Les post-mémoires. Perspectives latinoaméricaines et européennes

Paru le : 17.02.2022

Las postmemorias. Perspectivas latinoamericanas y europeas / Les post-mémoires. Perspectives latinoaméricaines et européennes

Teresa Basile & Cecilia González (dir.)

Bordeaux, Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación, Universidad Nacional de La Plata / Presses universitaires de Bordeaux, Collection de la Maison des Pays Ibériques, Série Amériques, 2021, 637 p.

par Marlène Albert Llorca

La notion de « post-mémoire », qui a donné son titre à cet ouvrage, a été forgée par l’écrivaine et enseignante-chercheuse en littérature Marianne Hirsch pour désigner « la relation que la “génération d’après” entretient avec le trauma culturel, collectif et personnel vécu par ceux qui l’ont précédée »[1]. Née en 1949 d’un couple de Juifs roumains confrontés aux persécutions des nazis, Marianne Hirsch a élaboré la notion de post-mémoire en s’appuyant sur son expérience personnelle et celle, plus largement, des descendants des survivants de la Shoah. L’ouvrage qu’ont dirigé Teresa Basile et Cecilia González met à l’épreuve la fécondité de cette notion en l’appliquant à des pays d’Amérique latine et d’Europe qui ont subi une dictature et / ou un « conflit armé interne » ayant occasionné des violences extrêmes. Les auteur.e.s des 28 contributions qui y sont réunies abordent, pour l’Amérique latine, l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Pérou, l’Amérique centrale ; pour l’Europe, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, les pays de l’Europe de l’Est.

L’ouvrage offre ainsi un vaste panorama des situations auxquelles on peut appliquer la notion de post-mémoire. Plusieurs auteur.e.s, cependant, soulignent qu’ils ont dû la retravailler pour rendre compte des spécificités de leur terrain, en particulier en revenant sur le lien entre « post-mémoire » et « génération d’après ». Les chercheur.e.s qui ont travaillé sur la Shoah avaient déjà noté que les enfants des Juifs internés et massacrés par les nazis n’avaient pas tous eu le même expérience : les uns, nés après la guerre comme Marianne Hirsch, ne sont pas passés par les camps ; les autres, nés avant ou pendant, ont vécu l’internement ou, au moins, ce qui l’a précédé ou accompagné : le ghetto, la nécessité de se cacher, de fuir etc. On constate des écarts comparables dans les expériences de la « génération d’après » en Amérique latine. Dans certains pays d’Amérique centrale, par exemple, la violence politique s’est exercée aussi bien sur des adultes que sur de très jeunes enfants, si bien qu’il est difficile de parler de post-mémoire ou de « littérature des fils » à propos de ces derniers (p. 434-35). En Uruguay, où le pouvoir a infligé à ses opposants de lourdes peines de prison, toujours accompagnées de tortures, les fils et les filles des détenus se souviennent avec horreur des conditions terribles dans lesquelles se déroulaient les visites à leur père, de l’interminable voyage entre le domicile et la prison aux vexations diverses, sexuelles notamment, que leur infligeaient les geôliers : ils témoignent aujourd’hui de ce vécu, qu’on ne peut évidemment qualifier de post-mémoriel (p. 152-163). La « génération d’après » a eu une expérience comparable en Argentine : bon nombre d’enfants ont vu leur père (ou leur mère, mais ce cas semble plus rare) arrêté puis classé comme « disparu », avec les conséquences qui s’ensuivaient pour la famille : attente indéfinie de nouvelles, difficultés financières, stigmatisation (p. 50sq.). Le cas de l’Espagne se situe en quelque sorte à l’opposé de ces situations. Le travail post-mémoriel, en effet, a été effectué ici, non par les enfants des hommes et des femmes qui ont été victimes de la répression du régime franquiste, mais par celle des petits-enfants, les gouvernements de la « transition démocratique » ayant incité les citoyens espagnols à faire silence sur le passé (p. 503-504). Encore faut-il préciser, comme l’a fait Marianne Hirsch, que les acteurs de ce travail de mémoire ne sont pas toujours unis à leurs ascendants par un lien biologique, ce qui l’a amenée à introduire la notion de « mémoire affiliative », reprise par plusieurs contributeur.e.s (p. 419, 504).

Désignant, non des expériences vécues par le sujet qui les raconte mais celles dont il « ne se “souvient” que par le biais d’histoires, d’images et de comportements parmi lesquels [il] a grandi », la post-mémoire (re)construit le passé à partir de photographies, objets, récits des ascendants et / ou interprétations de leurs comportements – leurs cauchemars par exemple – voire en utilisant les travaux des historiens sur le contexte social et politique de l’histoire familiale. Le sujet tente de retrouver ce passé parce qu’il pèse sur lui, en particulier lorsqu’il n’a pas été verbalisé par ses parents ou a été volontairement occulté par eux (p. 437-38). Aussi l’expérience du sujet est-elle en partie reconstruite, comme le soulignait encore Marianne Hirsch, moyennant des « projections, des créations et des investissements imaginatifs ».

Ces élaborations semblent avoir une valeur de vérité moindre que celle du témoignage, celui-ci émanant, par définition, de personnes ayant elles-mêmes assisté aux événements qu’elles racontent. Les éditrices ont choisi, pourtant, d’inclure dans l’ouvrage à la fois des études sur les récits littéraires ou cinématographiques post-mémoriels et des contributions faisant état de témoignages recueillis par les Commissions de la Vérité ou les ONG de défense des droits humains, pour l’Argentine et le Brésil en particulier. Ce choix tient d’abord au fait que « la génération d’après », comme nous l’avons dit, a parfois été touchée directement par la violence politique et peut donc témoigner de ce vécu. Il s’explique aussi par la conviction qu’on ne peut opposer les récits post-mémoriels et les témoignages quant à leur valeur de vérité, un témoignage ayant toujours un aspect subjectif. L’introduction de l’ouvrage donne une autre justification du choix effectué : l’idée que les institutions mémorielles ont ouvert non seulement l’espace de la « justice transitionnelle », mais aussi un « champ culturel » formé par l’ensemble des manifestations artistiques et politiques mémorielles ou post-mémorielles (p. 36-38). Ce champ a une dimension transnationale et plusieurs auteur.e.s le montrent en relevant les jeux d’influences et d’échos entre les productions des pays étudiés.

Tout aussi intéressante, l’idée que les récits littéraires ou cinématographiques de la post-mémoire se situent, comme les enquêtes policières ou historiques, dans ce que l’historien Carlo Ginzburg a appelé le « paradigme indiciaire » (p. 610). Constatant qu’il ou elle ignore tout ou partie de l’activité politique d’un.e ascendant.e pendant la période de violence qui a affecté son pays, l’auteur.e du récit cherche à savoir ce qui s’est passé en s’appuyant sur les indices matériels disponibles (photographies, lettres, objets etc.) et aussi, parfois, en sollicitant les témoignages des proches. La frontière entre écriture littéraire et écriture de l’histoire devient dès lors très poreuse (p. 318), d’autant que les écrivain.e.s n’hésitent pas insérer dans leur ouvrage certains des documents qu’ils ont recueillis (photographies, archives écrites, etc.). Aussi leurs productions relèvent-elles de « genres hybrides » où la littérature flirte avec l’écriture des blogs, l’autobiographie avec l’autofiction ou, à l’inverse, avec l’autoethnographie ; où le documentaire devient « subjectif » ou « expérimental » ; où se mêlent, dans les performances appelées escraches, création artistique et action politique.

Signalons enfin, pour ce qui concerne cette fois la façon dont les ascendants sont évoqués dans les récits post-mémoriels, que leurs auteur.e.s ne les identifient plus seulement comme héros ou victimes. En Argentine, au Chili, en Amérique centrale, certains auteur.e.s décrivent avec ironie le militantisme de leurs parents, les dénoncent lorsqu’ils ont participé activement à la répression ou s’interrogent sur la possibilité de justifier d’un point de vue éthique les actions des opposants à la dictature, au Pérou en particulier

La plupart des contributeur.e.s de l’ouvrage travaille sur la littérature ou le cinéma (bien qu’aucune notice ne le précise, ce qui est regrettable) et l’on comprend donc que cette publication, préparée en amont par plusieurs rencontres, laisse une large place à la réflexion sur les spécificités formelles des œuvres produites et les inflexions qu’elles apportent à la littérature contemporaine. Cette réflexion intéressera sans doute les chercheur.e.s qui travaillent dans ce domaine. Les chercheur.e.s en sciences sociales y trouveront aussi matière à penser.

Marlène Albert Llorca

Université Jean Jaurès, Toulouse Centre d’Anthropologie Sociale-LISST

[1] Toutes les citations de Marianne Hirsch que je donne sont extraites de l’article : « Postmémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 118 | 2014, en ligne. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/1274.