Archive(s), mémoire, art. Éléments pour une archivistique critique

Paul Bernard-NouraudEHESS, Paris I Panthéon-Sorbonne
Paru le : 27.07.2021

Anne Klein

Laval, Presses de l’Université de Laval, 2019, 252 p.

Pour qui n’est pas familier de l’histoire de l’archivistique, la première des trois parties de l’essai d’Anne Klein offre une synthèse bienvenue, et sans doute indispensable aux étudiants qui s’orienteraient dans cette voie. Elle y pose en outre un certain nombre de jalons qui trouvent dans les deux sections suivantes, « Propositions : théorie de l’histoire, art et archives » et « Des archives à l’archive : matérialisme historique et exploitation artistique », des développements théoriques susceptibles d’intéresser cette fois bien au-delà des cercles de sa discipline.

Le déplacement des archives de leurs lieux de conservation traditionnels vers les théories historiques et les pratiques artistiques a en effet donné aux enjeux qu’elles contenaient le tour critique qu’on leur connaît aujourd’hui. Entamé au siècle dernier, Klein rappelle que ce tournant trouve ses ferments dans la Révolution française, lorsque la destination des archives fut élargie à l’ensemble des citoyens, dotant celles-ci d’une fonction pédagogique et accordant à ceux-là un nouveau droit de regard sur elles.

La question de leur nature est donc historiquement indissociable de celle de la reconnaissance de leur valeur réelle ou potentielle, de sorte, écrit Klein, que « les archives se distinguent des autres matériels documentaires avant tout par le processus qui les génère » (p. 57-58). Parallèlement à la procédure d’archivage, et comme impliqué en elle, coexiste un processus d’archivalisation, suivant le néologisme d’Eric Ketelaar qui le définit comme « le choix conscient ou inconscient (déterminé par des facteurs sociaux et culturels) de considérer que quelque chose mérite d’être archivé » (cité p. 84). Le cas que mentionne Klein du système archivistique sud-africain au temps de l’Apartheid, dont les non-blancs étaient exclus, fournit un exemple de l’intrication de ces deux modalités et de leur efficace politique qui, pour caricatural qu’il soit, n’en reste pas moins d’une effrayante clarté.

Cela dit, des trois aspects inhérents aux archives qu’identifie l’autrice dans son introduction, leur nature, leur valeur et leur temporalité, c’est cette dernière qui, paradoxalement, recèle la plus grande charge problématique. L’archive est d’évidence un document du passé, sa provenance est en ce sens historique, mais sa conservation et son usage sont affaires d’un présent qui présage au futur de leur importance à venir. Dans la mesure où il s’agit d’« un objet ouvert à une infinité d’interprétations et appropriations » et « en raison de ce caractère indéterminé », soutient Anne Klein, « les archives constituent une anticipation sur l’avenir plutôt qu’un résidu du passé. » (p. 110) Suivant les thèses de Walter Benjamin sur ce sujet, elle montre que le noeud problématique est bien lié à la simultanéité des temps qu’elle produit car, « en devenant “élément de la duréeˮ, l’archive offre une possibilité temporelle nouvelle : être en même temps passé, présent et avenir. » (p. 126)

Dès Benjamin, donc, puis chez Michel Foucault et Jacques Derrida, la remise en cause de la naturalité ou de la neutralité des archives, et par conséquent de l’autorité qu’elles exercent sur la perception du passé et l’écriture de l’histoire, s’inscrit dans le cadre plus large de la critique de la culture. Celle des cultures mémorielles lui est indubitablement redevable, mais, au cours des dernières décennies, elle lui a donné une inflexion qui situe l’examen à un niveau moins thématique. La recherche d’une mémoire juste motivant le travail historiographique lui-même a en effet conduit nombre d’historiens, ainsi que des écrivains et des artistes, à porter une attention nouvelle à ce qui échappe à la sélection archivale à l’intérieur même des documents qu’elle a préalablement choisis.

Bien qu’une archive puisse être conservée pour une raison précise, son contenu tient en réserve toute une série d’éléments que les informations qu’elle fournit ne subsument pas complètement. Ces indices formels (par exemple : le type d’écriture employé, les coquilles ou les approximations d’un texte…) ou matériels (la nature du support utilisé, son degré d’usure, ses éventuelles lacunes…) peuvent même contredire l’enjeu de la sélection préalable et trahir une autre histoire que celle qu’un chercheur pensait écrire en se fondant sur ce même document. Certes, ces menus écarts ne peuvent être élevés au rang de contenu principal, sauf à contredire leur signification et leur temporalité même, mais les maintenir à l’écart, précisément, du travail historiographique d’interprétation des archives serait également préjudiciable à l’écriture qui en découle, ne serait-ce que parce qu’elle entretiendrait l’illusion d’une succession de faits conçue comme une ligne claire préexistante qui n’attendait que d’être mise à jour par un archéologue de papiers.

Puisque l’archivalisation ne peut qu’être encadrée, élargie ou restreinte, mais qu’elle est dans tous les cas inévitable parce que nécessaire, c’est à l’historien qu’il revient de discerner ce que l’objet dit sans le dire explicitement d’une époque, d’une mémoire, d’un oubli. Et quelquefois il arrive que, négligeant cette dimension de son activité, il la redécouvre à travers l’interprétation décalée, désorientée, contre-intuitive qu’en peut faire un artiste, libre qu’il est de ne pas suivre les mêmes règles qu’un universitaire. Si l’archive est pour l’historien comme pour l’artiste un matériau, il n’est guère étonnant que ce dernier se montre davantage sensible à sa matérialité, justement, et qu’il en déduise un certain nombre d’informations distinctes des données immédiatement lisibles.

Anne Klein insiste en ce sens sur le fait que « cette mise en lumière d’une absence et d’un manque constitutifs est certainement l’apport majeur du champ artistique au regard des archives. » (p. 158) Apport qui se traduit par la mise en évidence du « rapport physique que tout utilisateur entretient, d’une manière ou d’une autre, avec les documents » ; rapport que la rigueur scientifique tend spontanément à éliminer de son interprétation. L’autrice avance au contraire que cette matérialité est « elle-même signifiante tant au travers du support que de la mise en forme ou des imperfections de l’objet » (p. 165), et qu’elle « peut donc faire sens dans l’intersection de son contenu et de son existence sensible. » (p. 167)

Ce faisant, Klein dit l’essentiel, mais ce n’est encore qu’une prémisse dont elle esquisse les conséquences dans sa troisième partie où elle montre que non seulement la matérialité des archives déclenche une émotion que l’artiste exploite avec moins de prévention que l’historien, mais qu’en outre elle « devient, dans cette perspective, ce qui permet d’accéder au passé. » (p. 206) Si cependant l’autrice ne prolonge pas autant son interprétation depuis le champ artistique que le laissaient augurer ses analyses précédentes, c’est sans doute parce que l’archivistique reste malgré tout son principal point de mire et le progrès de sa discipline l’horizon de son projet.

Lorsqu’elle écrit par exemple que « les artistes nous aident à comprendre en quoi les archives, pour être des objets du passé porteurs d’un Autrefois dont nous n’avons pas encore conscience, ont une actualité toujours plus grande dans le Maintenant de leur lisibilité », elle pointe l’enjeu central de ses hypothèses : le « potentiel anachronique » (p. 219) des archives. Mais elle maintient sa réflexion dans un registre, au moins rhétoriquement, où l’art tient vis-à-vis de la science le rôle d’adjuvant. La ligne de basse qui traverse ses Éléments pour une archivistique critique est pourtant moins programmatique que ne le laissent entendre ces considérations, et elle s’avère en définitive quasiment inverse. Klein démontre en effet que les œuvres d’art qui reprennent à leur compte les archives portent une forme d’inquiétude au cœur  même de la discipline qui a pour fonction de les classer et de les conserver, et cela pour la simple raison qu’elles lui rappellent ses oublis. ❚