Zébu boy, Aurélie Champagne

Dominique RanaivosonUniversité de Lorraine, Écritures EA 3943
Paru le : 11.03.2020

Zébu boy, Aurélie Champagne

L’insurrection anticoloniale déclenchée le 29 mars 1947 à Madagascar dans la ville de Moramanga et écrasée en seize mois par l’armée française a été éclipsée dans la mémoire française par les autres luttes coloniales, en Indochine au même moment et en Algérie quelques années après. À Madagascar, la trace de cet élan brisé a longtemps été recouverte par un silence prudent, seule garantie d’une vie coloniale normalisée (qui dura jusqu’en 1960) puis d’un consensus politique fragile dans la jeune République née le 26 juin 1960. C’est que, contrairement au discours officiel installé en 1977 par le pouvoir marxiste qui exalte des héros proto-révolutionnaires, les positions des responsables politiques malgaches étaient en 1947 très loin d’être unanimes. Ce fut donc à l’histoire, dans la mesure où les archives s’ouvraient et où les leaders acceptaient de parler (peu le firent), de rendre compte de la complexité des postures et des doubles discours dans les rangs des divers partis, en France comme à Madagascar. 1947 apparaissait toujours comme le point aveugle de la société, la part manquante dans le discours social, tout en continuant à être l’une des sources des clivages politiques. C’est alors que les écrivains s’en sont emparés pour traiter l’événement sous le couvert de la fiction. Tous les genres sont ainsi sollicités pour mettre en lumière des situations ignorées, avancer des interprétations, dévoiler des silences devenus tabous voire dénoncer les uns ou les autres. Citons, à Madagascar, les célèbres romans en malgache Fofombadiko (1954) de E. D. Andriamalala et Mitaraina ny tany (1976) d’Andry Andraina qui furent inscrits aux programmes scolaires, les romans en français Sang pour sang (2003) de Charlotte Rafenomanjato et Zovy (2007) de René Radaody-Ralarosy, en France Villa Vanille (1995) de Patrick Cauvin et les publications du Malgache Raharimanana, Nour, 1947 (2001), Madagascar 1947 (2007), Portraits d’insurgés (avec des photos de Pierrot Men, 2011). Au cinéma, on a vu Tabataba (1989) de Raymond Rajaonarivelo, Madagascar 1947 (2019) de Marie-Clémence Paes et le court métrage Zanaka ainsi parlait Félix (2019) de Nantenaina Lova. Enfin la bande dessinée s’est aussi emparée du sujet avec les deux volumes de Tangalamena (2015 et 2017) de Motus &Tojo.

Zébu boy, le roman historique d’Aurélie Champagne paru en France à l’été 2019 prend donc place dans une longue généalogie. La Franco-malgache, audacieuse et libre, n’a de comptes à régler ni avec les œuvres antérieures ni avec les partis pris idéologiques. Elle livre un roman historique qui répond en tous points à sa définition en ce sens qu’elle y combine une formidable aventure, une fine analyse psychologique et une évocation très documentée de la période.

L’aventure, qui garantit la cohérence à l’action, est celle d’Ambila, un soldat malgache qui rentre de la guerre fin 1946, amer, sans autre richesse que des brodequins qu’il est forcé de rendre et une mystérieuse poignée de dents. Il n’aura qu’un seul objectif, regagner son village des côtes, là où il était le (cow) zébu boy admiré de tous lors des tournois et y reconstituer un troupeau, seul signe de respectabilité. Seulement, ses plans vont se trouver bouleversés quand sa voiture est arrêtée aux alentours de Moramanga le 29 mars 1947. La petite histoire rencontre ce qui n’est pas encore la grande et ce qui n’était qu’un voyage de retour bascule pour devenir une chevauchée haletante. Sans aucune culture politique, l’ancien soldat, pris dans le tourbillon des insurgés, se bat avec ceux qu’il observe avec un certain cynisme sans jamais renoncer à son objectif, acheter des zébus. En fait, il se bat surtout contre ses blessures secrètes qui l’habitent jusqu’à l’obsession. Des allusions récurrentes et le retour de scènes traumatiques jalonnent le texte en formant une sorte de chevauchée parallèle vers une autre libération dont le sens apparaît très progressivement au lecteur grâce aux chapitres où le récit passe de la troisième à la première personne et au discours intérieur rapporté.

La romancière greffe donc une documentation garantie par les remerciements aux historiens et la bibliographie en fin de volume à un récit centré sur l’élucidation d’une situation personnelle complexe par un jeu de constants retours en arrière. La structure narrative principale, linéaire, permet de suivre les insurgés dans la forêt jusqu’à Manakara, là où se déroulèrent effectivement de violentes attaques contre des planteurs français. Les conversations et les retours en arrière sont l’occasion d’évoquer les soldats malgaches faits prisonniers en 1940, l’amitié avec un tirailleur africain, le débarquement britannique de 1942 et les conditions déplorables dans laquelle survit la population malgache au sortir de la guerre.  Les rencontres d’Ambila, toutes placées sous le signe du hasard, permettent à la romancière de faire de ses personnages des types de la société d’alors, tous dépouillés de l’aura des légendes dorées jusqu’à la caricature. Défilent ainsi le sorcier fabriquant d’amulettes, l’instituteur merina (de Tananarive) chétif devenu militant par dépit amoureux, le pasteur alcoolique halluciné haranguant les insurgés mal armés, le planteur français qui a épousé une Malgache, le curé parfaitement malgachophone, les Réunionnais engagés dans les rangs de l’armée répressive, le capitaine français sadique. Les physiques des Malgaches des diverses régions sont aussi schématiques avec la « carrure de côtier » (p. 36) pour Ambila, « un petit mignon de la ville, un intellectuel » (p. 43) pour le Merina qu’il déteste.

De brèves phrases plantent le décor politique, sans date ni parfois de noms comme au début : « La veille encore, les trois députés malgaches du MDRM avaient envoyé un télégramme pour appeler au calme. Tananarive charriait quantité de rumeurs que la moindre broutille menaçait d’embraser. Les sociétés secrètes s’organisaient de longue date, Jina et Panama en tête » (p. 27). On est le 28 mars, Jacques Rabemananjara et le docteur Ravoahangy, inquiets des rumeurs, viennent d’envoyer ce télégramme dont l’interprétation sera au centre des diverses accusations. Les députés seront cités plus loin : « Le député indépendantiste Ravoahangy s’était montré ici [Moramanga] deux jours plus tôt. […] Le député Raseta, disait-on aussi, multipliait les tournées en brousse » (p. 83). Ailleurs, hors de leur influence modérée, ces sociétés secrètes appellent à la violence. C’est le personnage de Raymond le révolté qui incarne cette position : « Raymond, qui avait toujours méprisé les négociations et le pacifisme des députés du MDRM, s’était encarté au Parti nationaliste malgache. Déterminé comme il l’était à prendre les armes, il s’était rapidement imposé comme un cadre local » (p. 69). L’un des chefs de l’insurrection, Victorien Razafindrabe, est cité (p. 212) mais c’est par deux personnages différents, le pasteur (p. 151) et un prisonnier, que la romancière glisse les théories de ce parti clandestin qui avait infiltré l’officiel et modéré MDRM (ce qui n’est pas dit) : « Arman croit le député Raseta quand il dit qu’on est trop nombreux pour perdre l’indépendance. Que le nouvel état malgache ne restera pas longtemps isolé. Qu’il faut tenir trois jours. Que par la suite les Nations unies finiront par reconnaître notre lutte » (p. 217). Côté français, le texte évoque le général Pellet (p. 219), les troupes françaises qui comptent des « Banania » (p. 223) et des Algériens qui joueraient « la solidarité indigène » (p. 220) et les femmes des colons massacrés (p. 221). La cartographie romanesque recoupe celle des faits : Tananarive, Moramanga et son camp, Manakara et ses planteurs de café, la forêt, le train de la Côte Est.

Mais si le cadre et les situations sont exposés, le roman n’a pas la lourdeur des revendications idéologiques. L’histoire reste vue d’en bas, du point de vue de ce héros qui n’en est pas un et autour duquel tout gravite. Il a été vaincu avant les autres, intérieurement, par son drame personnel si bien que les violences dans lesquelles il se trouve emporté lui paraissent d’emblée vaines. Bricolage, désordre, absence de tactique, de chef, de vision politique, de coordination, omniprésence des amulettes et des sorciers font face à une violence officielle exprimée par un champ lexical qui se réfère par le jeu des connotations à l’histoire française : rafles, bottes, Résistance, interrogatoires.

Il ne faut donc pas accorder à cette fiction un rôle documentaire qu’elle ne revendique jamais. Mais pour intéressant et fidèle qu’il soit sur l’essentiel des faits, la valeur et l’originalité de ce roman sont dans la construction, par un jeu de miroirs et d’oppositions, de ce caractère complexe et fragile d’un personnage a priori simpliste. Ce puzzle, ou jeu de pistes, assure une cohérence et une intensité remarquables à ce qui devient non plus une trajectoire collective de guerre mais bien l’analyse de la manière de surmonter les ruptures de l’enfance. L’ancien soldat roublard et soucieux de ses seuls zébus atteint les dimensions d’un héros tragique à la faveur de constants retours en arrière qui dévoilent peu à peu, jusqu’au dénouement, ses mobiles secrets : « et ces fichus souvenirs qui remontaient pour un oui, pour un non » (p. 23) forment le substrat de la tragédie personnelle qui se fond dans la collective.

Enfin, ce roman est proprement cinématographique : le héros ne quitte jamais la scène tandis que les personnages secondaires entrent et sortent au rythme d’une action qui reste tendue jusqu’au final. Le lecteur français passera par-dessus les nombreux mots malgaches car le contexte en éclaire le sens. Il faut que Zébu boy traverse l’insurrection comme il a traversé la guerre ; il faut qu’il survive à ses plaies visibles et invisibles. Il faut traverser de bout en bout ce texte étourdissant.

Aurélie Champagne, Zébu boy, Bordeaux, MTL, 2019, 256 p.