Témoignage. La Tombe est dans la Cerisaie. Journal du camp de Mikaïlovka d’Arnold Daghani

Paru le : 14.04.2021

Le Journal tenu par Arnold Daghani (1909-1985) au camp de Mikhaïlovka est enfin disponible en français. Artiste peintre, il a été détenu, avec sa femme Anisoara Rabinovici, dans ce camp de concentration allemand au bord du Boug (du côté ukrainien). Il nous livre un témoignage rare, sinon unique, sur le sort des Juifs de Czer- novitz, petite ville de la Bucovine des Habsbourg, qui fut longtemps un centre exceptionnel de la poésie juive allemande (voir l’anthologie Poèmes de Czernovitz). L’armée roumaine du maréchal Antonescu a occupé la ville en octobre 1941, et cantonné les Juifs dans un ghetto avant de les déporter, en juin 1942, dans un camp de fortune à Ladyjine, au bord du Boug. C’est là, le 18 août, date du début du Journal, « qu’à l’aube, le camp a été encerclé par une unité SS et des gendarmes roumains. Quelques-uns d’entre nous dormaient encore. Nous étions entassés dans un garage abandonné, sans porte. » Tous furent conduits, sous escorte SS, vers le camp de Mikhaïlovka, géré par l’Organisation Todt, de l’autre côté du fleuve.

On les affecta à l’extraction de gravier, dans une carrière. « Les hommes travaillaient avec des pioches, les femmes et les enfants ramassaient le gravier avec des pelles pour en faire des tas. Les gardiens accompagnaient leurs constantes sommations (« Tra- vaillez ! ») de coups, soit de la crosse de leurs fusils, soit de coups de bâton à travers les épaules. » Logés dans des écuries, mal nourris, beaucoup de déportés périrent d’épuisement, de faim ou de maladie, ou « dévorés par la vermine et les poux » (propageant le typhus). Les exécutions, appelées « nettoyages », étaient fréquentes. Les enfants de moins de quatorze ans et les vieillards de plus de soixante ans étaient jugés inutiles, et éliminés. Daghani témoigne jour après jour de cet enfer, avec ses persécutions et des disparitions successives ; il raconte les morts en citant le nom des victimes (tout le monde se connaît), notamment celle des parents de Paul Celan et, le 16 décembre 1942, celle de la jeune poète Selma Meerbaum-Eisinger, âgée de 18 ans. Il réussit à s’évader avec sa femme. En juin 1943 le camp fut « liquidé », et ses derniers occupants assassinés : « Tous les déportés furent menés à une fosse commune, rapporte Marc Sagnol dans sa préface, et tués par balles dans un champ de griottiers. C’est ce qui a donné au livre son titre La tombe est dans la cerisaie. »

Ce Journal rédigé sur un ton calme, presque distant, aux phrases précises et sans effusions inutiles, a été traduit par un codétenu de l’auteur, Philippe Kellmer, que Marc Sagnol a déjà présenté dans ces colonnes, en introduction à un long entretien centré sur Paul Celan et sa famille (Mémoires en jeu n°4. Cet entretien est repris dans ce volume). Or l’histoire de cette traduction, telle qu’elle est reconstituée par Sagnol dans sa préface, est à elle seule un bon concentré de la « dangerosité » et de l’intérêt de ce document. Kellmer affirme que « ce Journal était rédigé en roumain », qu’il s’agissait d’une « compilation de notes éparses, griffonnées dans les affres de l’angoisse par un homme réduit à l’esclavage, condamné à une mort lente ou à une exécution sommaire. Il parvint à sauvegarder ses notes et choisit de les transcrire fidèlement en s’abstenant, en s’interdisant même, d’y apporter la moindre modification, d’où certaines approximations, confusions, et des fautes d’orthographe… »

Or, la langue maternelle de l’auteur était l’allemand et dans un texte de 1943 il contredit cette version, et affirme avoir rédigé ces notes « sous forme sténographique en anglais », ce qui a donné plus tard une édition anglaise, traduite ensuite en allemand. C’est cette dernière version qui a été traduite en français par Kellmer. Les pérégrinations de l’auteur après la guerre expliquent en partie ce cheminement linguistique du texte : Roumanie (1944-1958), Israël (1958-1960), puis Londres et Vence en France (1960), Suisse (1970-1977), puis Angleterre, à partir de 1977, et jusqu’à la fin de ses jours. Sagnol remarque toutefois la volonté, tant de l’auteur que des traducteurs successifs, de ménager les autorités roumaines. On peut le comprendre de la part de Daghani, lorsqu’il établit la première édition en 1946, en roumain et en Roumanie. Telle était sans doute la condition de la publication, et c’est la raison pour laquelle le Journal commence à partir du 18 août 1942, au moment où les déportés passèrent sous contrôle allemand. Il évoque à peine le camp de Ladyjine, et ne dit rien de la terreur roumaine à Czernovitz ni dans ce camp. Lorsqu’il quitta la Roumanie en 1958, il fut contraint de détruire le manuscrit original, et n’a ainsi jamais raconté la première période. Les régimes communistes nationaux roumains (de Gheorghiu- Dej et, à partir de 1965, de Nicolae Ceausescu) ne supportaient pas que l’armée roumaine pût être désignée comme responsable de la déportation et de l’assassinat des Juifs de Rouma- nie : ils cultivaient plutôt le mythe d’un sauvetage généralisé. Les traducteurs des années soixante, d’abord vers l’anglais, puis vers l’allemand, ont maintenu cette réserve. « Dans sa pré face, remarque Sagnol, [le traducteur allemand] cherche lui aussi à disculper les autorités roumaines et à accréditer l’idée que seuls les Allemands sont responsables des exactions subies par les Juifs en Transnistrie. »

Cela n’enlève rien à la valeur testimoniale de ce texte, qui constitue une parole précieuse. Il convient cependant de l’aborder en gardant en mémoire les oublis officiels. Tout est pourtant établi ; l’enquête publiée par Matatias Carp en Roumanie en 1946, c’est-à-dire au même moment que le Journal de Daghani, est accablante. Elle est, elle aussi, disponible en fran- çais. Elle permet de dissiper les ombres qui planent sur la mémoire roumaine, qu’alimentent tous les régimes depuis la guerre. Elle n’en confère que plus de force au récit de Daghani. ❚

Œuvres citées

Carp, Matatias, 2009, Cartea neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, édition établie et traduite par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël.

Anthologie, 2008, Poèmes de Czernovitz, traduits et présentés par François Mathieu, Paris, Laurence Teper.

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Arnold Daghani, 2018, La tombe est dans la cerisaie. Journal du camp de Mikhaïlovka, 1942-1943, traduit du roumain et de l’allemand par Philippe Kellmer, Paris, Fario, 234 p.