Regards d’artistes contemporains sur la Shoah

Annette BeckerUniversité Paris-Nanterre
Paru le : 07.04.2020

Sous le titre « Œuvres  contemporaines sur la Shoah » le Mémorial de la Shoah de Paris présente pour la première fois dans une exposition temporaire des œuvres très récentes, qui ont toutes en commun d’utiliser le media de la vidéo ou de la photographie – dans le silence ou pas. Il ne s’agit pas d’une large rétrospective sur art contemporain et Shoah, mais, plus modestement et sans doute plus clairement, d’un choix d’installations qui offrent des questionnements historiques et éthiques prenant le chemin de choix esthétiques. Que montrent les artistes, que voient et entendent les regardeurs « qui font l’œuvre » pour  paraphraser Duchamp ?

Natacha Nisic, Réservoir 1, série Effroi (2004), et Silences (2004), Sylvie Blocher et Gérard Haller, Nuremberg 1987, Esther Shalev-Gerz, Entre l’écoute et la parole, Derniers témoins, Auschwitz 1945-2015, et Christian Delage, Les Récits de Simon Srebnik (2018), ont trouvé une façon de dépasser les topoï de l’indicible et de l’inaudible. Les trois premières œuvres, déjà montrées dans d’autres lieux, trouvent par la symbolique et la topographie du Mémorial de la Shoah, ainsi que par la scénographie qui a été choisie, une force nouvelle, intense, due aussi au temps de la décantation. C’est particulièrement le cas pour l’œuvre d’Esther Shalev Gerz, qui avait en quelque sorte pâti de son succès lorsqu’elle avait été montrée en 2015 à l’Hôtel de ville de Paris pour le soixantième anniversaire de l’ouverture des camps et sites d’extermination : trop de monde, trop d’agitation. Car cette œuvre, comme toutes les autres dans l’exposition, exige plus que du calme, du silence. Les Derniers témoins sont en effet des survivants qui ont été interrogés – ils ont alors au moins quatre-vingts ans – sur leur déportation, du temps des persécutions à celui du retour. L’installation se présente en deux parties : on peut s’asseoir comme dans une bibliothèque – les livres de mémoires de rescapés d’Auschwitz-Birkenau entourent la salle, dans une vitrine – pour entendre les témoignages enregistrés sur des vidéoprojecteurs : on écoute, on lit, dans la lumière. Des témoignages semblables, des archives Fortunoff aux archives Spielberg, par exemple, sont visibles par dizaines de milliers dans toutes les institutions du monde vouées à l’étude de l’extermination des Juifs, à commencer par la bibliothèque du Mémorial de la Shoah elle-même. Mais l’artiste ne se contente pas de présenter ces archives de la parole. La partie la plus forte et la plus originale de son œuvre est sans conteste celle du silence, que l’on a traversé avant : une salle toute noire où passent en un triptyque les visages des témoins : trois fois le même, puis deux fois, puis une fois, avant que le suivant, la suivante, ne le remplace. Les visages sont filmés au plus près, dans un ralenti à peine sensible : la moindre expression de surprise, de tristesse, de deuil, le moindre cillement de sourcil, toutes les traces physiques de ce qu’ils disent à côté, sur les moniteurs vidéo sont enregistrées dans cet avant sans voix, à la fois pesant et ardent, un temps suspendu avant qu’ils ne prennent la parole. La gravité du témoin, au double sens du terme, le fait qu’il se tienne ainsi devant nous, silencieux et vivant, si vivant, donne à l’œuvre une force peu commune : la liste des noms des témoins à l’écran clôt l’œuvre quand on quitte la salle, comme le générique d’un film. Ce n’est pas une liste de morts mais une liste d’êtres bien présents, aux visages si expressifs qui offrent tout leur être comme une substitution de ceux qui ont disparu à jamais dans le génocide. En passant devant cette liste de noms on entre dans la pièce où est montré le film de Sylvie Blocher et Gérard Haller, Nuremberg 1987. C’est la seule salle qui a des fenêtres ouvertes sur l’extérieur, sur Paris, et quel extérieur : le Mémorial du martyr juif inconnu, bâtiment originel de 1956, recouvert d’un filet d’étoiles de David bien avant que l’architecte Rudy Ricciotti ne fasse de ce genre de résille la marque de fabrique des musées qu’il crée ; le mur où sont gravés les noms des 76 000 déportés depuis la France, la cour abritant l’énorme urne symbolique où sont incrustés les noms des camps et sites d’extermination. Des noms, encore des noms, sont écrits, gravés, dans les murs mêmes. Le film de Blocher, lui, les fait entendre. À l’image, l’immense stade de Nuremberg, lieu des grandioses parades nazies, dans son état de 1987, dégradé, relégué. Des brins d’herbe qui poussent çà et là, au moment où les autorités de la ville se demandaient ce qu’elles allaient faire de cette immense zone arpentée seulement des nostalgiques du nazisme. Blocher filme en silence entre plans fixes et travellings, des voitures passent, pas de gens. Et l’on entend : la bande-son égrène des prénoms, par ordre alphabétique, des prénoms de Juifs et de Tsiganes. Vide d’humanité des installations géantes de Nuremberg, chaleur d’humanité de ces noms : toutes ces Sarah, toutes ces Maria, tous ces Yankélé ont été anéantis, la voix d’Angela Winkler nous les restitue, un à un, doucement, gentiment ; l’architecture de Speer peut disparaître, eux pas.

C’est aussi une disparition que nous propose Natacha Nisic avec Effroi, une disparition parce qu’il y a eu apparition. À Birkenau où les marécages ont été drainés par les travailleurs forcés en survie/sous-vie dans l’odeur et les cris venus des chambres à gaz, on voit encore aujourd’hui beaucoup de réservoirs, de trous d’eau. Natacha Nisic a choisi de photographier cette eau, cette nature aussi vraie que ces chants d’oiseaux, ces arbres qui craquent qu’elle a aussi enregistrés et qui sont audibles dans l’exposition sous le titre paradoxal Silence. Devant l’un des réservoirs, Natacha Nisic a aperçu des crapauds – sait-elle alors, hasard ou nécessité, que c’est aussi le nom des petites pièces de métal qui retiennent les traverses de bois des rails ? Au moment où elle appuie sur le déclencheur, la photographe a entendu un bruit de plongeon ; la révélation photographique seule a permis de voir le monstre. Le crapaud, à peine émergé, ressemble à une tête de mort, celle des S.S. Effroi. À Birkenau aujourd’hui, il y a bien des oiseaux, des arbres, de l’herbe verte, quand toute vie en avait été extirpée.

Natacha Nisic se confronte à cette absence dans deux autres œuvres qui font partie de l’exposition permanente du Mémorial, on aimerait que tous les visiteurs puissent aller les voir aussi et comprendre cette démarche exemplaire qui éclaire le meurtre, la douleur, l’effroi, la mémoire. « La porte de Birkenau » devrait être présentée dans les conditions de « Derniers témoins » pour prendre toute sa force : hélas, dans la lumière de l’exposition permanente,  elle n’est pas vue pour ce qu’elle est. Et pourtant, il s’agit d’une vue transtrave de la porte de Birkenau, à la fois un travelling avant et un objectif tourné vers l’arrière ; « l’image porte en elle sa propre contradiction » dit l’artiste. Et en effet la vue la plus iconique, la plus cliché, de la déportation retrouve son horreur originelle : l’image de la porte du site d’extermination bouge à peine, grossit, grossit encore, l’écran est coupé en deux, on peut passer, on ne veut pas passer, on sait ce qu’il y a derrière. Des images de l’album d’Auschwitz se surimposent, celles des Juifs de Hongrie à l’été 1944 : ils sont descendus du train, ils ont vu, ils sont passés, ils sont morts. La force d’effroi, paralysante, sidérante, de cette « porte de Birkenau » est si grande que les responsables du Mémorial de la Shoah ont dû placer un panneau « suite de la visite », pour que les visiteurs rentrent dans la salle suivante, celle consacrée à l’extermination par le gaz justement. Natacha Nisic est l’auteure d’une troisième oeuvre, « le Mémorial des enfants », qui clôt l’exposition permanente du Mémorial de la Shoah. Récemment restaurée, elle a retrouvé la lumière irradiante qui à la fois rapproche les visiteurs des enfants déportés et assassinés et les en éloigne à jamais. Ces enfants apparaissent tels qu’ils ont été photographiés, à l’école, dans des vacances à la montagne ou à la mer, lors de cérémonies religieuses ou sportives, dans l’énergie intense de leur vie. Mais l’on sait bien que tout cela a été figé net dans la violence brutale de la déportation et de la chambre à gaz. Génocide : les enfants ne sont pas des enfants ; ils sont « coupables » d’être juifs, ils doivent disparaître. Leurs regards nous suivent, nous hantent, les regards de ceux dont on a pu retrouver une photographie, un sauvetage du néant. La lumière les berce. L’œuvre nous offre une dernière fois ces regards, et ces noms. Un écran d’ordinateur géant permet d’en regarder d’autres ; mais leur nombre est infini, on n’y arrivera pas.

Les deux dernières œuvres de l’exposition, moins abouties, posent cependant aussi des questions sur la représentation du meurtre et de l’anéantissement de toute culture quand on n’a que les armes de cette culture justement, aussi bien historique que visuelle. Christian Delage est un historien du cinéma qui utilise l’image comme un documentariste ; son film Les Récits de Simon Srebnik est la continuité d’un travail qu’il avait déjà publié dans un article paru dans Vingtième siècle, Revue d’histoire en 2016. Son montage redonne la parole à Srebnik depuis son témoignage au procès Eichmann jusqu’à sa prestation qui débute Shoah, à la fois celle montée et celle laissée de côté par Claude Lanzmann, et enfin ses dernières interviews de vieux monsieur étant déjà passé souvent devant les caméras. En quoi ce film de vingt minutes trouve-t-il sa place parmi ces « œuvres  contemporaines » ? Delage a introduit une forme de reconstitution en faisant jouer par deux acteurs le jeune Srebnik interrogé par un adulte. Tous les autres extraits de films nous montrent le « vrai » Srebnik, de 30 à 80 ans, et là tout à coup le «   faux », acteur. Hélas, le faux sonne soudain un peu faux, et  on se prend même à penser que toutes les autres interviews pourraient aussi manquer d’authenticité, ainsi celles dont on nous montre la fabrication par Lanzmann qui amorce la parole d’un Srebnik sidéré par son retour sur le chemin des morts de Chelmno. On est loin du travail d’une Ruth Zylberman, par exemple, dans 209 Rue Saint Maur Paris 10ème (2017), où le passé des morts du lieu remontait par le présent des présents, jusque dans ce moment proustien où l’enfant devenu vieillard heurtait le pavé de la cour de l’immeuble. Le personnage fascinant de Srebnik nous est cependant offert à nouveau par Delage : à peine sorti de l’école, adolescent, confronté à la mise à mort de Chelmno, à la mise à mort des siens. Il dit : « j’ai vu une photographie de ma mère ». Nous ne voyons ni la photographie ni sa mère. Mais nous sommes au cœur de l’extermination.

La dernière œuvre de l’exposition, celle d’Arnaud Cohen, s’écarte de la problématique du génocide proprement dite puisqu’il crée une installation Dansez sur moi (2018) où les tombes virtuelles de trois civils, deux Français, l’industriel Maurice Rocher et le polytechnicien Jean Bichelonne, et un Allemand, le physicien Werner von Braun, symbolisent la collaboration intellectuelle, politique et économique à l’effort de guerre nazi, depuis l’organisation du STO en France à la fabrication des V1 et V2. Par ses caméras de surveillance incluses, l’artiste veut-il nous rappeler que von Braun a été repéré puis exfiltré vers les États- Unis où il a continué ses travaux sur les fusées à la NASA ? L’œuvre apparaît comme un hapax dans cet espace, jouant sur l’ironie sans aucune compassion. Peut-être est-ce pour cela que Cohen se permet un peu de facilité, utilisant le kitsch des touches de lumières des boules tournantes d’une boîte de nuit et la musique du Beau Danube bleu. L’œuvre ne convainc pas, elle exige la lecture du cartel explicatif, et encore, pour lui trouver un sens. Elle pâtit sans doute du compagnonnage avec les autres, fermes, attentives à la mort de masse, dans des formes si différentes et si intenses, en un « art impur » comme le revendique Sylvie Blocher, qui « se coltine le monde et sa barbarie. »