Un génocide en Birmanie ?

Pierre BayardUniversité Paris 8
Soko PhayUniversité Paris 8
Paru le : 14.11.2018

Sophie Ansel, journaliste, écrivaine et réalisatrice, alerte depuis 2010 la communauté internationale sur le génocide des Rohingyas et les persécutions des minorités birmanes. Après Nous, les Innommables – Un tabou birman (Steinkis, 2012) et la bande dessinée, Lunes birmanes (Delcourt, 2012), elle prête sa plume à nouveau à un Rohingya rescapé, Habiburamahn qui témoigne de son enfance et de sa vie à l’ouest de la Birmanie. Son récit D’abord ils ont effacé notre nom paraît aux éditions de La Martinière.

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Entretien mené par Pierre Bayard et Soko Phay, le 14 février 2018

 

Pouvez-vous évoquer votre parcours personnel et le chemin qui vous a conduite à vous intéresser aux Rohingyas ?

Sophie Ansel : C’est en 2006, au cours d’un voyage en Birmanie, que j’ai été fascinée par l’Arakan, un État situé sur la côte occidentale. En fréquentant une école du centre de Sittwe, je me suis attachée à sa population rakhine, une minorité ethnique bouddhiste. À cette époque, il y avait deux ou trois musulmans qui se tenaient au fond de la classe et étaient rejetés par le reste des étudiants. C’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre que les musulmans, en Arakan, étaient isolés du reste de la population. Je me suis rendue dans les villages rohingyas, mais c’était clairement mal vu des Rakhines. De plus, si les autorités l’apprenaient je risquais d’être expulsée mais je me souciais surtout des conséquences que cela pouvait avoir sur la communauté musulmane. Je sentais aussi de l’anxiété chez ceux qui m’y emmenaient. Je n’y ai donc fait que de brefs passages. À chaque fois, j’ai été choquée de voir les étalages vides dans les marchés, avec simplement quelques légumes vendus à même le sol. Les regards étaient pleins de désarroi et de tristesse. Il était difficile de communiquer avec la population, qui semblait à la fois soucieuse et curieuse de ma présence.

Mes allers-retours vers la Malaisie ont été décisifs, car à l’extérieur du pays les langues se déliaient. Je me suis rapprochée des différentes communautés de réfugiés regroupées à Kuala Lumpur : les Kachin, les Chins, les Karen, les Shan, les Rakhines, les Môns et les Rohingyas. Il m’a fallu du temps pour comprendre les persécutions vécues par l’ensemble des réfugiés, puis la spécifi cité des Rohingyas : leur exclusion par rapport au reste de la population, la propagande haineuse à leur encontre, le racisme des autres ethnies.

 

Ces persécutions ont pris ces derniers mois un tour encore plus  violent, au point de contraindre des centaines de milliers de Rohingyas à l’exil. Comment cet engrenage s’est-il mis en place ?

S. A. : Je pense que le « nettoyage » de l’Arakan était planifié depuis longtemps. La désinformation et la propagande par les médias birmans ont été déterminantes. Pour beaucoup de Birmans, les Rohingyas sont des sous-hommes, des terroristes ou des immigrants illégaux. Dans les trois cas, cela semble justifier que la Birmanie s’en débarrasse et les tueries ne semblent pas soulever l’indignation de la population, bien au contraire. On arrive même à faire croire aux Birmans que les Rohingyas brûlent leurs propres maisons. Les militaires, qui étaient les ennemis du peuple et des moines avant 2010, sont soudain devenus les « sauveurs du peuple et du bouddhisme ». La peur de l’autre et le racisme jouent un rôle fondamental et la propagande utilise l’amalgame entre musulman et terrorisme. En Arakan, en 2006, le professeur que je fréquentais parlait de ses voisins musulmans comme de terroristes, prenant pour exemples les attentats du 11 septembre !

L’armée et les Rakhines extrémistes ont décidé de passer à la vitesse supérieure pour en finir définitivement avec les Rohingyas, avec pour objectif leur disparition totale. La montée du nationalisme et du racisme a permis cette accélération et, malheureusement, les Rohingyas n’ont pas d’amis en Birmanie. Cinquante ans de dictature et de propagande ont fait disparaître l’esprit critique. En 2012,  en Arakan, j’ai vu de jeunes Birmans conduire des camions arborant le drapeau nazi avec le nom d’Hitler.

La Birmanie est un pays très superstitieux. Beaucoup de décisions des généraux sont prises sur cette base. Il n’est pas exclu qu’ils aient lancé les opérations dénommées « nettoyage complet » ou « blanc jasmin » à partir d’indications données par les astrologues, avec cette idée de faire de la Birmanie une terre de « bouddhisme purifié ». Les devins et les astrologues ont une place prépondérante dans les décisions politiques.

Par ailleurs, les massacres de 2012, décrits comme des violences intercommunales, ont permis de légitimer le déplacement de nombreux soldats en Arakan sous prétexte d’assurer la sécurité de cette région isolée par des montagnes. Pendant des années, ils ont également construit des villages de colons en chassant les Rohingyas de chez eux. En accentuant les opérations contre les Rohingyas, en attisant les haines des Rakhines envers eux, ils ont fait d’une pierre deux coups. Ils s’imposent militairement dans l’Arakan au détriment des rebelles rakhines, qui pourront difficilement les faire reculer maintenant qu’ils se sont installés, et ont mis la main sur les terres des Rohingyas après avoir incendié leurs maisons. L’Arakan, traditionnellement séparatiste, se trouve de ce fait colonisé par le pouvoir central qui va pouvoir profiter des ressources énergétiques sur les terres d’où ont été chassés les Rohingyas.

 

Ce à quoi nous assistons est une forme d’épuration ethnique. Peut-on aller jusqu’à parler de génocide ?

S. A. : Il s’agit en effet d’un génocide. On assiste à des déplacements organisés de populations, à l’enfermement dans des camps rappelant les camps de concentration, à une déshumanisation qui conduit à traiter les Rohingyas comme des animaux, le tout sur fond de propagande raciste et de nationalisme. L’ensemble de cette politique constitue bien un projet d’extermination qui rappelle d’autres génocides.

Il est regrettable que le mot – la même erreur a été commise pour le Rwanda – ne soit pas employé car il contraindrait la communauté internationale à agir. Dans le cas des Rohingyas, celle-ci aurait dû réagir plus fermement depuis juin 2012.

Au contraire, les gouvernements ont choisi de lever les boycotts, d’accueillir Aung San Suu Kyi à bras ouverts et de commencer de nouvelles relations diplomatiques et commerciales avec la Birmanie. Tout cela a contribué à étouffer les appels à l’aide des Rohingyas.

 

Les persécutions prennent-elles aussi la forme de “ghettos à ciel ouvert”, comme dans d’autres meurtres de masse ?

S. A. : Pendant des décennies, les Rohingyas ont vécu une forme d’apartheid dans des villages dont ils ne pouvaient pas sortir, faute de disposer des sommes d’argent nécessaires. Ce fut le cas d’Habiburahman qui raconte son expérience dans D’abord ils ont effacé notre nom. Il est chassé de chez lui et en même temps, il n’a pas le droit de quitter son village. À partir de 2012, les villages ont été brûlés et des centaines de milliers de personnes parquées dans des camps similaires à des camps de concentration, où la nourriture et l’aide médicale parviennent difficilement et auxquels les ONG n’ont guère d’accès. Ce sont des enfers à ciel ouvert.

Aujourd’hui, des Rohingyas vivent encore dans des villages qui n’ont pas encore été brûlés. Ils sont terrorisés. Ils sont encerclés de Rakhines. Ils attendent la mort.

 

Le film de Barbet Schroeder a attiré l’attention sur le moine Ashin Wirathu1. Existe-t-il d’autres idéologues qui propagent la haine ?

S. A. : Wirathu a une forte influence en Birmanie. Plutôt que d’enseigner les préceptes de Bouddha, il propage des appels à la haine raciale contre les Rohingyas, qu’il assimile à des animaux et qu’il a même accusés de détruire le bouddhisme.

Wirathu est une figure connue grâce au film de Barbet Schroeder et au Time qui lui a consacré sa couverture. Mais un autre moine est tout aussi redoutable, Sitagu Sayadaw, dont les discours font froid dans le dos. Il est encore plus respecté en Birmanie, notamment par Aung San Suu Kyi. Il a même rencontré Barack Obama. Récemment, il a fait un discours devant les militaires en déclarant qu’il n’était pas condamnable de tuer des milliers de mécréants assimilables à des animaux.

On trouve des idéologues racistes à tous les niveaux de la société, aussi bien chez les politiques que chez les enseignants et les journalistes. Et c’est là la tragédie des Rohingyas. Les médias birmans ont joué un rôle fondamental en 2012 en propageant la haine envers les Rohingyas et en reprenant les déclarations du gouvernement sans aucun esprit critique, au contraire. Il est difficile de trouver en Birmanie des alliés des Rohingyas.

 

Aung San Suu Kyi a parlé en septembre d’un « iceberg de désinformation ». Comment qualifier et expliquer son attitude ?

S. A. : Aung San Suu Kyi est une femme politique qui ambitionne de garder le pouvoir, non une activiste des droits humains. Elle a complètement abandonné les Rohingyas depuis 2012 et n’a jamais manifesté la moindre empathie à leur égard. Elle nie les massacres et les viols, parle de « fake news », ne semble ni s’alarmer de leur exode vers le Bangladesh, ni les considérer comme des citoyens à part entière. Elle est complice de ce génocide par son silence, et sa responsabilité est grande en tant que chef d’État. Elle n’est pas digne de garder son prix Nobel et l’organisation du Prix Nobel de la Paix devrait le lui retirer afin que ce prix garde son sens.

1 Voir Vincent Petitjean, « Le bouddhisme de la haine. Le Vénérable W de Barbet Schroeder », Mémoires en jeu, n° 5, décembre 2017, p. 10-11.

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 6-7