Laura Nattiez, Denis Peschanski & Cécile Hochard
Paris, Odile Jacob, 2020.
« Pourriez-vous me raconter le 13 novembre 2015 ? ». C’est par ces mots que l’équipe du Programme 13-Novembre a initié près de mille entretiens moins d’un an après les faits. Piloté par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache depuis 2016, ce projet mobilise des historiens, sociologues, psychopathologues, neuroscientifiques et psychologues. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’ouvrage 13 novembre. Des témoignages, un récit. Dirigé par Laura Nattiez, Denis Peschanski et Cécile Hochard, il donne la parole aux victimes, témoins, aidants, professionnels et responsables politiques directement affectés par les attentats du 13 novembre 2015. Les témoignages recueillis entre sept et onze mois après les attentats ne constituent que la première étape d’une démarche inédite puisqu’il s’agit d’accueillir la parole des mêmes personnes à quatre reprises en dix ans. La même démarche que celle qui précéda la rédaction de ce récit est donc appelée à se répéter trois ans, six ans et onze ans après les faits. L’ampleur de cette démarche est à la fois rarissime et pourtant presqu’indispensable tant les effets de la violence qui a dévasté Paris en 2015 ne se compteront probablement pas en années, mais en générations.
L’une des questions centrales de l’ouvrage concerne l’articulation entre représentations individuelles et collectives des attentats. Comment des souvenirs aussi traumatiques que ceux des attentats du 13 novembre 2015 évoluent-ils ? Comment façonnent-ils à la fois les mémoires vives et les narrations publiques du passé national ? Pour répondre à ces questions, les auteurs de l’ouvrage font face à une forme de tension : si les membres de l’équipe souhaitent avant tout « traquer la vérité du témoin, et non la Vérité » (p. 13), leur ambition est aussi de reconstituer les événements tels qu’ils se sont passés (p. 10). Deux dimensions s’enchevêtrent donc : d’une part, un travail de mémoire destiné à recueillir la parole des témoins et rendre hommage aux victimes ; d’autre part, un travail d’histoire afin de contrer l’amnésie, de « pallier contre une mémoire qui flanche » (p. 10) et de lutter contre les théories du complot (p. 14).
Sur le plan méthodologique, la démarche se veut ambitieuse puisqu’elle tend vers une « sciences de la mémoire » – ni plus ni moins (p. 290). Les auteurs de l’ouvrage insistent sur la volonté de retranscrire les faits de manière scrupuleuse, avec « la plus grande rigueur possible, sans pathos, ni froideur » (p. 11) sans laisser la moindre place à l’interprétation, ni à la fiction souvent tentante pour romancer la réalité. C’est donc après le croisement minutieux de tous les témoignages recueillis et transcrits qu’un récit commun nous est présenté. Au-delà de la glaçante description des événements qui se sont succédé, ce récit permet d’éclairer nombre de thèmes cruciaux. Ceux-ci peuvent s’articuler autour des principaux protagonistes pris dans la violence de l’événement.
Les victimes tout d’abord. Celles qui se taisent à jamais sont au cœur du propos. Comme le rappelait Victor Hugo, « les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents » (Hugo, p. 65). La plupart des témoignages reviennent sur leurs corps abîmés, déchiquetés, amoncelés. Réduits à l’état d’objets traînant sur le trottoir, ils transforment les rues en morgues. Parmi les victimes, certaines survivent. Marquées au fer rouge par « le sang des autres », elles portent de profondes séquelles physiques et/ou psychologiques. Hantées par des fantômes, leurs sanglots, leur silence, elles ressemblent aux arbres d’une forêt subitement ravagée par les flammes.
Un deuxième type d’acteurs regroupe les tiers, depuis les voisins jusqu’au chef de l’État. Quelle est leur juste place ? Au moment des faits, l’horrible convie “à la posture du spectateur ou du lâche incapable de regarder” (Sontag, p. 50). Entre ces deux extrêmes, toute une panoplie d’attitudes est décrite au fil des pages. Certaines sont héroïques, comme le rappellent ce commissaire décrit de manière unanime comme un modèle de courage ou ce voisin qui ouvre son appartement à tous les rescapés-naufragés qui ont besoin d’une couverture, d’un café, d’un regard de compassion. D’autres tiers saisissent leur téléphone mobile pour prendre des photos et passent. Suscitant la rage des survivants, ils sont comparés à des « charognards » (p. 101, 201). Ces souvenirs sont douloureux, mais ils n’éclipsent pas l’un des aspects les plus cruels de l’expérience relatée par les survivants, à savoir le tri des victimes. Devant la masse de corps à soigner, lesquels privilégier dans l’urgence ?
Après les faits, le rôle du tiers est tout aussi fondamental pour tenter de se relever. À ce sujet, il est frappant que la plupart des familles des victimes pointent le rôle central de l’État dans leur travail de deuil. Ces familles sont non seulement affectées par la brutalité de la séparation, mais aussi par le protocole strict des derniers adieux avec leurs défunts. Certains passages particulièrement émouvants du récit décrivent les quelques minutes dont bénéficiaient les familles pour saluer un enfant, un parent, un partenaire derrière une vitre, sans pouvoir le toucher, ni l’embrasser. Après pareille épreuve, de nombreux proches et survivants soulignent la valeur des cérémonies officielles. Ces temps solennels s’avèrent précieux pour obtenir une forme de reconnaissance, pour partager des émotions envahissantes, pour faire communauté. Il est commun de dénigrer l’impact des discours publics, concurrencés par ceux qui inondent jour et nuit les réseaux sociaux. Force est pourtant de constater que ces discours, prononcés au nom de l’État, contribuent à la mise en place de rituels qui dépassent le domaine strictement politique. Pour une majorité de témoins, sentir que l’État est « présent », au moment même du dénuement, procure un ancrage et un réconfort.
Enfin, un troisième cercle de protagonistes concerne les terroristes. Silencieux dans ce récit, leurs actions ont dévasté la vie de centaines d’individus. Parmi les passages qui décrivent avec minutie leur comportement sur le terrain, signalons la description des processus de décision qui se déroulent en pleine crise. La tension est extrême quand s’opère un semblant de négociation avec certains terroristes. La succession de menaces, hurlements et autres ultimatums n’en finit pas d’angoisser certains otages alors forcés d’observer le piège qui les enserrait.
Au-delà de la richesse et de la variété des regards posés sur l’événement, l’ouvrage permet de réfléchir à certaines questions clefs du domaine désormais bien connu des Memory Studies. Trois d’entre elles méritent d’être mentionnées. La première s’interroge sur la spécificité de la mémoire des attentats par rapport à la mémoire d’autres types de violences politiques. L’ouvrage montre que, comme dans d’autres scenarios tels que celui des guerres civiles, le phénomène des rumeurs s’avère central dès le début des attentats. La sidération, déjà bien analysée dans d’autres travaux (Truc), semble, elle, aussi commune à diverses formes de violence. La question demeure donc ouverte.
Une deuxième interrogation porte sur le processus cognitif de la mémoire des attentats. Comme dans d’autres types de représentations individuelles, les confusions et parfois même les contradictions sont légion. La reconstruction et la simplification d’un récit à la suite de l’apparition de nouveaux témoignages ne sont en rien surprenantes. Par contre, il est frappant de repérer l’importance des odeurs et des bruits dans la grande majorité des témoignages recueillis. Les odeurs de « poudre mêlée au sang » parsèment les chapitres de l’ouvrage. Idem pour le bruit de ce qui apparaît au départ à tous comme des pétards. Puis, à l’inverse du bruit tonitruant, l’absence totale de bruit (« des centaines de personnes, aucun bruit », p. 183), le « silence assourdissant » (p. 185).
Une dernière question transparaît : pourquoi le souvenir des événements devient-il trauma chez certains et pas chez d’autres, pourtant exposés aux mêmes événements ? Cette interrogation force à réfléchir à ce que serait une mémoire « saine » de l’événement traumatique, pour peu qu’une telle perspective puisse être concevable. La question vaut à la fois sur le plan de la mémoire vive et de la mémoire officielle. Elle se révèle d’autant plus cruciale que l’ouvrage se termine en évoquant le suicide de plusieurs survivants, finalement rattrapés par les flammes.
Œuvres citées
Hugo, Victor, 1985, « Actes et paroles. Pendant l’exil » [1865], in : Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont.
Sontag, Susan, 2003, Devant la souffrance des autres, Paris, Christian Bourgeois Éditeur.
Truc, Gérôme, 2016, Sidérations : une sociologie des attentats, Paris, PUF.