Ann Laura Stoler
traduit de l’anglais par Christophe Jacquet et Joséphine Gross
Paris, EHESS Éditions, coll. « En temps & lieux », 2019 [2009], 391 p.
Le goût de l’archive qu’entretient Ann Laura Stoler est aussi sûr que celui de sa préfacière en français, Arlette Farge, et tout aussi compréhensif. Si Au cœur de l’archive coloniale pose un certain nombre de questions de méthode, comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage paru dix ans avant sa traduction française, c’est que son autrice entrevoit « un nouveau tournant méthodologique envisageant le traitement des archives comme un exercice ethnographique plutôt que comme un simple exercice extractif. » (p. 81) Stoler regarde en effet les archives produites aux Indes néerlandaises pendant un siècle (de 1830 à 1930) non comme un matériau brut où puiser les preuves de l’exploitation coloniale, mais comme une trame, analogue en cela aux documents qu’elle étudie, une trame dont le « filigrane constitue la trace d’une histoire qui ne peut être ni raturée, ni supprimée sans que cela ne détruise le papier » (p. 30), ou comparable à une peau qu’elle n’entend pas soulever pour y découvrir la Chair de l’empire, comme dans son premier ouvrage traduit en français en 2013, mais simplement ausculter afin d’en prendre le « pouls » (p. 66).
Le goût de Stoler pour les métaphores pourrait bien exercer sur ses lecteurs certaine séduction interprétative, comme lorsque le titre de son chapitre 3 les invite à connaître « les habitudes d’un cœur colonial », au risque qu’à trop incarner l’archive on néglige le système dans lequel elle prend place. C’est pourtant afin d’en pénétrer la complexité que l’historienne se penche sur sa complexion, si l’on peut dire, et qu’elle peut y mesurer « l’écart entre les règles et les pratiques, entre les mandats de l’État et les stratégies par lesquelles les gens y répondaient, entre les règles normatives et la manière dont ceux-ci vivaient réellement leur vie. » (p. 63) Là se manifestent à ses yeux « des mouvements inquiets dans un champ de forces » ; là surgissent « des espaces dans lesquels les sentiments et l’affectif traversent l’apparente abstraction des rationalités politiques. » (ibid.).
Ces dernières demeurent trop souvent surestimées, juge Stoler, pour qui « le panoptique » est l’exemple-type d’« un concept fragile » lorsqu’on le confronte à des « vues d’ensemble de l’administration [qui] sont moins l’indice d’un savoir exhaustif que de formes stéréotypées de maîtrise supposée. » (p. 51) Plus largement, les études coloniales pâtissent, selon elle, « d’un surinvestissement du vocabulaire de Foucault » (p. 76), au point que des notions telles que celles d’épistémè et de régime de vérité finissent par occulter les processus conflictuels, concurrentiels ou simplement coïncidents au travers desquels savoir et pouvoir s’élaborent mutuellement, sans nécessairement que l’on puisse tracer entre eux un signe d’égalité, ni accepter sans nuance « l’idée que les États coloniaux ont toujours cherché à accroître l’un et l’autre. » (p. 85)
Stoler propose en ce sens d’emprunter une voie qu’elle considère plus stimulante, parallèle à celle de « l’approche critique des archives coloniales », caractérisée par « l’idée permanente d’une lecture ‟à contre-courantˮ [against the grain], une ‟histoire à reboursˮ de l’histoire impériale » (p. 80). Une voie consistant au contraire à « lire l’archive dans le droit fil [along the grain] », et permettant de ce fait de tirer « notre sensibilité moins vers la texture homogène de l’archive que vers son relief, vers la surface rugueuse qui nuance sa couleur et modèle sa forme. » (p. 89) En renonçant à envisager « l’affectif comme un écran de fumée du pouvoir » (p. 98), Stoler ne cherche pas à diminuer la réalité du pouvoir en question, ou à mettre en doute son étendue réelle, mais à définir selon quels moyens et par quels biais il s’étend effectivement, et comment un tel pouvoir se pratique concrètement en situation coloniale, par qui et à destination de qui.
C’est en effet à ce niveau que la crainte de voir l’énonciation des principes méthodologiques déborder l’analyse historique proprement dite se dissipe quelque peu. Car si le rêve des autorités coloniales de soumettre les Indes néerlandaises à un contrôle total n’est pas devenu réalité, il y a en revanche laissé suffisamment d’éclats pour qu’Ann Laura Stoler soit en mesure de décrire avec minutie les ressorts d’une domination de longue durée, faite de coercition, d’exploitation, de violence, et d’une inquiétude confinant à l’angoisse pure et simple.
Paradoxalement, celle-ci n’était pas motivée prioritairement par la présence des colonisés eux-mêmes, mais par leur mélange avec les colonisateurs et l’existence d’un nombre d’enfants métis jugé toujours trop important. L’administration peine même à nommer ces « Inlandsche kinderen », ou « enfants autochtones », qui « perturbaient les statistiques de l’État colonial et échappaient largement au comptage », alors même qu’« ils étaient omniprésents dans les archives de l’État » (p. 153), relève Stoler. La difficulté que posent alors ces enfants pour la plupart rapidement orphelins de père (néerlandais) est d’ordre classificatoire, et elle infiltre pour cette raison tout l’ordre socio-racial de la colonie en menaçant de le craqueler. Afin de résoudre cette question de « savoir si la race avait vraiment à voir avec un type de personnes ou si elle était l’indice d’un état particulier dans lequel on pouvait tomber » (p. 192), des recensements furent menés, assortis d’enquêtes dont l’immixtion dans l’intimité des familles suscita sur place de vives oppositions.
S’appuyant sur d’innombrables cas, Stoler démontre en effet « à quel point le mépris de classe influençait et déformait les récits raciaux » (p. 213), et combien « la pauvreté et l’examen de la vie privée des pauvres devaient permettre de définir la place de ces derniers dans la politique de la race. » (p. 219) Non que le racisme fût un instrument politiquement inefficace, mais il demeurait socialement insuffisant dès lors qu’une partie des habitants des colonies pouvaient « passer » (passing) d’une « race » à l’autre, et provoquer une forme de « tromperie raciale » (rassenwaan) ; expression inconnue des dictionnaires néerlandais mais dont Stoler suit la trace une vingtaine d’années durant au début du siècle dernier, signe que les peurs s’exacerbèrent avant de trouver d’autres mots (p. 238).
Le septième et dernier chapitre d’Au cœur de l’archive coloniale se veut, quant à lui, « une réaction aux intériorités plates communément attribuées aux individus pour lesquels nous n’avons pas de sympathie, politique ou autre. » L’autrice y « récuse l’affirmation suffisante selon laquelle les sensibilités coloniales seraient une évidence et que l’on pourrait sans tarder se pencher sur les complexités et les dispositions subtiles et confuses de notre présent colonial. » (p. 304) En une quarantaine de pages rédigées à partir des archives officielles et privées de Frans Carl Valck, Stoler s’attarde sur la trajectoire de ce fonctionnaire colonial de moyenne envergure, brimé pour avoir alerté sa hiérarchie sur les crimes perpétrés de longue date par les colons de sa juridiction contre leurs employés autochtones ou coolies.
On pouvait se demander, au tout début du prologue de ce livre, à qui étaient destinés « les artefacts d’un travail bureaucratique dûment exécuté et les artifices d’un État colonial affichant un fonctionnement efficace » (p. 23), ou plus exactement qui en était véritablement dupe ? L’autrice y répond en partie avec ce Valck en lequel elle reconnaît, d’après Mikhaïl Bakhtine, le type d’homme qui « ne coïncide jamais avec lui-même » (p. 326), et vit dans ce que Georg Simmel nomme un « mensonge vital » (Lebenslüge, p. 328). Ces références provenant de contextes quelque peu distincts de celui qu’étudie Stoler visent à prémunir l’analyse d’une réponse trop caricaturale à la question posée par elle quelques pages plus tôt : « Comment savoir quand l’accablement et l’altération des intériorités sont la conséquence politique d’une condition coloniale ? » (p. 322)
Sans contester la pertinence de telles associations, on ne peut toutefois s’empêcher de constater que, délibérément ou non, cette précaution a pour incidence de dissocier Valck de la situation immédiate dans laquelle il se trouvait, et de la position qu’il y occupait. Si l’on ne saurait évidemment reprocher à Stoler d’avoir abordé ces archives avec un soin extrême, d’avoir évité à tout prix de les faire parler avant de leur donner la parole, et d’en avoir patiemment soupesé la teneur humaine, on ne peut pour autant manquer, en refermant son livre, de s’interroger sur la place qu’occupaient concrètement les Indonésiens eux-mêmes au sein des lieux de production du discours colonial, et d’en conclure que ces derniers causèrent manifestement moins de souci que les métis parmi les fonctionnaires et les colons. Comme si, en suivant jusqu’au bout le fil des archives coloniales, on se rendait finalement compte qu’elles demeurent sur ce sujet sans état d’âme.