Sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino

Paul Bernard-NouraudHistorien d'art
Paru le : 29.06.2022

À propos de La Reprise et l’Éveil. Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino,

Jean-Christophe Bailly, Paris, Macula, 2021, 123 p.

 

Les écrits sur l’art de Jean-Christophe Bailly sont empreints d’une subtilité qui les situent parmi ceux – étonnamment peu nombreux – dans l’ordre desquels les mots occupent une position seconde par rapport aux images, comme si le texte, en passant à travers elles, en avait conservé non pas la forme exacte, qui ainsi l’annulerait, mais une certaine inflexion suggérant que l’écriture s’est penchée là sur autre chose qu’elle-même. Pareil accent est peut-être d’autant plus perceptible dans La Reprise et l’Éveil que l’œuvre de Jean-Marc Cerino procède elle aussi d’images préexistantes, photographiques pour la plupart. Leur traitement à l’huile sur verre n’efface pas là non plus leur origine, mais il les fait passer, écrit Jean-Christophe Bailly, « dans une douceur post-argentique. » (p. 30)

Douceur opposant cependant à la vue un glacis qui, pour pictural qu’il soit, rapporte les compositions de Cerino à la surface photographique dont sont issus leurs motifs. Ceux-ci peuvent bien être donnés par des édifices (un puit de mine, un phare) ou bien des ruines (celles de Guernica, de Varsovie, de Marseille, de Dresde et de Berlin), des accidents (le naufrage du Gorizont, le crash du Flying Bedstead), des mouvements sociaux (à Petrograd, La Valette, Berlin, Londres ou Chicago), des scènes d’exécution (pendant la Première Guerre mondiale en Belgique) et de déportations (de Roms et de Sintis au cours de la Seconde), la peinture de Cerino égalise leur diversité en répétant formellement le lissé propre à la photographie qui, la première, en fit des images.

 

Le paradoxe à registres multiples qu’investigue Bailly s’appuie en premier lieu sur l’observation de cette méthode consistant pour l’artiste, d’abord, à ramener chaque œuvre au niveau de la déposition, la photographie déposant dans la peinture une strate de ce qu’elle contient, et, ensuite, à porter par ce biais-ci son contenu à la vue en le plaçant sur le plan de l’exposition. Dans une perspective mémorielle, puisque c’est à ce titre que Cerino reprend des images du passé et qu’il cherche à les éveiller au présent, à les représenter, l’intervalle ainsi créé – et maintenu dans son état d’irrésolution, c’est-à-dire d’ouverture – instaure en effet un rapport duel vis-à-vis de ce qui est montré, un rapport d’éloignement et de rapprochement, de distance et d’instance, offrant la possibilité d’une commémoration. Celle-ci étant chaque fois spécifiée, elle se distingue pour cette raison d’une « mémoire quasi universelle » dont Bailly juge qu’elle « confine à l’oubli pur et simple » (p. 6) dès lors que l’injonction à se rappeler conduit effectivement aujourd’hui à ne plus savoir de quoi, et à oublier par conséquent jusqu’à l’histoire qui en est la cause.

Aux deux copules paradoxales déposition-exposition et distance-instance s’ajoute alors, dans l’analyse de l’œuvre de Cerino, une troisième. Plus complexe, elle touche à la relation politique que le médium pictural entretient avec la temporalité en accordant l’indifférer au différer. L’indifférence de l’image à l’égard de sa « teneur de vérité » – la Wahrheitsgehalt de Walter Benjamin dont Bailly rappelle qu’elle « n’est pas un détenir ou un état mais un contenu latent, une propension, un envoi » (p. 8) –, lui permet précisément d’en différer l’avènement. C’est en effet parce que l’œuvre représente en apparence indifféremment ce qu’elle contient qu’elle retarde, chez celui ou celle qui la regarde, la prise de conscience de son contenu. Afin de saisir ce phénomène tel qu’il se produit concrètement chez Cerino, il convient d’ajouter que la relative indifférenciation de surface de ses peintures se double d’une non moins relative indéfinition des figures et des formes qu’elles contiennent, d’une qualité différente de la netteté et même du flou prêtés habituellement à la photographie. Visuellement, l’artiste aménage un terrain vague qui s’avère alors propice non seulement à l’exercice de l’imagination, dans lequel entre toujours une part de mémorisation, mais aussi à celui de l’imagement.

Dans La Reprise et l’Éveil, Jean-Christophe Bailly introduit ce néologisme de sa composition comme en passant, afin de réfuter l’idée que le peintre veuille « pictorialiser la photographie » en peignant d’après elle puisque son but véritable est, selon lui, « de partir avec elle dans un autre advenir de l’imagement.» (p. 93) Par-là, il faut entendre en réalité l’advenue de l’image en tant qu’elle est en formation, suivant le modèle du mot allemand Bildung, ainsi que Bailly le rappelle dans l’avant-propos du recueil qui porte justement ce titre (Bailly, 2020, p. 10). Dans son esprit, l’imagement désignerait en ce sens la coalescence d’une image et de sa teneur maintenues au stade de l’éclosion, et cependant fixées à cette phase de leur développement comme dans un entre-temps perpétuel, différant tout dénouement.

Il y a par conséquent, dans l’œuvre de Cerino, une latence qui, en ne se résolvant jamais, demeure dans l’inachevé, et cet inachèvement est le sens même de la manifestation de son contenu, qui n’est jamais intégralement manifeste et, partant, ne se résout ni sur le mode de la révélation, ni à travers celui du monumental. Cet inachèvement respecte en quelque sorte la strate documentaire d’où provient l’image et qu’elle ne recouvre qu’incomplètement, l’exposition renvoyant à la déposition et l’instance à la distance, en sorte que la peinture ne désavoue pas la photographie d’après laquelle elle se forme et qu’elle déforme sans parvenir désormais à se former d’une manière purement picturale.

Cette impureté n’atteint cependant pas la dernière propriété de la peinture, sur laquelle Cerino fonde bel et bien son art, qui concerne son mode d’existence temporelle. Celui du cinéma, rappelle Bailly, « est d’être filé dans le temps », là où « le tableau est ainsi fait que ce qui en lui s’en va ne s’en va pas, il est devant nos yeux comme un bloc de temps ramassé où tous les événements qui l’ont tramé et voulu sont réunis en un seul événement ». Là réside, selon lui, « un pouvoir ou plutôt une puissance d’installation de la peinture qui lui appartient en propre, et elle est encore plus nette quand la peinture s’en prend à des images déjà existantes dont elle cherche à récupérer l’énergie perdue » (p. 19).

Credit : Jean-Marc Cerino

Dans certaines peintures également contemporaines (que l’on songe par exemple à celles d’Anselm Kiefer ou, plus près de la technique de Cerino, à celles de Gerhard Richter), pareille prise s’apparente presque à une dépouille dont leurs formes se parent, voire s’abîment avec elles, ce qui quelquefois ressemble encore à une parure. Dans d’autres, la reprise informe sa teneur au point de n’en être plus dissociable, comme si ces images étaient passées sous leurs sources et découvraient dans cette façon de demeurer tapies un moyen d’éveiller la mémoire qu’elles contiennent ; et Bailly, par ses mots, de réveiller de même l’image – subtilement. ❚

Œuvre  citée

Jean-Christophe Bailly, 2020, L’Imagement, Paris, Seuil.