Sous la chaleur écrasante d’une journée d’août 1945, un village hongrois s’ap- prête à célébrer le mariage du fils du notable local. Mais il n’y a pas que la chaleur qui accable les habitants de ce paisible village dont la mauvaise conscience se réveille à l’oc- casion du retour inopiné de deux Juifs survivants des camps. Le film La juste route de Ferenc Török ne se contente pas d’évoquer les spoliations de biens juifs durant la dernière guerre, il œuvre aussi cinématographiquement pour un travail de deuil et de mémoire sans exclure tout à fait la possibilité d’un pardon avec la rencontre entre les victimes déportées et ceux qui, par leur dénonciation ou leur silence, ont rendu leur persécution et leur déportation possibles.
LA MÉMOIRE : RETOUR DU REFOULÉ OU SOUVENIR DES DISPARUS
Initialement intitulé 1945, ce film s’ancre effectivement dans un moment particulier de l’histoire de la Hongrie et de l’Europe, à savoir les quelques mois qui suivent la fin de la guerre. Pour la Hongrie, l’été 1945 correspond à un entre-deux. En effet, entre la fin du cauchemar de la guerre et le début de la dictature communiste, s’ouvre une ère riche de possibles, notamment celui d’une transition démocratique. C’est cet interrègne quasi gramscien qui a d’abord intéressé le réalisateur Ferenc Török, lui faisant choisir de porter à l’écran une brève nouvelle de son compatriote Gábor T. Szántó, intitulée Homecoming, publiée en 2004. Si ce « retour à la maison » est bien sûr celui de Juifs rescapés, le titre de la nouvelle et de son adaptation cinématographique contribuent à mettre en place un cadre narratif, voire une dramaturgie, avec un mou- vement (le retour), un moment (1945) et une démarche (la juste route). Le temps diégétique ne s’étire que sur quelques heures, entre l’arrivée mystérieuse de ces deux rescapés munis de deux énigmatiques caisses et leur départ tout aussi mystérieux. À cette concentration temporelle répond une concentration spatiale, avec le village et le chemin qui le sépare de la gare. Quant à l’action, elle est en quelque sorte double : ce que viennent faire ces deux rescapés, d’une part, et comment réagissent les habitants, d’autre part. Ce retour intervient à un moment déjà évoqué, mais qui revêt une dimension symbolique avec le mariage. Cette union du fils du notable avec une fille du village représente en effet l’avenir d’une communauté qui ne veut pas s’épancher sur son passé. Mais la suite du film va montrer que s’il s’agit de célébrer une union, cette dernière ne peut se faire au prix de compromis mémoriels. Le jeune homme n’ac- ceptera ni le passé de sa fiancée (qui aime un autre homme) ni l’héritage empoisonné d’un commerce volé à une famille juive.
Si les intentions des deux rescapés et le contenu de leurs deux caisses demeurent énigmatiques presque jusqu’au bout, c’est aussi parce que le film s’attache au(x) point(s) de vue des différents villageois. C’est peu dire que le retour de personnes que l’on croyait disparues à jamais, dont on pensait s’être débarrassé, va agir comme un révélateur et dissoudre les artifices et les accommodements dont on s’était entouré pour vivre avec le fait d’avoir dénoncé ses voisins pour s’approprier leurs biens. Par quel artifice ou tour d’esprit certains habitants ont-ils pu ainsi envoyer à la mort des gens dont ils partageaient l’existence depuis de nombreuses années ? L’avarice et la convoitise expliquent-elles à elles seules ce phénomène ? Chacun se trouve renvoyé à ses propres démons : entre cynisme et remords, entre aveuglement et culpabilité. Le récit filmique s’ingénie ainsi à montrer les réactions en chaîne des villageois pendant que les deux Juifs viennent à pied depuis la gare, leurs fameuses caisses étant transportées dans une charrette menée par un conducteur à qui on a dit de prendre tout son temps.
Tout semble s’organiser autour de la figure du secrétaire de mairie : c’est lui qui marie son fils ce jour-là dans un souci de transmission quasi aristocratique, c’est lui qui a organisé la dénonciation de familles juives, c’est lui qui a pu ainsi récupérer la droguerie qui appartenait à celui qui, pourtant, avait été son meilleur ami aux dires de sa femme.
LE PARFUM DU SOUVENIR
Cette droguerie, qui est aussi une parfumerie, est digne d’intérêt à plus d’un titre. Elle est d’abord le commerce le plus en vue du village. Elle anoblit véritablement celui qui la possède. Mais on se rend compte qu’elle permet tout au long du film le développement d’un véritable motif, celui du parfum. La parfumerie appartenait à une famille juive dénoncée puis déportée. Or les deux rescapés qui reviennent semblent liés à cette famille et, officiellement, leurs fameuses caisses contiennent du parfum.
Substance volatile, invisible mais prégnante, le parfum se révèle être la métaphore d’un souvenir entêtant et d’une mémoire que certains préfèreraient défaillante. C’est pourquoi les vapeurs de parfum trouvent leur exact contraire dans l’alcool, abondamment consommé par certains villageois. Cet alcool, dont on sait qu’il est le résultat d’une distillation, se révèle être l’inverse du parfum. Le premier, produit d’une fermentation, est la cristallisation liquide des vapeurs de la cuisson des fruits. Le second, se retrouve à l’état liquide pour être ensuite vaporisé, disséminé, marquant sa présence d’une manière impalpable, quasi abstraite. La manifestation invisible de cette matière pourtant sensible se concrétise par un pouvoir d’évocation certain. Ce dernier fonctionne évidemment comme un adjuvant du souvenir (d’une ambiance, d’une personne). La subtilité insaisissable du parfum spiritualise une présence au point de représenter métaphoriquement tout processus mémoriel. Or, si le parfum porte et transmet le souvenir, l’alcool, lui, est au service de l’oubli.
Que va-t-il rester de cette boutique usurpée ? Que va-t-il advenir de toutes ces vapeurs enfermées dans des boîtes qui sont autant d’urnes funéraires dont la symbolique fonctionne comme une réalité en négatif photographique, si l’on songe aux Juifs qui n’ont pas eu de tombes ? Tout finira justement en autodafé, la fiancée refusant en effet le mariage et les compromissions des villageois en mettant le feu à la droguerie tant convoitée. Est-ce pour dire l’urgence du souvenir ou la volonté d’oublier ? La fumée noire qui s’échappe du brasier trouvera un prolongement visuel et symbolique dans l’ultime plan du film où l’on voit le train qui emporte à nouveau les deux Juifs (de leur plein gré cette fois) cracher une fumée dont la noirceur opaque s’étend sur la campagne à l’occasion d’un mouvement panoramique pour dire la prégnance du souvenir de ce qui s’est passé.
L’IMPOSSIBLE PARDON ?
Les deux rescapés ont donc choisi de repartir. Contrairement à ce que craignaient les villageois, ils ne sont pas venus crier vengeance ou réclamer réparation, pas plus qu’ils n’ont annoncé le retour d’une vague de survivants. Ces rescapés savent qu’ils n’ont plus rien à faire dans ce village qui les a trahis. Pourquoi sont-ils venus alors ? Retrouver une dignité, se réapproprier une humanité qui leur a été dérobée. Tant et si bien que leur seule présence, même discrète, met à nu les engrenages d’une mini-société dont les ressorts sont la peur et la honte.
C’est à la grille du cimetière, où les villageois munis de fourches se sont pressés, que se déroule l’esquisse d’un pardon. Le secrétaire de mairie, au nom des habitants, présente ses condoléances au plus âgé des deux Juifs. La poignée de mains qui s’ensuit ne scelle probablement pas un pardon réconciliateur. Cette main, donnée malgré tout, restera comme la trace d’un parfum tactile, d’une mémoire qui, désormais, peut véritablement commencer son travail. C’est en tout casceàquoisevouelefilmdansun pays, la Hongrie, qui n’a justement pas fait ce travail de mémoire. Cette « juste route » du titre français, c’est bien celle d’une mémoire d’autant plus brûlante qu’elle est récente et qu’elle est appelée à perdurer. ❚
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Ferenc Török, 2017, La Juste route. Hongrie 1945. Après la guerre, le temps de la vérité, Film, Septième Factory, 91 min.