’on produisait du plutonium militaire et où une grave catastrophe nucléaire s’était produite en 1957, a publié un texte où elle énumère les points « vrais » (majori- taires) et « faux » du film américain (Manzourova). Elle écrit : « Je sais ce dont je parle. J’y étais. J’ai déjà sur- monté deux cancers et lutté contre un troisième. […] je me suis dit que je devais consacrer le reste de ma vie au combat pour la justice et pour que la vérité de Tchernobyl soit connue […]. Je suis très heureuse que cette série soit sur les écrans, car pour moi, c’est une reconnaissance de notre travail. L’auteur nous a rendu hommage et nous a glorifiés, nous autres liquida- teurs anonymes qui avons sauvegardé le monde ».
Ajoutons que la mini-série de HBO sur la catastrophe de Tchernobyl a remporté les prix Emmy de 2019 de la Meilleure mini-série, du Meilleur scénario (Craig Mazin) et du Meilleur réalisateur (Johan Renck). À l’heure de l’incertitude quant à l’avenir de l’humanité, la force singulière de cette œuvre n’a pas manqué d’être saluée. ❚
Galia Ackerman, historienne et journaliste
Œuvres citées
Ackerman, Galia, 2007, Tchernobyl, retour sur un désastre, Paris, Gallimard.
Ackerman, Galia, 2016, Traverser Tchernobyl, Clamecy, Premier parallèle.
Manzourova, Natalia, 2019, « Les faits dévoilés par la série HBO Chernobyl décryptés par une ancienne liquidatrice »,
https://www.sortirdunucleaire.org/Les-faits-devoiles-par-la-serie-HBO-Chernobyl (02/01/2020).
Nesterenko, Vassili, 2006, « L’Europe aurait pu devenir inhabitable… », entretien avec Galia Ackerman, in Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand (dir), Les Silences de Tchernobyl, Paris, Autrement, p. 16-27.
Yarochinskaya, Alla, 2006, « “Strictement confidentiel” : les autorités soviétiques face à la catastrophe », in Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand (dir), Les Silences de Tchernobyl, Paris, Autrement, p. 51-68.
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Craig Mazin, 2019, Chernobyl, mini-série, HBO, Sky Atlantic, 5 épisodes de 60 à 72 min.
1 Les transcriptions de ces cassettes sont disponibles, cf. https://coollib.com/b/334981. À noter cependant que certains endroits ont été effacés, par Legassov lui-même ou par le KGB.