«Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront plus en sûreté»

Pour Walter Benjamin. Lettre ouverte


Mémorial Walter Benjamin, Portbou, 2013.    © Nostrix/Wikimedia Commons

« Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront plus en sûreté ».

80 ans à peine nous séparent de ces mots – qui résonnent aujourd’hui d’une sinistre manière.

Après l’escape game de Portbou « Sauvez Walter Benjamin »  – un jeu de rôle obscène qui invitait les participants à revivre ses derniers jours –, voici venu le sombre temps, beaucoup plus grave, d’un tout autre ordre, le temps d’une nouvelle instrumentalisation du destin du philosophe allemand qui s’est donné la mort pour échapper au nazisme. Une trahison d’une toute autre portée.

En effet, au détour du programme de Louis Aliot, député du Rassemblement national, et candidat “sans étiquette” à la mairie de Perpignan, on découvre non sans frémir sa volonté de réouvrir le « centre d’art Walter Benjamin », aujourd’hui fermé, pour en faire un lieu dédié « à la création et au devoir de mémoire (mise en place d’expositions, de conférences, de résidences d’artistes, création in situ …).” Laisserons-nous Walter Benjamin devenir un butin, un trophée, une prise de guerre dans la vaste tentative de dédiabolisation, puis de normalisation du Rassemblement national, qui dans ce but n’hésite pas à évoquer, outre la mémoire juive, les gitans et l’histoire tragique de la retirada espagnole ?

Mémoire et histoire obligent. Elles nous appellent à rappeler et à nous rappeler que le parti de Monsieur Aliot se situe dans l’héritage des mouvements politiques nationalistes qui, dans les années 1930 et 1940, en Allemagne d’abord puis en France et en Europe, ont contraint Benjamin à fuir, l’ont persécuté et contre lesquels il s’est toujours dressé. Un parmi tant d’autres « sans nom » et qui doit témoigner pour eux.

Il est urgent de se souvenir d’eux, de leurs combats, et de prendre la pleine mesure dans notre présent de cette phrase terrible : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »

Il est urgent d’arracher le nom de Walter Benjamin – pour le mettre en sûreté – des mains de l’extrême-droite et de tous ceux qui réécrivent l’histoire, une fois encore, à l’encre des oppresseurs d’hier tandis qu’ils stigmatisent, sous toutes ses formes, l’étranger et le migrant.

Nous sommes convaincus que la mémoire de ce qui se joua à Portbou pour Walter Benjamin comme pour tant d’autres, à quelques encablures de Perpignan, nous oblige à réagir avec la plus grande netteté. No pasaran. C’est dans cet esprit de résistance à toutes les formes de l’oubli et de la manipulation de notre mémoire collective que nous nous opposons fermement, et par tous les moyens disponibles, à ce que le nom de Walter Benjamin soit associé à la réouverture d’un centre d’art à Perpignan, sous la mandature d’un maire appartenant au Rassemblement national.

L’association pour le Prix européen Walter Benjamin

Ce texte a initialement été publié dans Le Monde le 1er juillet 2020, puis dans Mediapart le 3 juillet 2020.

La liste actualisée des signataires est publiée sur le site de l’association (l’adresse pour signer cette tribune y est également indiquée).

Liste des premiers signataires :

Michaël Löwy, philosophe

Enzo Traverso, philosophe

Eric Fassin, sociologue

Benjamin Stora, historien

Etienne Balibar, philosophe

Nicole Lapierre, anthropologue, sociologue

Yves Chemla, enseignant chercheur en littérature

Anatoli Vassiliev, metteur en scène

Natacha Isaeva, traductrice, dramaturge

Pippo Delbono, metteur en scène

Mari-Mai Corbel, écrivain

Jean-Marc Adolphe, journaliste, essayiste

Marie José Malis, metteur en scène, directrice de théâtre

David Bobée, metteur en scène, directeur de théâtre

Ronan Chenaud, écrivain, dramaturge

André Markowicz, traducteur, poète

Francoise Morvan, traductrice, écrivaine

Katerina Thomadaki, cinéaste, plasticienne, ex professeure associée à l’Université Paris I-Sorbonne

Loïc Touzé, chorégraphe

Michèle Riot-Sarcey, historienne

Maurizio Gribaudi, historien

Ludivine Bantigny, historienne

André Gunthert, historien

Patrick Boucheron, historien

Paul B. Preciado, philosophe

Eliane Baumfelder, enseignante retraitée

Marie José Mondzain, philosophe

Jean-Louis Comolli, cinéaste, écrivain

Francoise Armengaud, philosophe

Nathalie Raoux, historienne

Madeleine Claus, enseignante, écrivain

Bruno Tackels, philosophe

Emmanuel Faye, philosophe

Maria Maillat, écrivaine

Anne Roche, philosophe

Marc Berdet, philosophe

Hélène Peytavi, artiste

Agnès Sinaï, auteure et journaliste, enseignante à Sciences Po

Philippe Mesnard, professeur de littérature comparée (UCA)